Chapitre 38

     Une femme aux cheveux bruns et épais se trouvait devant moi. Elle était manifestement très belle, à l'image du portrait peint par mon imagination.

     Tandis que je restais figé, la bouche légèrement entre-ouverte, les yeux écarquillés de surprise, elle me sourit, laissant apercevoir ses deux dents de devant qui se chevauchaient légèrement.

— Bonjour Gabriel !

     Il ne m'en fallut pas plus pour me sentir soulagé. Je ne m'étais pas trompé d'immeuble, ni d'étage, ni de porte. Il les avait bel et bien prévenus de mon arrivée. Et, surtout, sa mère se rappelait mon prénom.

     Après avoir poliment ôté mes chaussures à la demande de l'hôtesse que je devinais être la mère de mon cher Ezra, je m'octroyai un temps pour observer les lieux. Le salon, enveloppé d'une senteur de bois, était une grande pièce scindée en deux parties auxquelles dominait dans l'une d'elles une table déjà dressée, suffisamment grande pour accueillir une douzaine de personnes. Sur les murs se trouvait des portraits de vieux messieurs barbus, coiffés de chapeaux noirs, et d'autres tableaux qui ne représentaient rien que je connaisse.

— Ezra est encore sous la douche, m'informa-t-elle avant de se diriger vers la cuisine et, à mon grand désarroi, me planter là subitement.

     C'était toujours dans ce genre de situation fâcheuse que nos bras devenaient soudain encombrants. Sans oser avancer ou enlever mon sac à dos, je restai ainsi, tout penaud, à côté de la console d'entrée. Il ne me restait qu'à observer encore et encore les lieux, tout en cherchant désespérément la posture qui convaincrait quiconque que nulle gêne ne me submergeait à cet instant précis.

     Qu'on vienne m'aider, suppliai-je.

     J'avais hérité d'un accueil davantage chaleureux et solennel durant mes multiples scénarios pré-sommeil.

     Soudain, un garçon à peine plus âgé que moi apparut. Il était le portrait d'Ezra, en plus grand et plus mince, avec des cheveux rasés qui ne me permettaient pas d'en discerner la texture. Mais, surtout, il ressemblait au Natty de la photo.

     Avant que je puisse le saluer, il s'avança vers moi et me pris dans ses bras en me serrant. Fort. Très fort. Son étreinte me compressait les côtes mais je n'osai m'en défaire, restant ainsi les bras le long du corps, le souffle écourté.

     Non, définitivement non, ça ne se passait pas comme dans mes scénarios.

     Après quelques secondes entortillé dans cet inconfort absolu, je fis une première tentative pour me dégager de cet étau, sans succès. Je ne pus m'empêcher de rire, tant la situation était cocasse.

— Nat ! Laisse-le, fit une voix grave.

     L'étreinte me libéra enfin et j'aperçus un homme à la chevelure dense et grisonnante.

     Découvrir sa famille sans la présence d'Ezra n'était pas vraiment ce que j'imaginais. En revanche, je n'aurais pas trouvé cela tant dramatique si sa mère ne m'avait pas abandonné aussitôt m'avoir accueilli et si son frère ne m'avait pas compressé le haut du corps, au point d'expulser mes yeux hors de leur orbite.

— Excuse-le, c'est sa façon de saluer les gens, m'informa-t-il en souriant.

— Il n'y a pas de mal.

— Mais ne reste pas là, mon pauvre garçon ! Viens, je vais te faire goûter quelque chose.

     Je le suivis dans la cuisine où je retrouvais la mère d'Ezra qui s'activait à dégraisser de la viande. Elle m'avait donc abandonné à l'entrée pour s'occuper du repas. Peut-être avait-elle pris du retard et ne souhaitait pas perdre de temps avec un accueil davantage chaleureux. Quoi qu'il en soit, bien qu'il n'y ait là rien de bien important, j'en venais tout de même à remercier Natty de m'avoir rejoint, sinon quoi Ezra m'aurait vraisemblablement trouvé toujours planté dans l'entrée, la posture semblable à celle d'un Playmobil.

— Approche-toi ! m'invita le père d'Ezra en relevant le couvercle d'une marmite sur le feu.

      J'opinai timidement tandis qu'il attrapa une cuillère à soupe et la trempa dans le plat dont la composition était difficilement discernable.

— La première règle est de ne pas se fier aux apparences. Ce plat est divin, je te prie de me croire sur parole. Goûte !

     Je tendis la main pour attraper la cuillère, mais ce dernier l'enfourna directement dans ma bouche.

     Un mélange de saveurs agréables palpita sur ma langue, si bien que je fis abstraction de la brûlure qu'il venait de m'infliger sans le savoir.

— 'Est 'rès bon, déclarai-je en tentant désespérément de faire jongler les aliments dans ma bouche.

— Pas vrai ? C'est moi qui l'ai cuisinée. C'est de la pkaila*. Dommage, c'est pour demain, mais tu en mangeras à une autre occasion !

Je hochai la tête, l'expression la plus neutre possible, dissimulant au prix d'un effort colossal toute grimace de souffrance.

Il trempa à son tour la cuillère dans la marmite et en goûta un échantillon sans prendre la peine de souffler. À en constater son expression satisfaite et détendue, je pouvais aisément conclure qu'il ne possédait pas de terminaisons nerveuses.

— Je peux avoir de l'eau ? le priai-je finalement, la timidité chassée par le besoin vital d'apaiser ma bouche suppliciée.

— Bien sûr !

     Que ne fut pas ma joie lorsque je le vis me servir directement depuis le distributeur d'eau du réfrigérateur, me garantissant une eau bien fraiche.

— Alors, Gabriel, présente-toi, me lança-t-il, les bras repliés contre son torse.

     J'avais pour idée de faire stagner quelques secondes l'eau dans ma bouche, mais force était de constater que j'étais bien obligé de l'avaler.

— Eh bien... Ben... bafouillai-je, je suis dans la classe d'Ezra... et puis, voilà quoi. Et vous, vous êtes son père ?

— Tu peux me tutoyer ! Oui, je suis son père. Michel. Et voici ma femme, Suzanne. Tu peux l'appeler Suzy !

     Elle releva la tête et me gratifia d'un sourire.

     Je réfléchissais ce que je pouvais bien répondre lorsque Ezra arriva enfin, accompagné d'une émanation vanillée. Vêtu d'un short et d'un tee-shirt, il avait les cheveux mouillés et la vue de ses splendides ondulations brunes et luisantes, si familières désormais, furent d'un réconfort instantané.

     Il était devant moi. Le joli visage pour lequel j'étais venu, celui que je connaissais fort bien, celui dont ma mémoire avait enregistré chaque trait. Il était devant moi ! Argh. Quelle frustration. Si j'écoutais ma petite voix intérieure, je le prendrais dans mes bras.

— Ça va, mec ? s'enquit-il en m'attrapant la main pour me la serrer.

— Il a déjà fait la connaissance de Nat, lança son père avant que je puisse répondre.

— Ah, alors je reformule ; ça va les côtes ?

     Récapitulatif, mon cher Ezra : ta mère m'a abandonné à l'entrée, ton frère m'a écrasé les côtes et ton père m'a brûlé la bouche.

— Dis-donc, c'est quoi cette tenue pour le dîner, Ezra ? l'interrogea sa mère d'une voix ferme.

— Je comptais me changer avant le repas.

— Eh bien, oui, t'as intérêt. En plus, tu risques d'attraper froid.

     Il leva les yeux au ciel et d'un geste de la tête, me fit signe de le suivre.

     Sa chambre ! Cette pièce que mon esprit avait tant de fois imaginée.

     À ma grande surprise, elle n'était pas si différente que son esquisse, que ce soit son côté minimaliste, ou encore, le mur, recouvert d'une tapisserie bleue sur laquelle seul un portrait comparable à ceux présents dans le salon constituait un nouvel élément.

     Après avoir enfin posé mon sac à dos et m'être débarrassé de ma doudoune, je dirigeai mon attention sur son bureau. Je pouvais y voir ses manuels posés dessus, quelques feuilles à carreaux étalées, et, sur le mur, des post-it de toutes les couleurs sur lesquels étaient annotés divers pense-bêtes tels que des rendez-vous médicaux, des formules de maths, ou encore, des devoirs à faire.

— Viens.

     Je le suivis et nous entrâmes dans une seconde chambre. Celle de Natty. Il s'agissait d'une grande pièce dont on ne pouvait deviner la couleur de la tapisserie. Sur chaque centimètre des quatre murs, étaient exposés des posters et des photos d'avions, de fusées et autres engins spatiaux. Je ne pus m'empêcher de sourire à la vue de cette chambre atypique tandis que je sentais le regard d'Ezra sur moi.

— C'est personnalisé, hein ? me demanda-t-il, amusé.

     J'acquiesçai silencieusement.

— Il m'a accueilli comme un roi, ajoutai-je.

— Ça ne m'étonne pas.

— Pendant que mon hôte était encore sous la douche.

     Sans prêter attention à ce que je venais de dire, il pointa du doigt une petite figurine de fusée posée sur la table de nuit. Elle constituait l'objet fétiche de Natty, m'expliqua-t-il, et il y avait interdiction d'y toucher sans son assentiment.

     Nous retournâmes pour mon plus grand bonheur dans sa chambre. Je ne tardai pas à la passer de nouveau au scanner, de sorte de n'épargner aucun détail. Ce fut ainsi qu'une photo en noir et blanc posée sur la table de nuit attira mon attention. Elle représentait un monsieur d'une quarantaine d'années à la moustache dense et à la chevelure tout aussi fournie.

— C'est mon grand-père maternel, m'informa-t-il, tout le monde dit que je lui ressemble.

— Oui, on peut dire ça. Vous avez les mêmes cheveux.

— J'espère que ça veut dire que j'ai hérité de ses gènes capillaires, du coup. Parce que si c'est le cas, j'aurai jamais de calvitie.

J'exhalai un rire léger. La calvitie était également une de mes craintes. Peut-être celle de tous les hommes.

— Ne te crois pas si sauvé. La menace gronde. Apparemment ce sont les hommes du pourtour méditerranéen qui sont les plus touchés.

— Ah... Eh beh, ils ont le soleil et l'huile d'olive, ils peuvent pas tout avoir non plus !

— Oui, sauf ceux qui sont originaires de ces régions-là mais qui vivent sous la flotte. Comme nous, peut-être ?

      Là-dessus, je pointai du menton la vitre fouettée par l'averse.

— Ça y est, tu râles contre le temps, pour changer !

— Ouais, j'en ai marre qu'il n'y ait jamais de soleil.

— Il est là, le soleil, pourtant. Ce sont les nuages qui le cachent.

— Et on les dégage comment ?

      Il pouffa et à défaut de me répondre par une explication rationnelle, il se contenta de rétorquer « le soleil et l'huile d'olive, on peut les trouver où on veut », avant de se lever et d'ouvrir son armoire. De là, il attrapa un jean et une chemise qu'il s'empressa de poser sur le lit. Il retira ses habits, d'abord le tee-shirt, puis le short, et enfila son pantalon.

— Et sinon, toi, tu ne me montres pas des photos de ta famille ? Tu ne m'en as pas montré, la dernière fois. J'aimerais bien voir ta sœur, par exemple.

*pkaila : La t'fina pkaïla, ou plus communément appelée pkaila et également appelée bkaïla , bkeila, ou pkela, est un des plats les plus emblématiques de la cuisine juive tunisienne.

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