Chapitre 40

     Sans que je demande quoi que ce soit, Ezra attrapa mon assiette, et de la même façon qu'il l'aurait fait pour un brunch, me servit un peu de toutes les différentes salades qui étaient exposées sur la table, que ce soit celle à base de chou rouge ou encore celle à base de persil, d'oignons rouges, de concombres et de tomates.     

     Après m'avoir rendu une assiette pleine à craquer, il me tendit un autre morceau de brioche.

— Ça, c'est de la 'hallah*. Trempe-là dedans, c'est du houmous, c'est bon !

     Malgré la simplicité visuelle du plat, un goût agréable naquit dans ma bouche, et cette expérience friande se reproduisit pour chaque salade présente dans mon assiette. Quant à la brioche, elle ne l'était que d'apparence, puisqu'il s'agissait d'un pain.

     Il s'ensuivit le plat principal qu'Ezra ne mangea pas, des boulettes de viande accompagnées de petits pois, d'artichauts et de céleri, agrémentées d'autres condiments dont je peinais, là encore, à distinguer la nature tant il y avait de saveurs entremêlées. Parce que le repas était bon, mais surtout copieux – très copieux –, mon soulagement fut de taille lorsque je compris que le dessert n'était autre que des fruits.

     Je profitai que la discussion s'engage sur leur troisième fils, Lior, afin de timidement sortir de mon silence en m'adressant à Suzanne.

— Votre fils Lior, c'est celui qui va se marier ?

— Oui, c'est exact.

 Je ne suis jamais allé à un mariage. Ça doit être cool.

 Ah bon ? s'indigna Michel, jamais, jamais ?

 Non, jamais.

 Tu aimerais y aller à celui de Lior ? demanda Suzanne.

     La question me gêna tant que j'eus presque le réflexe de répondre par la négation, avant de mesurer ô combien cela pouvait être impoli. Alors, j'acquiesçai discrètement, lorsque soudain, quelqu'un toqua à la porte. Après s'être essuyée à la hâte avec sa serviette, Suzanne se leva précipitamment afin d'ouvrir.

— Oh mon Dieu, Monique, je ne savais pas que tu venais ! Entre donc, adjura Suzanne. Non, mais non, tu ne nous déranges pas !

    À la seconde d'après, apparue une petite dame d'une soixantaine d'années. Pendant que cette dernière se débarrassait de son manteau et de son sac, Michel se dépêcha de ramener une assiette supplémentaire.

— Bonsoir, mon petit Ezra ! lança la dame en offrant à ce dernier un baiser bruyant sur la joue.

— Bonsoir, Monique. Je te présente Gabriel, un copain à moi.

     J'eus le droit, moi aussi, à un baiser sur la joue. Piquant. Si familier. Instinctivement, mes doigts se resserrèrent sur ma chaine.

     De ce que je compris, Monique était une voisine veuve dont les trois enfants vivaient à l'étranger, et qui, pour ne pas subir trop de solitude, était souvent conviée par les parents d'Ezra pour le shabbat. Ce fut du moins ce que m'expliqua Michel, avant qu'ils se mirent tous trois à parler, parler, parler, sans jamais s'interrompre.

     Les discussions s'articulèrent autour des enfants, des petits-enfants, de leur travail respectif, et je me surpris moi-même à écouter avec attention l'intégralité de leur dialogue, même lorsque le sujet dévia sur une recette de baba au rhum absolument divine selon Monique.

     Finalement, il n'y avait rien d'autre à faire, Ezra parlait peu. Il semblait préférer, comme moi, suivre les discussions énergiques, se contenter d'intervenir de temps à autre ; de rire, parfois, et d'appeler Natty lorsque ce dernier s'échappait. Il fallait le dire, j'étais bien, là. Et, si l'accueil dont j'avais bénéficié n'avait pas été à la hauteur de mes attentes, la tournure qu'adoptait la soirée se voulait au-delà de celles-ci. Elle se révélait être un moment si délectable, si tendre, que même mes rêveries du soir n'auraient pu me garantir un tel sentiment de béatitude.

     À vrai dire, je me projetai dans la peau d'un garçon attablé avec ses parents, son frère, sa grand-mère et... son... son ami. Parce que, voilà quelque chose que je n'avais presque jamais expérimenté : un repas de famille, au point où j'enviais ceux détenant le privilège de le vivre.
     Par ailleurs, je n'en aurais voulu à personne de trouver cette représentation étrange, car sans doute l'était-elle, mais cela m'importait peu. Cette éventualité ne m'empêcha pas de savourer, le temps d'une petite heure, cet instant au cœur de ma famille fictive.

— Tu veux encore de la mangue ? fit la voix d'Ezra à mes côtés.

— Avec plaisir, acquiesçai-je, les yeux rivés sur Natty qui touchait les cheveux de sa mère.

— Ça va ?

     Cette fois-ci, je tournai la tête dans sa direction.
     Il était si mignon, en découpant la mangue, et je mourrais d'envie de l'embrasser sur la joue.

— Ça va, pourquoi ?

— Tu m'as l'air fatigué. Tu me dis si tu veux aller dormir. Tu sais, le repas, il peut s'éterniser...

— Pourquoi j'ai l'air fatigué ?

— Tu as les yeux larmoyants.

— Ah ! Bon, je suis fatigué alors.

     Là-dessus, il me tendit un morceau de mangue.

— Mange ce morceau et on va se coucher.

     Dix minutes plus tard, nous quittâmes la table après qu'Ezra eut embrassé Natty ainsi que ses parents qui lui rendirent aussitôt un baiser. Quant à Monique, il lui tendit simplement la joue.

— À bientôt, mon petit chéri, lui dit-elle avant de s'adresser à moi : et à bientôt à toi aussi, mon cher garçon.

     Je lui esquissai un sourire timide, ne sachant que répondre. Pour ainsi dire, mon esprit n'était pas franchement apte à réfléchir d'une quelconque réponse. Je ressassai plutôt le baiser de Michel sur la joue d'Ezra et le geste affectueux qui l'avait accompagné : sa main dans ses cheveux. Je n'eus rien de cela, mais le poids dans mon estomac s'émietta bien vite lorsqu'il m'adressa un « bonne nuit Gabriel ! » affable dont je me contentai amplement.

     Aussitôt arrivé dans sa chambre, Ezra se jeta sur son lit et resta immobile pendant une dizaine de secondes, les yeux fermés, avant de se redresser.

— Tu as passé un bon moment ? me demanda-t-il.

— Un très bon moment.

— Ça me fait plaisir.

— Par contre, désolé, je n'ai pas été très bavard.

— Ça n'a aucune importance, assura-t-il en me faisant signe de s'asseoir à ses côtés.

     Je m'exécutai.

— T'es sûr ?

— Beh ouais, mec. Si je voulais de l'ambiance, j'aurais invité un clown, comme Léandro. Ah non, pardon, un clown, c'est drôle.

     Je m'esclaffai.

— Tu invites souvent des gens chez toi ? demandai-je.

— Non. J'aime pas vraiment ça. Là où j'habitais avant je le faisais parce que c'étaient des amis de longue date, nos parents se connaissaient et tout, mais je n'aurais pas pensé le faire ici.

— Pourquoi tu n'aimes pas inviter des gens ?

— Je ne sais pas... J'sais pas comment dire. Ma maison c'est mon cocon, tu vois ?

— Oui, je vois. Mais du coup, j'espère que tu ne t'es pas senti forcé, dis-je, soudain mal à l'aise.

— Non, je ne me force jamais. Si j'avais pas voulu, je t'aurais dit non et puis c'est tout.

— Ah bon ?

— Oui.

     À cet instant précis, il m'observa avec insistance. Rien d'étonnant de sa part, lui qui avait cette tendance à appuyer son regard sans ressentir la moindre gêne, et je ne pouvais que m'être accoutumé depuis. Pourtant, cette fois, il me fallut détourner les yeux au plus vite.

     Je la sentais arriver, la tempête émotionnelle qui n'allait pas tarder à entortiller mes tripes, et je dirais même qu'elle s'était déjà invitée.

     Cela me sembla impossible qu'il ne puisse pas deviner, à défaut de ressentir, toute l'agitation qui se déroulait à l'intérieur de mon ventre à ce moment précis, et ce, malgré mon immobilité. Pourtant, il se leva et s'avança vers son bureau afin de ramasser ce qui semblait être des pelures d'un crayon précédemment taillé. Après quoi, il pivota en ma direction, ouvrit la bouche pour la refermer et, de nouveau, me tourna le dos. Il se mit à réorganiser l'intégralité de ses affaires, empilant ses cahiers d'un côté et ses manuels de l'autre.

     Je ravalai ma frustration puisque l'urgence n'était pas de savoir si j'étais déçu ou rassuré qu'il n'ait rien deviné, mais plutôt de mettre un terme à cette frénésie interne. Mon regard se posa finalement sur sa table de nuit, et plus précisément, sur sa carte d'identité. Il ne m'en fallut pas davantage pour me précipiter dessus.

     Lorsqu'il vit ce que je détenais entre les mains, il abandonna son ménage et tenta de l'attraper. Je l'esquivai d'un geste et lui adressai un sourire goguenard. Il ne lutta pas, faussement résigné.

— Je voulais pas que tu vois ce dossier. Tema la tête que j'ai dessus.

— N'importe quoi. T'es très bea...bien, bafouillai-je.

     Ainsi, il était né à Nanterre, et je découvris par la même occasion sa date de naissance : le vingt-et-un juin, et son deuxième prénom : Liel. Je me gardai bien de lui dire à quel point il lui allait à ravir. Liel. Un mélange de lisse et miel. De la douceur. À son image.

— T'es né en été, aussi ! m'exclamai-je.

— Ah oui ? Toi, t'es né quand ?

— Le vingt-neuf juillet. 

— Oh, la date où y a jamais personne de dispo... Pas cool !

— Ouais... Au fait...

     J'hésitai. Cette question me brûlait les lèvres mais dans un sens, je n'avais pas envie de sembler impudent.

— Dis-moi, mec, pas de tabou !

— Non... Je voulais juste savoir... Si le fait d'être maintenant dans un lycée public, ben, ça te faisait pas sentir un peu... Genre, t'es passé d'un lycée où tout le monde a la même confession à un lycée qui... 'Fin, je ne connais pas d'autre personne qui a la même religion que toi, dans notre lycée.

     Il rit, vraisemblablement non pour le fond de la question, mais pour sa forme laborieuse. D'ailleurs, je n'étais pas sûr d'avoir posé une véritable question, mais j'étais incapable de me rappeler avec exactitude la tournure de ma phrase.

— C'est vrai que je me sens peut-être pas aussi à l'aise, mais bon, je m'y suis fait. Et puis, ils ne sont pas obligés de connaître ma confession, et je crois que c'est mieux comme ça.

— Si ça te convient, c'est l'essentiel.

     Il acquiesça et sembla réfléchir quelques secondes avant de rajouter :

— Je vais quand même te dire une chose : je me sentais parfois différent dans mon lycée confessionnel, pour ne pas dire, intrus.

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*La hallah est un pain traditionnel qui ressemble à une brioche mais sans beurre, consommée lors du shabbat. Elle est le plus souvent tressée et chaque famille a sa propre recette.

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