Chapitre 30

    Le lendemain, il me fallut un certain temps pour comprendre que l'odeur qui pénétrait mes narines n'était pas celle de ma chambre, mais celle d'Ivanie. La peinture fraiche couleur crème émettait encore, même après deux mois, une odeur métallique et désagréable qui m'agrippait la gorge.

    Je passai la tête par-dessus la couette et attrapai mon téléphone qui venait de signaler une notification. Il s'agissait de Victor, qui, comme à son habitude, proposait sur notre groupe WhatsApp de sortir. Sans offrir une réponse, je reposai le téléphone et tentai de me remémorer les détails de notre nuit. Il n'y avait rien eu de spécial. Nous avions parlé des heures durant, et puis, c'était tout.

    Soudain, je pris conscience de l'assèchement de ma bouche. J'espérais trouver une bouteille à proximité à l'aide du flash de mon téléphone, mais en vain. Il me fallait me résoudre à descendre, bien que je n'aie aucune envie de croiser l'un de ses parents. Tôt ou tard, parce qu'il n'y avait jamais d'exception, son père allait me raconter de nouveau des anecdotes historiques sur sa bâtisse.

     Et, puis, tout juste avant d'éteindre le flash, je le vis. Là. Accroché à un de ces arbres à bijoux posé sur la cheminée. Le pendentif qu'elle avait trouvé. Je le contemplai longuement.

     Très longuement.

    J'aurais bien aimé que cela tombe sur moi. Trouver un bijou coûteux. Mais, cela n'arrivait qu'à ceux qui n'en avaient pas besoin.

    Sur cette pensée, je me levai, et, après avoir retrouvé la couette chaude et humidifié ma gorge avec ma salive, j'enfouis au fin fond de mon cerveau ce que je venais de faire et laissai libre cours à mes pensées. Parmi lesquelles, le fait que je m'étais retenu d'envoyer un message à Ezra durant la soirée.

     Ce serait mentir d'affirmer que je ne ressentais pas en ce moment même de la déception et même de la colère de ne voir aucun message de lui. Il ne semblait penser à moi autant que je pensais à lui, mais quoi de plus normal, finalement. Je ne passais pas non plus mon temps à penser à Victor ou à Olympe, malgré toute l'affection sincère que je leur portais. À dire vrai, ce besoin d'attendre quelque chose de lui n'avait aucun sens, et pour l'heure, je ne comprenais rien de ce que je vivais.

    Non. Rien.

     Que ce soit l'affection aussi inexplicable qu'inattendue que je portais pour Ezra, ou encore, en ce qui concernait Mamie, le contre-sens de mes décisions.

     Comment avais-je pu me tromper à ce point ? Pourquoi avais-je écouté Ezra ? Ou, devrais-je dire, moi-même. Parce que, voilà un fait indéniable : il s'était contenté d'aller dans mon sens, contrairement aux autres qui s'étaient alignés dans un consensus unanime. Si je les avais écoutés, j'aurais pu lui dire un dernier aurevoir. À la place de quoi, je m'étais réjouis de rester, et, pire encore, je n'en étais pas déçu, parce que j'avais vécu une soirée merveilleuse (ce qui me fit revenir à la même interrogation : pourquoi, le simple fait d'avoir invité un ami, la rendait si incroyable ?).

     Pour cette raison, je n'avais pas le droit d'être triste.

— Ivanie, murmurai-je en la secouant légèrement. Ma mère veut que je rentre.    

     Lorsque je les rejoignis cet après-midi-là, il n'y était pas. Pourtant, Vick avait envoyé sur notre groupe commun. Était-il occupé ? N'avait-il pas envie de venir ? Je préférais la première option puisqu'elle aurait expliqué pourquoi il ne m'envoyait aucun message. Quoi qu'il en soit, personne ne sembla s'interroger de son absence, révélant une nouvelle fois que les autres ne l'appréciaient pas autant. Par ailleurs, au détour d'une discussion, Léandro le qualifia une nouvelle fois de « mec pas drôle », à la suite de quoi je me résignai à ne pas prendre sa défense. Parce qu'il n'y avait rien de très méchant à cela, et que c'était un peu vrai, au fond. Mais, ce n'était pas quelque chose qui me manquait. Des personnes drôles, qui vouaient leur temps libre à maintenir la bonne humeur du groupe, il y en avait plein. A contrario, des gens avec la tête sur les épaules, un peu moins.

     Même si je le boudais secrètement à cet instant précis.

     Après une heure à délibérer dans quel endroit nous allions manger pour se plier aux exigences de tous, nous nous dirigeâmes au Sushi le plus proche. Prendre des sushis en plein après-midi n'avait rien d'étrange, ni pour nous, ni pour nos estomacs, habitués à ingérer de la nourriture à n'importe quel moment de la journée.

— Je peux goûter ?

Olympe tenait du bout des doigts ses baguettes, prête à attraper le contenu de mon plateau.

— Espèce de rapace, plaisantai-je, en guise d'approbation.

— Merci, Gabriel au miel.

— Pourquoi, vous les filles, vous vous sentez toujours obligées de voler dans l'assiette des autres ? demandai-je, exaspéré.

Elle mastiqua péniblement ce morceau trop volumineux pour sa mâchoire.

— Alors, tu étais content de retrouver Ivanie ? esquiva-t-elle, une fois le morceau avalé.

— Oui. On est allés à l'anniversaire d'un pote à elle.

— Ah ouais, j'aurais pas aimé aller à un anniversaire sachant que je vois peu mon petit copain. Mais c'est subjectif, je suppose.

— Ben, elle venait pour ça, de toute façon. Donc c'était soit ça, soit elle rentrait pas. Mais t'inquiète, elle était venue y a deux semaines déjà, récupérer des vêtements. Du coup on avait pu se voir !

— Ah, mais, elle venait pour toi aussi, rassure-moi ?

— Oui, bien sûr ! m'exclamai-je, surpris qu'elle puisse douter de cela.

— Super. Bon, raconte-moi cette fête, alors.

     De l'ensemble du groupe, c'était visiblement à moi qu'elle avait envie de parler. Je me résolus alors à mettre mes pensées de côté. Je me torturerai plus tard à essayer de me comprendre. Loin d'en vouloir à Olympe, je la remerciais intérieurement de m'empêcher de penser à quel point Ezra me manquait.

     D'ailleurs, ce sentiment persista jusqu'à ce que mes yeux se ferment, ce dimanche soir, et la seule chose qui mit un terme à ce vide, ce fut de le voir le lendemain matin.

***

     Il était arrivé en avance, comme à son habitude, et me lança un sourire que je lui rendis. J'en profitai pour lui demander comment il allait, tout en m'installant deux rangées derrière lui.

— Ça va et toi ? me répondit-il.

— Ça va très bien !

C'était bon de le revoir.

Contrairement à M. Sancier, pensai-je, en pouffant intérieurement.

     Aujourd'hui, les cours ne me donnaient aucunement envie. Les cinq exercices avaient gâché mon dimanche soir et son QCM surprise m'était resté en travers de la gorge. De fait, c'était un de ces jours où mon cerveau semblait absolument inactif, dépourvu de toute connexion neuronale satisfaisante, si ce n'était pour s'adonner à mes rêveries diurnes habituelles. Et, pour cela, j'avais un don prononcé pour faire parfaitement mine de travailler tout en rêvassant : j'attrapais ma calculette, je tapotais des chiffres et apportais mon stylo à mes lèvres. Sans oublier les expressions que j'adoptais, faisant écho à une profonde réflexion, tout en grattant sur le papier des chiffres au hasard.

   Durant tout ce temps, je pensais, ou plutôt me demandais : qui était-il ? Qui était Ezra ?

     Il était apparu si soudainement dans ma vie que... je l'aurais suspecté d'être un mirage si je ne l'avais pas vu interagir avec autrui. Sans parler de...de toutes ces sensations que je ressentais... à travers mon corps. Ces sensations que je ne comprenais pas.

     Lorsque la sonnerie retentit et que je rejoignis le petit groupe, je ressentis une sensation de béatitude indescriptible, comme si ma respiration se voulait plus fluide qu'à l'accoutumée. Il était là, au milieu des autres, après deux jours où j'avais eu l'impression qu'il était sorti de mon existence.

     « Tu m'as manqué ! » avais-je tant envie de lui hurler. À la place, je me contentai d'entamer une discussion des plus banales, et ce fut durant celle-ci que j'eus ma réponse : il avait reçu son frère ainé, sa belle-sœur et leurs enfants.

— Tu veux voir des photos ? me questionna-t-il tandis que nous retrouvions légèrement à l'écart des autres, à la cafétéria.

— Bien sûr !

     Il me les montra, et bien que je portais un sincère intérêt pour les petites bouilles qui se présentaient sous mon nez, je ne pouvais m'empêcher de jongler entre l'écran de son téléphone et son visage.

     Comme toujours en sa présence, le temps passa bien vite, mais lorsque la sonnerie marqua la fin de la pause, à ma grande surprise, il ne réagit pas. Plutôt, il continua de faire glisser son index sur sa galerie photo, et lorsque Olympe nous invita à nous rendre en classe, je lui fis signe que nous les rejoindrions à l'étage.

— Tu es un bon tonton, ça se voit, lui lançai-je, après qu'il m'eut montré une photo de Nehoray perché sur ses épaules.

— Ah bon ?

— Oui !

Là-dessus, il se frotta furtivement la joue, un sourire gêné aux lèvres.

— Beh... J'essaye de l'être, en tout cas. Dur de me le persuader étant donné que je ne suis pas autant présent pour eux qu'avant.

— Sérieux ? C'est pas de ta faute, pourtant !

— Je sais mais je culpabilise quand même.

— Mais pourquoi ? Dis-toi que l'importance c'est pas le nombre de visites que tu leur rends mais ce que tu partages ou fais avec eux quand tu les vois.

— Oui, peut-être que tu as raison...

— Pas « peut-être ».

— OK, tu as raison.

— Voilà ! affirmai-je avec énergie.

     Je me gardai bien de lui dire qu'à mes yeux il faisait bien plus que ce dont on attendait d'un oncle.

— Merci, mec. C'est gentil.

— Je sais pas si c'est gentil mais je sais que je le pense !

     Plus tard dans la journée, un soleil inespéré se dressa parmi les petits cumulus blancs parsemés. Mon égocentrisme n'était pas arrivé à un point où je me persuadais que le temps s'accordait avec mon humeur, mais toujours était-il que c'était une journée radieuse.

— B'jour, lançai-je d'un ton enjoué à Mme Silvestre avant de m'installer aux côtés de Vick.

— Prêt pour tout à l'heure ? demandai-je à mon voisin de table en faisant référence au contrôle de physique qui nous attendait dans la journée.

— Bof. Tu me laisseras recopier, jeune homme généreux.

— Ça fera cinq euros.

— Trop cher. Un pain au chocolat, ça t'ira ?

— Marcher conclu.

     À l'issue de cette fine affaire, il me tendit la main que je lui serrai avec fermeté. Ce pauvre garçon faisait excessivement confiance en mes capacités, plus que moi-même. Mais, il était vrai que j'avais révisé et que ce chapitre était relativement simple. Alors, pour une fois, je ne lui conseillai pas de plutôt copier sur Ezra, ce qu'il aurait refusé, de toute façon. Selon lui, ce dernier se laissait recopier à contrecœur, comme lorsqu'il lui demandait d'envoyer ses devoirs. Cette information n'avait pas manqué de me réjouir. Moi, il m'aidait toujours, sans même que je le lui demande.

— Les signes distinctifs religieux sont interdits au sein des établissements publics, Gabriel, me murmura Mme Silvestre.

     Sa voix, à quelques centimètres de mon oreille, manqua de me faire sursauter. Nous étions concentrés, depuis une bonne demi-heure, sur des questions de texte au sujet de l'américanisation de l'Europe au XXᵉ siècle lorsque cette malotrue fouetta mon visage de son haleine nauséabonde.

— Excusez-moi, murmurai-je à mon tour, en prenant soin de glisser les médaillons sous mon tee-shirt.

     Depuis le début, ces derniers étaient dissimulés sous mes différentes couches de vêtements, mais cette fois-ci, ils s'étaient échappés par-dessus l'encolure. Je pensai naïvement que l'incident en resterait là, mais c'était sans compter la persévérance de Mme Silvestre pour faire régner la loi républicaine.

— Non. Veuillez l'enlever, s'il vous plaît.

     Je secouai la tête en prenant soin d'esquiver son regard et en feignant de me replonger dans mes exercices.

Sois poli, Gabriel, pensai-je. Ces derniers temps, tu as été impeccable.

 Je ne vous donne pas le choix, en fait. 

 Ça n'a pas de signification religieuse pour moi, expliquai-je calmement, ce sont juste des bijoux de famille.

 Je veux bien vous croire, mais ça n'en demeure pas moins un signe distinctif, et par soucis d'égalité avec vos camarades qui ne peuvent pas porter ce qu'ils aimeraient porter, je vous prie de l'enlever.

      Enlève-le, et remets-le plus tard. Ne cherche pas les ennuis, ne t'humilies pas devant Ezra.

 Non.

— Alors, je vous envoie chez le CPE et vous lui expliquerez la situation.

     Sans dire un mot, et tandis que toutes les injures possibles et imaginables fusaient dans ma tête, je rangeai mes affaires dans mon sac et quittai la salle.

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