Chapitre 45

     Elle se contenta de me fixer droit dans les yeux, comme pétrifiée par un coup de vent ensorcelé. Aucun mot, aucun mouvement ne s'exhala de son être, pas même un battement de cil. Ou, peut-être, la coloration verdâtre que prit soudain son teint.

     Il y avait fort à parier que n'importe qui se serait exclamé, dans cette situation : « c'est une blague ? » parce qu'une information comme celle-ci ne pouvait pas être vraie, cela n'arrivait qu'aux autres, aux plus naïfs, aux plus aveugles, pas à Ivanie qui était tout sauf une imbécile. Mais elle ne le fit pas, elle ne dit rien pendant un temps et je fus stupéfié de la vitesse à laquelle elle me crut.

     Ses larmes coulaient déjà, silencieuses. Elles affluaient sur ses joues pour disparaître sous sa mâchoire, et puis, à l'issue de ce qui me parut un interminable moment, elle ouvrit enfin la bouche :

— J'ai bien entendu ce que tu viens de dire ?

— Oui, malheureusement. Je suis désolé, j'aurais dû te le dire avant, mais j'ai mis du temps à...

— Ferme ta gueule.

     Là-dessus, elle se leva, et tout en éclatant en sanglots, ramassa ses chaussettes qu'elle peina à enfiler. Cette image d'Ivanie, qui voulait me fuir à tout prix, mais qui était freinée par un simple tissu adhérant à sa peau à l'évidence devenu moite, rendit la chose plus insupportable encore, et à cet instant même, je ne pouvais que me haïr.

— Ivanie, je suis désolé, vraiment, enchéris-je, m'approchant d'elle.

— Eloigne-toi ! rugit-elle.

Elle attrapa la poignée de la porte et se retourna.

— Et dire que je m'en doutais, la dernière fois... Mais que tu as préféré me mentir.

— Ivanie, je suis désol...

— Tais-toi !

— Laisse-moi juste t'expliq...

— Tais-toi, je t'ai dit !

     Je m'exécutai.

     Elle me fusilla du regard, et semblait prête à me sauter dessus à la première seconde.  Peut-être pour me frapper. Ou... m'étrangler. Mais, finalement, elle se contenta d'ouvrir la porte.

— Amuse toi bien a...avec ta n...nouvelle copine, balbutia-t-elle d'une voix étranglée.

— Ivanie...

     Elle disparut dans le couloir après avoir claqué la porte, si fort que l'emploi du temps accroché au-dessus de mon bureau se détacha. Elle ne resta pas longtemps fermée puisque Maman apparut peu de temps après, le regard plein d'interrogation.

— Gabriel, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— On s'est quittés.

— Oh... Mais... Bon... Ce ne sont pas mes oignons, je suppose.

     Elle disparut à son tour aussi vite qu'elle était entrée. Pourtant, cette fois, je n'aurais pas été contre le fait qu'elle reste un peu plus longtemps.

***

     Je me trouvais là, au pied de son immeuble. Qu'attendais-je de lui ? Qu'il me console ? Qu'il me change les idées ? Ou juste... Le voir. Oui, c'était cela. Le voir. Et, lorsqu'il m'ouvrit la porte, il était vrai qu'une partie de moi allait déjà mieux.

     Il me questionna sur la raison de ma venue improvisée et je prétextai un simple désir de passer du temps avec lui. Ce qui n'était pas totalement faux, par ailleurs. J'occultai simplement l'évènement qui avait eu lieu à peine une heure plus tôt.

     Pour être honnête, j'avais pensé à Victor, au préalable. Mais, je n'étais pas convaincu que m'enfumer le cerveau aurait été la solution. Peut-être par crainte que... Que toute la peine contenue ne se déverse, et pas de la façon souhaitée ? Quoi qu'il en soit, face à sa mine radieuse, je fus désormais certain d'avoir faire le bon choix, et il ne parut pas contrarié outre mesure de cette visite.

— Calcule pas mon père qui dort sur le canapé, me prévint-il d'un ton amusé après qu'il m'eut prié de rentrer.

Je constatai en effet Michel endormi, les bras croisés contre son torse et le menton en avant.

— Tel père tel fils à ce que je vois... plaisantai-je.

      Il pouffa tout en mettant son index devant la bouche et me fit signe de le suivre jusqu'à sa chambre.

     Nous étions dimanche, et j'étais bien intrigué par ce qu'il avait fait de son après-midi.

— Et ta mère ? Et Natty ?

— Ils sont chez une amie à elle.

— Ah, OK !

     Jusqu'à présent, j'étais plutôt content, avec cette impression de faire bonne figure. Toutefois, me retrouver seul avec lui fut à double tranchant. Au fond, il s'agissait de ce que je souhaitais, et ce pour quoi j'étais venu. Malheureusement, mon cerveau interpréta cela comme un feu vert à abdiquer ses défenses.

      Parce que, soudain, j'eus chaud au visage et froid le long du dos. Mon cœur se mit à battre très vite, sans parler de ce nœud douloureux dans la gorge qui écrasa ma trachée.

      Par crainte de tomber, je m'assis sur son lit, fixant mes pieds, les paumes sur mes joues. J'ignorais si la chaleur que j'éprouvais se traduisait par une teinte écarlate, cependant, dans le doute, si je pouvais les camoufler le temps que mon corps ne consente à s'apaiser...

— Tu as fait les devoirs ? fit la voix d'Ezra.

— Non.

— Tu les veux ? Je te passe mes cahiers et tu me les rends demain matin ?

— Euh... Si ça ne te dérange pas...

Pourquoi ne s'asseyait-il pas auprès de moi ? Plutôt que de rester planté debout.

— Pourquoi ça me dérangerait ?

— Je...

      Il me libéra d'un poids non négligeable, mais cela ne contribua pas à adoucir toutes les sensations désagréables qui m'assiégeaient. Était-ce donc cela, l'effet d'une rupture douloureuse ? Ou... La culpabilité, plutôt. Je l'avais blessée. Et, tout cela, peut-être pour... Rien. Si seulement Ivanie m'avait laissé la possibilité, j'aurais pu la consoler, en lui jurant qu'il n'y avait pas d'autre relation pour autant, qu'elle n'était pas remplacée. Mais, comment avait-elle pu penser autrement, sachant ce que je lui avais dit ?

     « J'aime quelqu'un d'autre. »

     Elle résonnait de façon si agressive, cette phrase. Était-ce le « d'autre » qui était de trop ? Aurais-je dû me contenter de dire « j'aime quelqu'un » ?

      « J'aime quelqu'un. »

     De là, elle aurait répondu : « qui ? »

— Gabriel.

     Je sursautai tant je ne m'attendais pas à le voir accroupi à ma hauteur, les mains sur mes genoux. Pourquoi ne l'avais-je pas senti les poser ?

— Oui ?

— Tu vas bien ?

— Oui.

— Tu veux manger ? J'ai des fruits.

     Pour toute réponse, je secouai la tête, frottant mes yeux qui me piquaient affreusement.

— Jouer à la Play ?

     Cela me parlait davantage.

— Oui, pourquoi pas.

— Good.

     Ses paumes chaudes quittèrent mes genoux, à mon grand désarroi. À mon trop grand désarroi. Pourquoi fallait-il que nous ne nous touchions jamais beaucoup ? J'en avais tant besoin...

     Je me levai à mon tour, profitant qu'il ne s'était toujours pas accroupi devant la Play pour me retrouver à sa hauteur et lui attrapai le bras.

     Il pivota, intrigué.

— T'es sûr que ça va ? s'enquit-il, tout en lançant un regard furtif à ma main qui le retenait toujours.

— Oui... C'est juste que...

Il me fixa attentivement.

 Juste que... ? murmura-t-il.

— Que... que je suis... triste. Je crois.

     À cet instant, je le bénissais de s'abstenir de toute expression de pitié qui aurait majoré mon embarras. Il était déjà suffisamment élevé pour que j'aie envie de fuir, sans nier l'envie de rester, aussi.

     Il me scrutait encore, de cette même manière impassible. Combien de temps s'était-il écoulé ? Trente secondes ?

     À supposer que cela soit le cas, ce fut ce qu'il lui fallut pour finalement prendre la parole.

— Pourquoi ?

    Parce que. J'ai fait pleurer quelqu'un. Je suis sûr que tu me jugerais sévèrement. Dans ta tête, bien sûr. Tu te dirais que je n'ai pas employé les bons mots, que j'ai manqué de tact... Et, surtout, que je n'aurais pas dû attendre si longtemps. Ensuite, peut-être que tu me demanderais qui est cette fameuse personne pour qui je l'ai quittée... Sans te douter une seconde que ça puisse être toi. Et moi, j'aurais trop peur de te l'avouer. Alors, on en resterait là.

     J'aurais tout perdu.

     Soudain, j'expérimentais la sensation d'une couverture chauffante contre mon dos. Il me fallut quelques secondes afin de comprendre qu'il m'enlaçait, sa main droite contre mon omoplate, ses cheveux me caressant l'oreille... Comment ne pas ressentir le besoin de fermer les yeux ?

     Je m'endormirais, là, sur son épaule, si je m'écoutais...

— Comment on sait si on fait le bon choix ? glissai-je à son oreille.

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