Chapitre 33


      Céleste se cramponnait à mon bras, tandis que nous arrivions devant la porte de ce petit appartement d'un immeuble de trois étages. Mes doigts commencèrent à être douloureusement cisaillés par le sac plastique dans lequel il y avait une bouteille d'Oasis Tropical et un gâteau acheté quelques heures plus tôt par Maman dans une pâtisserie. Par ailleurs, si elle avait fait l'effort de le prendre chez un artisan plutôt qu'au supermarché, c'était bien évidemment pour nous, avait-elle pris soin d'inutilement préciser. 

     Je l'aurais compris, à en constater le cadeau qu'elle lui avait choisi : un coffret constitué d'un gel douche, d'un déodorant et d'une eau de toilette. C'était de loin le cadeau le plus déplorable que l'on puisse faire à une personne, mais elle supposait qu'il valait mieux cela que venir les mains vides. Ce qu'elle ignorait, puisque je m'étais préservé de le lui dire afin de m'épargner son même discours me stipulant que je devais garder mon argent pour moi plutôt que pour quelqu'un, qui de toute façon, s'habillait avec les mêmes habits depuis vingt ans, était que je n'avais aucunement prévu de venir les mains vides. 

     La veille, Ezra et Léandro (Victor ayant refusé sans me donner de raison valable) m'avaient accompagné à Foot Locker pour m'aider à choisir un cadeau. Après une brève concertation, nous en avions déduit que le sweat beige Champion convenait tout à fait, sans oublier le détail non négligeable que cet article était soldé, m'épargnant ainsi de trop sacrifier mes maigres économies réservées pour une paire de Jordan.

     Bien qu'un certain enthousiasme m'habitait à l'idée de revoir Papa après plusieurs semaines, il y avait un certain trac qui ne consentait pas à se déloger de mon ventre, comme à chaque fois que je le voyais de nouveau après une longue interruption. 

     Pourtant, en août dernier, à l'issue d'un après-midi passée chez lui, je m'étais juré d'aller lui rendre visite plus souvent et plus longtemps, un week-end entier tous les mois par exemple, mais à chaque fois, ma résolution s'envolait bien vite. Probablement l'aversion que je portais pour son appartement mal entretenu et son frigo vide, ou encore, la crainte de l'ennui, l'appréhension de ce à quoi aurait pu ressembler une soirée en tête-à-tête avec lui, puisqu'à force d'être seul, il semblait avoir perdu ses habilités sociales. 

     Et puis, à ne jamais me proposer de le voir, il ne me facilitait pas la tâche non plus, même si la raison, je la connaissais. Il travaillait parfois le week-end, au noir, me disait-il, en plus de son travail à l'usine la semaine qui lui prenait toute son énergie. « Ça ne sert à rien, je vais dormir toute la journée », m'avait-il informé une fois, lorsque j'avais proposé de venir chez lui à l'occasion de la fête des Pères.

     Il ouvrit la porte et nous gratifia d'un sourire tout en nous laissant entrer. Outre nos semelles qui collaient au sol comme à l'accoutumée, son appartement était moins désordonné que la fois précédente. En revanche, l'odeur de tabac imprégnée dans les rideaux, le canapé et la tapisserie demeurait dans l'atmosphère de la pièce. C'était pour cette raison que ne pas fumer à la maison était l'une des seules règles de Maman que je respectais sans sourcilier. Objectivement, l'odeur de tabac froid était répugnante et se contenter d'ouvrir une fenêtre pour l'éviter ne constituait pas une contrainte insurmontable.

— Comment vous allez, les enfants ? nous demanda-t-il d'un ton affectueux.

      Nous nous assîmes en silence sur le canapé qui craqua légèrement sous notre poids, Céleste toujours accrochée à mon bras. Il s'agissait en fait d'un clic-clac sur lequel je le suspectais de dormir, à en constater la housse mise de manière négligée.

— Ça va, répondis-je. Et toi, P'pa ?

— Ça va aussi. Qu'est-ce que vous racontez ?

— Ben, rien de spécial... Enfin, si, tu sais pas quoi, il y a genre deux semaines, j'ai eu la cinquième meilleure note de la classe en maths.

— Ah oui ?

— Oui, enchainai-je, parce que je t'ai pas dit, mais j'ai un nouveau pote, et il m'aide en maths, et du coup, à force, ben je suis plutôt doué, pas autant que lui bien sûr, mais quand même, avoir la cinquième meilleure note de la classe, j'avais jamais été si haut sur le podium, quoi !

     Sans répondre, il ouvrit la boite du gâteau d'un air satisfait en se frottant les mains.

— Tu veux déjà commencer ? demandai-je, interloqué.

— Oh, non, nous ne sommes pas pressés, mais il a l'air bien bon, ce gâteau.

     J'acquiesçai.

— Et donc, les maths ? reprit-il.

— Ben voilà, je disais que j'avais eu la cinquième meilleure note de la classe, grâce à mon nouveau pote.

— C'est très bien, répondit-il souriant, les bras croisés contre son torse.

     Il partit dans la cuisine et revint avec deux gobelets en plastique dans une main et une petite bouteille de Coca sous le bras. Il les déposa sur la petite table basse maculée d'auréoles indélébiles puis attrapa l'Oasis et nous servit avec précaution, les yeux rivés sur le goulot, comme si ne pas renverser constituait un effort considérable. Et pour cause, ses mains tremblaient significativement. Après quoi, il ouvrit la bouteille de Coca, qui s'avérait être entamée puisqu'elle n'émit pas le bruit de gaz habituel, et nous invita à trinquer.

— Tu as du Coca pour nous, aussi ?

— Non, désolé, Gab. Je n'aime pas l'Oasis, alors, je le garde pour moi...

— Pas de problème, P'pa.

— Et sinon, Céleste chérie, comment ça se passe, le collège ?

— Bien, murmura-t-elle.

— Elle a de superbes notes, ajoutai-je empli de fierté.

     Il hocha la tête avec véhémence, à l'évidence trop impressionné pour s'exprimer.

— Et ce que je t'ai pas dit aussi, poursuivis-je, c'est que je me suis inscrit à la salle de sport, toujours avec un nouveau pote, et franchement, j'vois grave une évolution, déjà.

— Ah oui ?

     Le fait qu'il soit toujours debout à côté de la table basse et non assis à nos côtés rendait la situation un petit peu étrange, mais je m'en accommodais.

— Ouais, et tu devineras jamais combien j'ai soulevé en squat ?

— Hum, laisse-moi réfléchir.

     Il but son Coca à grandes gorgées, puis suggéra cinquante kilos.

     Dire que j'étais fier aurait été un euphémisme. Parce que je les dépassais largement. Cinquante kilos, c'était au début. J'avais bien vite pulvérisé mon objectif.

     Bah ouais.

     Je laissai un peu de suspens, avant de lui dévoiler ma véritable performance (quatre-vingt-dix !), un sourire aux lèvres. Hélas, il ne sembla pas m'avoir entendu puisqu'il se dirigea vers la cuisine et revint avec un couteau pour me le tendre.

— Tu veux bien couper le gâteau, Gab ?

— Tu as entendu, ou pas ?

— Ah, non. Qu'est-ce que tu as dit ?

— Que je soulevais quatre-vingt-dix kilos.

Il hocha la tête, affichant une expression qui témoignait d'à quel point il était impressionné.

— Incroyable, tout ça.

     Et puis, il me demanda de nouveau si je souhaitais bien couper les parts de gâteaux.

     Tout en acquiesçant, j'attrapai le couteau et m'appliquai à la découpe. Seulement, c'était un couteau à bout rond et la lame fut impuissante face à la pâte sablée assez ferme qui tapissait le fond du gâteau.

— T'en a pas un plus coupant ? demandai-je, irrité.

— Non.

     Après un certain effort, je réussis cependant, tout en m'en mettant plein les doigts, à couper consciencieusement trois parts égales.

— Il n'y a pas d'assiettes ?

— Du Sopalin fera l'affaire, certifia-t-il en allant chercher le rouleau d'essuie-tout.

— Ça te va, une part comme ça ?

     Il acquiesça.

     Un silence s'installa et mes yeux jonglèrent entre Papa et Céleste. Cette dernière tripotait sa feuille d'essuie-tout entre son index et son pouce, tout en fixant la table comme le ferait un enfant puni. En l'observant, je pensai combien il m'était difficile de cerner avec exactitude la raison de sa timidité envers Papa, mais l'hypothèse la plus plausible était qu'elle n'avait que sept ans lorsqu'ils s'étaient séparés. Par conséquent, elle n'avait pas eu le temps de le connaître.

     Et puis, Maman n'avait jamais réellement œuvré pour améliorer l'image de Papa ; voilà des années qu'elle lui dressait un portrait de père non investi. Dans ces moments-là, je ne réussissais jamais à le défendre, malgré un désir viscéral. Je me heurtais à l'inexistence, au néant. Mais, c'était justement la dimension vaporeuse de cette période qui m'offrait une incertitude réconfortante sur qui avait été le bon ou le mauvais dans l'histoire. Seules les accusations de Maman rompaient cette neutralité. Parce que, de son côté, Papa ne disait jamais de mal sur Maman, juste la vérité. Elle avait demandé le divorce, elle-même l'assumait. Elle avait gardé l'appartement. Comment nier les faits ? Lui, avait dû se trouver un logement misérable, parce qu'il n'avait plus rien.

— Tu veux ouvrir tes cadeaux ? lui proposai-je en me levant pour attraper les paquets avant même qu'il ne me réponde.

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