Chapitre 37


     Lorsque mon téléphone sonna, je n'avais aucune idée de l'heure qu'il pouvait être et je n'eus pas le réflexe de la vérifier lorsque je décrochai.

     À l'écoute de sa voix, l'étau qui comprimait ma cage thoracique se dissipa aussi vite que la source de tiédeur au creux de mon ventre se fut manifestée. Ainsi, tout en laissant ces douces sensations m'envahir, je me redressai sur mon lit afin de mieux me concentrer sur notre discussion.

     Je ne pouvais qu'être perplexe quant à la raison de son appel, à savoir, une demande de renseignement sur le DM de chimie. Il s'agissait de la matière dans laquelle il détenait le plus de facilité.

     À l'issue de notre discussion sur l'exercice quatre et sa thermodynamique, il me fit remarquer que je ne semblais pas en forme. J'en profitai pour lui raconter ce qu'il s'était passé, et notamment mon incompréhension face à mes coups de colère que je peinais à maîtriser malgré toute la volonté du monde.

     Ce fut ainsi que je lui ouvris une partie de moi. Pour rien au monde j'aurais souhaité qu'il me pense infaillible, et bien que j'aurais dû ressentir une gêne à me dévoiler ainsi, ce ne fut pas le cas.

— Au fond je sens que c'est vrai, Ezra. Je lui gâche la vie. Et pourtant, tu sais quoi ? Quand on s'embrouille, sur le moment, je suis persuadé que c'est elle le problème. Comment c'est possible cette contradiction ?

— Surement parce que quand ta colère surgit, elle prend le dessus sur tout, jusqu'à contrôler tes pensées.

— OK. Donc, le problème, c'est ma colère.

— Voilà. Tu n'y es pour rien.

     Disait-il cela pour me tranquilliser ? Le pensait-il sincèrement ?

— Bof. C'est pas parce que c'est dû à ma colère que j'y suis pour rien. En plus, c'est ma faute si je suis tout le temps en colère.

— Pourquoi ça serait ta faute ?

— Ben, tu sais bien, je consomme tout un tas de merdes. Ma mère me dit que c'est ça qui provoque des sautes d'humeur.

— C'est sûr que je vais pas faire l'éloge de ta consommation. Mais on ne va pas commencer à blâmer les conséquences de ton mal-être, ou pire encore, les placer en position de causes.

     Là-dessus, je hochai la tête, comme s'il pouvait me voir. Je n'avais jamais vu les choses de cette façon et ses paroles me semblaient vraies, mais il y avait toujours cette petite voix qui me susurrait qu'il disait tout cela pour me rassurer.

— Je ne suis pas encore très sûr de te croire, parce que là maintenant, je continue de culpabiliser de lui gâcher la vie. Mais ce que tu dis me fait du bien.

— C'est normal de culpabiliser. C'est tout frais.

— C'est vrai.

— Oui.

— Merci, frérot. C'est gentil.

— Ah... Ça. Je ne sais pas si c'est gentil mais je sais que je le pense.

— J'ai hâte de le penser aussi.

     Je passai outre la sensation de déjà vu que je traversais à cet instant précis.

— Tu le penseras un jour.

      Nous n'étions pas au bord de la mer sous la coupole d'un ciel aux couleurs safranées, ni dans une tente de camping, bercés par les chants des grillons. Pourtant, sa voix au creux de mon oreille, juste là, cette voix caressante et limpide agissait comme une compresse sur une plaie saignante.

     À travers ce qu'il me raconta par la suite, je compris qu'il s'entendait bien avec sa mère et même son père. Les disputes se faisaient rares. Il ne connaissait pas les crises de colère non plus. Peut-être une fois, précisa-t-il. Son frère ainé, en revanche, leur avait mené la vie dure pendant deux ou trois ans. Ainsi, je m'étonnai. Son grand frère, à la vie rangée qu'il m'avait dépeint quelques semaines plus tôt ?

— Hein ? m'égosillai-je.

Il rit.

— Tu sais bien, quand même, que les adolescents turbulents ne font pas tous des adultes ratés ?

     Adolescent... un mot que nous employons rarement, voire jamais, entre nous. Possiblement, à force d'être peint d'une manière caricaturale et grotesque, nous nous efforcions nous-mêmes de ne pas nous qualifier ainsi. D'ailleurs, est-ce que nous nous nommions d'une quelconque façon ? Ou nous ignorions qui nous étions vraiment, à l'image de cet espace temporel que nous pouvions assimiler à un no man's land. Ni enfants, ni adultes, tantôt suffisamment grands pour que nous nous comportions de manière responsable, tantôt indignes de confiance, et même suffisamment stupides pour que l'on puisse nous punir. 

     Pourtant, il nous fallait agir, parce que l'avenir devait se bâtir, disait-on. Il fallait trouver sa voie et vite, puisque les mois qui défilaient n'attendaient pas, les examens n'attendaient pas, les profs n'attendaient pas, les parents n'attendaient pas. Alors, nous avancions sans savoir réellement ce qu'il y avait devant nous, nous faisions ce que l'on nous disait de faire, nous efforçant de ne pas regarder en arrière, car notre enfance résonnait comme une mélancolie douce et par ailleurs si douloureuse, si loin et si proche. Et, si je supposais que onze ans était encore l'enfance, je pouvais le confirmer : l'allégresse, autrefois naturelle et spontanée, devenait, aux premiers signes de puberté, un élixir dont nous peinions désormais à trouver la recette.

— Tu penses que ça arrive aux autres, aussi ? demandai-je en regrettant presque aussitôt.

— Beh non, Gabriel, t'es le seul mec sur Terre à t'embrouiller avec ta mère.


***

     Après avoir passé une semaine dans la crainte de ne jamais voir ce jour arriver, comme si cela ne pouvait qu'être trop beau pour être vrai, je montai les marches quatre à quatre jusqu'au troisième étage. Il y avait un ascenseur, mais je m'efforçais dès que j'en avais l'occasion de maintenir ma forme physique. Cette semaine avait été triomphante en matière de musculation, non seulement puisque nous nous y étions rendus quatre fois, mais aussi, parce que j'avais encore augmenté le poids en squat et en développé couché, sous le regard encouragent d'Ezra et de Lenny.

     Cela ne se faisait presque plus, je supposai, de sonner sans envoyer un message pour annoncer notre arrivée, mais j'appréciai cette idée. Elle se rapprochait davantage de ce que nous voyions dans les films. Ma venue en elle-même se voulait calculée puisque l'invitation d'Ezra découlait entre autres de ma propre initiative. Deux fois. Et, l'éventualité qu'il n'aurait jamais eu l'idée de me convier à venir chez lui de lui-même n'était pas à exclure.

     Il ne fallut pas longtemps avant que je me retrouve devant la porte au numéro correspondant.

     Après un instant d'hésitation, mon index se posa sur le bouton de la sonnette situé à ma droite. À mon grand étonnement, aucun son ne se produisit, mais peut-être était-ce bien isolé. Après tout, son immeuble m'avait tout l'air d'être plus récent que le mien, mais de là à ne rien entendre...

     Compte jusqu'à trente et tu sonnes de nouveau...

     Un...Deux...Trois

      Il n'y a pas d'œillère, fort heureusement.

     Douze, treize...

    La matière froide de la porte contre mon oreille, je tentai désespérément de capter un mouvement de l'autre côté. Mais il n'en était rien.

     Vingt-huit, vingt-neuf...

     Et si je m'étais trompé de jour ?

     Impossible. Tout à l'heure, en se quittant à la fin des cours à dix-sept heures, Ezra m'avait lancé de son ton de voix chaleureux un « à tout à l'heure ! ».

     Je sonnai de nouveau. Là non plus, aucun son ne se produisit. Cette fois, une hypothèse sensée me vint à l'esprit : la sonnette était peut-être cassée.

     Il me fallut donc toquer, et je m'exécutai, essayant de me persuader moi-même que mon cœur n'allait pas sortir par ma bouche. Ainsi, pendant que je sentais mon pouls battre dans mes tempes, j'attrapai mon téléphone de mes paumes moites, presque tremblant. S'il y avait de la musique ou une discussion trop forte, il était évident qu'ils n'entendraient pas le bruit de mes phalanges contre le bois épais. Je dus me résoudre à accepter l'aide de mon téléphone, et ce fut à cet instant que la porte s'ouvrit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top