Chapitre 36
Était-il nécessaire de préciser que je m'attendais à tout sauf à cette question ?
— La coriandre ?
En avais-je déjà goûté, au moins ?
— La plante verte, là, qu'on met pour donner du goût aux plats !
Je fronçai les sourcils à la suite de quoi il soupira, supposément excédé par mon ignorance culinaire.
— C'est pas grave. On a qu'à aller à un supermarché pour que tu puisses goûter.
— Mais pourquoi est-ce que tu dois absolument savoir si j'aime la coriandre ?
— Mes parents en mettent dans tous leurs plats, surtout mon père. Et je sais que les gens aiment ou détestent. Il faut qu'ils soient au courant, si t'aimes pas.
— Ah, d'accord !
Voilà une situation pour le moins saugrenue. Mais, l'idée de me retrouver en tête-à-tête avec lui était si plaisante que j'attendais la fin de la journée avec impatience, et lorsque cet instant arriva enfin, je ne pouvais être plus heureux.
Nous étions désormais devant le rayon fruits et légumes, plus précisément devant la cagette dans laquelle se trouvaient divers bouquets d'herbes aromatiques et le verdict s'annonça imminent. Il me fallait l'aimer à tout prix, puisque dans tous les cas, je n'allais jamais avouer ne pas l'apprécier ; il n'était pas question que ses parents changent leurs habitudes culinaires pour moi. Alors, que ne fut pas mon soulagement lorsque je le vis attraper un bouquet dont l'aspect m'était totalement familier.
— Mais c'est du persil, quoi ! m'exclamai-je, soudain emplis de fierté de ne pas être aussi ignorant qu'il aurait pu le prétendre.
Toutefois, à défaut d'avoir l'air épaté, il fronça les sourcils, l'expression presque indignée.
— Mais pas du tout ! – il attrapa un autre bouquet – ça, c'est du persil. Ça n'a pas du tout le même goût et tu vois bien que les feuilles ne sont pas pareilles, le persil c'est largement plus foncé, les feuilles sont plates et pointues, tandis que celles de la coriandre sont plus arrondies et incurvées. Maintenant, goûte.
Il lâcha le persil et arracha une feuille de coriandre qu'il me tendit. Durant ma dégustation, je dus me retenir de rire tant le sérieux de son expression me sembla disproportionné par rapport à la problématique abordée.
Le goût m'était inconnu mais ne me rebuta pas. J'en conclus donc que je n'en avais effectivement jamais mangé, mais que je faisais partie des personnes qui ne détestaient pas la coriandre.
— Ça va, j'aime bien.
Soulagé, il m'esquissa un sourire et reposa le bouquet.
— Le vin, tu aimes ?
— J'évite de boire de l'alcool mais oui je peux en boire si exception.
— D'accord. Et les clous de girofle ? Parce que ma mère...
— Poto, si j'aime pas un plat, c'est pas grave, tu sais ? le coupai-je, m'esclaffant, je suis pas un prince. Que tes parents fassent comme d'habitude !
— OK, ça roule. On va à la salle ? T'as prévu des affaires ? J'ai envie d'exploser mon record en squat, ce soir.
Cela me disait bien. Alors, nous nous y rendîmes. Nous retrouvâmes Lenny, un haltérophile de vingt-quatre ans qui était devenu autant notre « pote de la salle » que notre coach, et qui ne se lassait jamais de nous donner ses précieux conseils. Lorsque nous eûmes terminé notre séance, Ezra me complimenta sur mes quadriceps.
Grâce au regain d'enthousiasme engendré par l'éloge d'Ezra, je décidai le soir même d'envoyer un message à Léa pour lui proposer d'aller boire ou manger quelque part ensemble. Après tout, pourquoi ne pas s'ouvrir à de nouvelles amitiés ? En fin de compte, peut-être existait-il des personnes capables de me comprendre ?
Je craignis toutefois qu'elle regrette notre échange. À l'image de l'instant en lui-même, son désir soudain de rester en contact avec moi me semblait insolite, teinté d'étrangeté. Presque... suspect. Était-elle vraiment dans son état normal ?
Apparemment, puisqu'elle me répondit par l'affirmative vingt minutes plus tard, s'excusant par ailleurs de ne pas m'avoir envoyé de message.
C'était donc confirmé. Nous allions nous voir, juste elle et moi. Peut-être pourrais-je lui confier ce qu'il se passait à travers mon corps ces derniers temps ?
Ces sensations inconnues... Dans mes entrailles, sur ma peau... qui, bien que produites par mon propre cerveau, raisonnaient étrangères. Elles m'impressionnaient, même, car remettaient en question tout ce que je savais sur moi-même.
J'avais toujours su identifier sans aucune difficulté ce que je ressentais pour les uns ou pour les autres. Il y avait cet amour destiné à certaines personnes, et puis, cet amour destiné à d'autres.
Un clivage. Net et précis.
Là, tout semblait flou. Les limites s'étaient levées, formant un amalgame indiscernable de sentiments en tout genre.
Un aggloméra d'amour.
Penser connaître les gens et finalement comprendre qu'ils n'étaient pas ce qu'ils prétendaient être, voilà une chose banale. Mais, lorsqu'il s'agissait de nous, qu'en était-il ? Pouvions-nous nous trahir nous-mêmes ? Nous mentir ? Nous tromper sur notre propre personne ?
***
Il continuait à m'intriguer. Il y avait beaucoup de filles qui avaient manifesté leur intérêt pour lui, depuis la rentrée. Mais il semblait être indifférent. Il ne me facilitait pas la tâche. Et comme si ce n'était pas assez compliqué, je ne savais pas encore, à ce moment précis, ce que je vivais, ce qu'il se passait à l'intérieur de moi, lorsque je le regardais et que je vivais toutes ses choses dans mes tripes. Mais y réfléchir m'ébranlait. Quid des plans que je m'étais faits ? Cette vie, en Floride ? Ma femme ? Alors, je m'interdisais de penser. Mais pour combien de temps encore ?
Le petit répertoire avait officiellement déménagé pour trouver domicile sous mon matelas. Je ne voyais pas une meilleure cachette contre la curiosité éléphantesque de Maman. Ce fut d'ailleurs à elle que j'annonçai, tout heureux, que j'allais dormir chez un ami le vendredi soir. Pour ce genre de chose, elle disait toujours oui. Il fallait simplement que je le lui demande à l'avance, sinon quoi, elle s'énervait ou me faisait mariner, comme ce fut le cas pour l'anniversaire de Charlie.
Elle me demanda son prénom sans lever les yeux. Elle se trouvait, comme toujours, greffée à son fauteuil défraichi, le nez dans un bouquin, cette fois.
— Ezra.
— J'vois pas.
Normal, pensai-je, tu ne l'as jamais vu, mais quand tu le connaitras, tu l'aimeras bien. Je suis même sûr que ça sera l'un de mes premiers amis que tu apprécieras. Je sais que tu as du mal avec mes choix de fréquentations et que tu ne vois pas mes amis d'un bon œil. Tu me l'as reproché trop souvent en voulant m'ouvrir les yeux. Rien de pire. Je déteste qu'on critique mes frères car ils vivent la même chose que moi. Tu es persuadée que j'ai commencé à fumer du cannabis à cause de Victor et que j'ai commencé à mal te répondre à cause de Léandro. Pourtant, tu aurais dû comprendre qu'ils n'ont été qu'un tremplin : si ça n'avait pas été eux, ça aurait été d'autres, et si je n'avais jamais croisé quiconque dans ma vie, je l'aurais fait seul.
— C'est un nouveau de cette année. Un jour, tu le rencontreras et tu verras, il est grave cool.
— D'accord.
C'est tout ?
— Quoi, « d'accord » ?
Elle fronça les sourcils.
— Ben... d'accord, Gabriel, qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus ?
Mais d'accord quoi ? songeai-je, irrité par son manque d'enthousiasme, d'accord pour vendredi ou d'accord pour le connaître ? D'accord quoi ?
Encore une fois, il était aisé de deviner ce qui allait suivre : je fuirais dans ma chambre, et elle me suivrait pour connaître la raison de ce comportement. Il n'y avait que lorsque je m'énervais qu'elle portait soudain un intérêt pour moi, mais de la mauvaise manière, puisque c'était bien souvent pour m'admonester pour mes réactions excessives, sans jamais se remettre en question.
— Tu t'en bats les couilles ! m'indignai-je, avant de claquer la porte de ma chambre.
— Mais de quoi tu parles ? Bon sang, ouvre, Gabriel !
Je restai immobile et bloquai la porte de mes mains, contenant ma colère. Inutile d'en dire davantage. Il n'était pas nécessaire que je me heurte, comme toujours, à son incompréhension face à mes explications ; ses fameux « mais il n'y a rien de mal dans ce que j'ai dit ! » que je ne supportais plus.
— Gabriel, je te demande de me laisser entrer, s'il te plaît. Tu te souviens de ce que je t'ai dit l'autre jour ? C'est toujours mieux de discuter...
Je ne répondis pas, et après quelques secondes ses pas s'éloignèrent en direction du salon, indiquant sa capitulation. Soulagé qu'elle n'insiste pas davantage, je m'allongeai sur mon lit dans ma position préférée : sur le dos, les mains sur le ventre, les yeux fermés et les écouteurs dans les oreilles. Prêt à me projeter en Floride en compagnie d'Ezra. Cependant, je n'eus pas le temps de savourer la première chanson en entier puisque la porte de ma chambre s'ouvrit subitement.
Céleste s'éternisa sur le pas de la porte, silencieuse. Je ne désirais nullement la chasser, elle en avait assez entendu. Néanmoins, je n'avais guère envie de discuter. De ce fait, je lui tournai délibérément le dos et refermai les yeux.
— Pourquoi vous vous êtes fâchés, encore ? demanda-t-elle d'une petite voix.
— Pour pas grand-chose. Un malentendu. Ne t'inquiète pas.
À l'écoute de ses pas s'approchant de moi, je fus pris de culpabilité et décidai de me retourner et de l'inviter à s'assoir sur mon lit d'un geste de la main, ce qu'elle fit. Elle m'observa tandis que je lui adressai un sourire dans l'espoir de la tranquilliser.
— Tu te fâches tout le temps contre Maman.
— Je sais.
— L'autre jour, quand t'étais pas là, elle m'a dit que tu lui gâchais la vie.
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