Chapitre 32


— Je suis désolé de t'avoir conseillé de ne pas aller la voir, me dit-il après un silence de quelques secondes.

— Tu ne m'as pas conseillé de ne pas aller la voir, tu m'as conseillé de suivre ce que je voulais faire, et effectivement, je voulais rester ici.

     Il haussa les épaules, visiblement peu convaincu, ce qui eut don d'amplifier les pulsations qui résonnaient dans mes oreilles. Voilà qu'il fallait qu'il m'inflige ses remords, comme si je ne culpabilisais pas déjà assez moi-même d'avoir mis sur ses épaules le poids d'une décision qui ne le concernait pas.

— Laisse tomber, frérot, lâchai-je en me levant, bouillonnant de tout mon être. Laisse tomber. Je crois bien que je dois rentrer. La prof m'a saoulé, et tout.

— D'accord, je te laisse, répondit-il en se levant à son tour, prends soin de toi...

     Qu'avais-je dit, là ? Je ne voulais absolument pas qu'il parte.

— Non, en fait, excuse-moi, m'empressai-je de dire, constatant qu'il s'était déjà éloigné d'environ un mètre ; à pas lents, toutefois.

     Il se retourna sans laisser place au suspens, soucieux peut-être que je ne subisse pas davantage les conséquences de mon impulsion, et me scruta de ses yeux emplis de douceur.

— Désolé, renchéri-je, je suis vénère, ces derniers jours.

— Ces derniers jours ? répéta-t-il en levant les sourcils, mais tu es tout le temps vénère, Gaby.

     Je me figeai. Gaby ? Gaby ? Allait-il s'y mettre lui aussi ?

     Mon désir de le rappeler à l'ordre me brûlait les lèvres. Mais, cela n'était évidemment pas le moment de lui dire que je n'aimais pas ce surnom, qu'il était prohibé, même, et qu'il pouvait m'appeler Gab. Je le lui dirai plus tard, lors d'un moment sans tension. « Au fait, je n'aime pas le surnom Gaby. » Auquel cas, le connaissant, il me répondrait « pourquoi ? », et là, je lui dirais que je ne trouvais pas cela viril. Aussi, il ne le comprendrait pas. Mais il ne pouvait pas le comprendre, il s'appelait Ezra. C'était la classe, Ezra.

— Non, pas forcément.

— Si, Gabriel, si. Depuis que je te connais, en tout cas. Et une chose me dit que ça ne date pas d'hier.

— Et quelle est cette chose bien informée ? le questionnai-je d'un ton acerbe et confiant, persuadé qu'il ne se reposait sur rien de concret pour affirmer cela, si ce ne fut sur une intuition erronée et bancale.

— Ta peluche, là, elle n'est pas démembrée pour rien, tu l'as dit toi-même, c'était ton punching-ball.

— J'étais enfant, m'esclaffai-je, sans que je sache toutefois d'où sortait ce rire, ni pourquoi, puisqu'il n'y avait rien de particulièrement drôle.

— Les enfants ne massacrent pas leur peluche. Ils pleurent dessus.

— D'accord. Tu veux que je pleure, du coup ? rétorquai-je, sarcastique.

— Pourquoi me faire dire ce que je n'ai pas dit ?

— Je ne comprends pas où tu veux en venir. Je suis quelqu'un de vénère et c'est comme ça. Tu veux me l'interdire ?

— Ben, non ! C'est une émotion comme une autre, avec sa légitimité. Elle est surement là pour te signaler quelque chose. Mais, j'ai l'impression qu'elle t'envahit et que ça te fait du mal. Et surtout, qu'elle se substitue à une autre.

— Oui, oui, peut-être, m'empressai-je de répondre, profondément gêné.

     Là-dessus, le silence fit son retour et nous marchâmes encore un peu. J'en profitai pour sortir une cigarette que j'allumai au bout de trois tentatives puisqu'une brise froide éteignait la flamme de mon briquet. Pendant tout ce temps, Ezra me lançait des regards à la dérobée, et si je l'avais remarqué, c'était parce que je le faisais aussi.

— Ça doit être plaisant d'être croyant, déclarai-je, t'es persuadé de retrouver tes proches dans un monde incroyable où il y a des rivières de miel et des arbres en barbe à papa.

Il pouffa.

— Tu as une idée vachement précise du paradis pour quelqu'un qui n'y croit pas.

Ce fut à mon tour de rire. Il n'était peut-être pas si « pas drôle » que cela.

— En vrai, ça te rassure, non ? demandai-je tout à fait sérieux.

     Selon moi, l'idée d'une continuité des liens, et donc, d'une absence totale de perte de l'être aimé, ne pouvait qu'être rassurant. Cela changeait de tout au tout la dimension que pouvait prendre le deuil.

— Ça me fait flipper le néant, moi, continuai-je, sans attendre sa réponse. Et j'ai les boules de me dire qu'un jour, je pourrai plus jamais manger des lasagnes, plus jamais. J'ai encore qu'une soixantaine d'années pour en profiter, dans le meilleur des scénarios, bien sûr. C'est quoi, soixante ans, sur les milliards d'années qu'a la Terre ? Et puis là, me dire, que, ben, ma grand-mère n'existe plus, que c'est un tas de cendre, je l'intègre pas.

— Un tas de cendre ?

— Oui, elle a été cramée. Enfin, c'est pas le terme, comment on dit, déjà ?

— Euh, je sais pas.

      Comment, il ne savait pas ? J'imaginais cet individu tout savoir.

— Bon, bref. Elle n'existe plus, quoi. Même son corps. C'est de la poussière.

— Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris*... Et pour te répondre, croire rassure, oui et non. Certains craignent l'Enfer et ça les bouffe. Puis, surtout, je pense que la certitude n'existe jamais, même chez les croyants.

— Ah, tu doutes, parfois ?

— Parfois. 

— Et là, maintenant ?

— Non, non, là je ne doute pas. 

     Si seulement c'était mon cas... mais désirer une chose plus que tout ne suffisait pas pour y croire. Et, ce n'était pas faute d'avoir essayé. Les pensées qui avaient surgi dans ma tête durant notre soirée chez moi me revinrent. Croire. Croire en Dieu. Je l'aurais tant voulu. Plusieurs fois, autour de mes onze, douze ans, j'étais allé jusqu'à fourrer mon nez dans des sites internet parfois douteux en plus de passer des heures et des heures sur des vidéos YouTube après avoir tapé « preuve que Dieu existe ». J'avais par ailleurs été presque convaincu de l'existence de ce dernier, ou de ce qui m'importait le plus, de la vie après la mort, grâce à des témoignages de personnes ayant vécu l'expérience de mort imminente.

— Ça va être bidon ce que je vais te dire, reprit-il, non découragé par mon silence causé par une brève et soudaine crise existentielle, mais je ne peux pas m'empêcher de trouver ça plutôt vrai : ta grand-mère elle vit encore dans tes pensées, tu vois ? Tu peux te remémorer des souvenirs avec elle.

— Oui... Mais ça n'annule pas le fait que je suis pas allé la voir une dernière fois. Je regrette de ouf, tu sais pas à quel point.

— Je suis vraiment désolé que tu ressentes ça, Gabriel.

— Ne le sois pas.

— Elle se serait rendu compte de ta venue, tu penses ?

— Non... Elle ne réagissait pas quand ma mère lui parlait.

Il haussa les épaules.

— Elle ne peut pas te l'exprimer, mais si elle le pouvait, je suis sûr qu'elle te hurlerait désespérément dans les oreilles qu'elle te remercie, au nom de sa dignité, de ne pas l'avoir vue dans un tel état.

— Surement...

      Alors qu'un blanc s'installait de nouveau, il continua de me fixer dans les yeux. Il était le seul que je connaisse à ne pas craindre à ce point d'appuyer son regard, dans des situations auxquelles n'importe qui aurait regardé ses pieds ou un quelconque autre point d'ancrage.

     Je lui décochai un sourire, qu'il me rendit aussitôt.

     J'adore vraiment sa présence. Et tout ce qu'il me dit. J'adore, j'adore. J'ai l'impression que la force de gravitation est moins forte quand il est là auprès de moi. Pourquoi faut-il toujours que nous nous séparions ? Nos moments rien qu'à deux sont toujours trop rapides, beaucoup trop rapides.

     Tandis que nous nous apprêtions à nous quitter, je décidai, au prix d'un courage colossal, de tenter une nouvelle fois de m'inviter chez lui. Il y avait de fortes chances que je m'y sois pris tard, mais parfois, avec Vick, nous ne prévoyions rien à l'avance, nous improvisions le jour même. Tout était fluide, naturel, tout allait toujours parfaitement de soi entre deux amis de longue date.

     En ce qui concernait Ezra, il semblait préférable de ne pas attendre le dernier moment, même si j'en étais persuadé : la spontanéité faisait souvent naître les moments les plus précieux, comme avait pu l'être cette fameuse fin d'après-midi où il avait mis les pieds chez moi pour la première – et pour le moment, unique – fois. Cette soirée résonnait dans ma tête comme un rêve sucré. Je me souvins encore de la sensation d'être groggy, ce léger malaise qui alourdissait mon corps tout entier, rendant la situation certes inconfortable mais contribuant à lui donner une dimension chimérique. Je me souvins aussi de sa façon de scruter chaque coin de mon appartement. Ses grands yeux ouverts abondant d'une curiosité presque enfantine.

     C'était si beau, si parfait.

— En fait, je voulais savoir si je pouvais venir chez toi ce week-end, par exemple, me risquai-je, le coeur battant.

     Malgré mon désir éléphantesque de me retrouver sous son toit, attablé à ses côtés et à ceux de ses parents, je n'étais pas non plus en dehors de la réalité : nous étions amis, mais peut-être pas assez proches.

— Ah ! Ce week-end, exceptionnellement, on va chez mon frère ainé qui vit toujours à Aix. Mais dès que c'est possible, je te tiens au courant.

— Ça marche !

     Et puis, tandis que je rentrais chez moi, je me rappelai que ce week-end il y avait l'anniversaire de Papa, de toute façon, et j'eus honte de ne pas y avoir pensé une seule fois, ces derniers jours.

***

     Je n'étais pas bien sûr d'avoir saisi l'intégralité des propos d'Ezra, ou plutôt, où voulait-il en venir, très exactement. En revanche, j'avais bien compris la nécessité de faire vivre Mamie par la force de mon esprit. Ce fut pourquoi, le soir même, enfoui sous ma couette tiédie par ma propre chaleur corporelle, j'entrepris une recherche – au fin fond de ma cervelle – de souvenirs joyeux. Hélas, les plus lointains remontaient à mes onze ans environ ; or, à onze ans, Mamie subissait déjà les symptômes d'Alzheimer, ce qui réduisait considérablement mes chances de dénicher ce qui aurait pu s'apparenter à de la joie.

     Il me fallait alors me glisser hors du lit et attraper l'album photos juché en haut de mon placard. Là, je pouvais la voir, Mamie en bonne santé.

     Après plusieurs minutes de recherche infructueuse, mes yeux se posèrent sur une photo d'elle et moi dans sa cuisine à Calvizzano. Je devais avoir sept ou huit ans, les genoux sur un tabouret, roulant sous mes doigts de la pâte. Sur le bois massif de la petite table robuste, de la farine étalée çà et là, qui devait être, selon toute apparence, l'œuvre de Céleste. À ma gauche, Mamie, vêtue d'une robe à fleurs mauves et de son inséparable tablier, s'appliquant à la découpe de petits tronçons.

     En haut, l'écriture de Maman : «a scuola di gnocchi con Nonna Carlotta ».

     Ces souvenirs étaient agréables, malgré la pointe de mélancolie qui les accompagnait. De fait, je n'eus pas besoin de me plonger dans mes rêveries habituelles pour m'endormir, cette fois.

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*Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris  signifie : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière ». 

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