Chapitre 24
Un bruit sec me fit ouvrir les yeux dans un léger sursaut. Lorsque je l'aperçu, il avait refermé le manuel de maths et s'étirait allègrement. Déjà ? Oui, déjà. Il me fallut regarder mon téléphone pour constater qu'il s'était déroulé cinquante minutes d'une traite sans que je m'en aperçoive.
Ezra pivota la chaise du bureau pour se tourner vers moi, souriant.
— Tu t'es endormi plusieurs fois, m'informa-t-il.
Je sentis une gêne me serrer la gorge. Il s'était donc retourné pour m'observer.
— Je te laisse, si tu veux, tu n'as qu'à recopier mes exercices et tu me les rendras lundi avant le cours.
À ces mots, je me redressai d'un coup et m'assis sur le bord du lit.
— Non, reste un peu si tu veux. On peut jouer à la console. Ou faire ce que tu veux. Tu fumes, toi ? Non, non, bien sûr, tu ne fumes pas, tu me l'as dit l'autre jour, pardon. Au fait, si tu veux rester dormir, tu peux. Il fait nuit et tout... Et d'ailleurs, on n'a même pas mangé ! Tu... Tu veux dîner ? Je te fais à dîner.
Qu'avais-je dit, là ? Et que signifiait son regard espiègle ? Ses sourcils à peine relevés ? Ce léger rictus au coin de ses lèvres ? Que se disait-il à mon propos, là, tout de suite ?
— Ce n'est pas moi qu'il faut convaincre, m'informa-t-il à l'issue d'un silence pesant, mais ma mère.
Sur ces mots, il posa son téléphone contre son oreille et sortit de la pièce.
Je n'y croyais pas. Il n'était venu que pour des exercices de maths, j'aurais mis ma main à couper qu'il refuserait. Mais maintenant, ma petite joie reposait sur la décision de sa mère.
En attendant le verdict, j'ouvris la fenêtre, et à peine avais-je passé ma tête dehors que le vent hivernal vint me fouetter les tympans. Bien que cette sensation soit franchement désagréable, elle empêchait les brides de discussion de m'atteindre.
Mes yeux balayèrent le passant juste en dessous, le trottoir, puis, les poubelles empilées aux côtés d'une benne pleine à craquer. Enfin, mon regard se dirigea vers les voitures garées plus haut dont les toits brillaient avec le reflet des réverbères, pour terminer sa promenade sur le feu de signalisation du carrefour plus haut. Ce feu était difficilement apercevable le jour, mais la nuit, je pouvais y discerner les trois couleurs, et ce fut pour cette raison précise qu'il fut objet de bien des défis. D'ailleurs, il me suffit de penser cela pour que mon cerveau s'y apprête.
Si je réussis à retenir ma respiration jusqu'à que ce que le feu passe au rouge, la mère d'Ezra dira oui.
J'étais peut-être à une dizaine de secondes d'apnée lorsqu'il revint dans ma chambre. Me voici étrange à ses yeux, puisqu'il me surprit la tête dehors, exposée au froid glacial, les joues légèrement gonflées.
— C'est bon, elle est OK ! me lança-t-il.
Un désir de sautiller me traversa à ce moment-là, succédé par de l'incompréhension : pourquoi désirais-je tant sa présence ? Un désir robuste, puissant, viscéral. Et puis... Cette sensation... Cette vibration tiède logée au creux de mon sternum... Je ne l'avais jamais ressentie auparavant.
— Tu veux qu'on commande des pizzas ? lui proposai-je.
— Tu n'as pas dit que tu me ferais à dîner ?
Une série de syllabes désarticulées sortit de ma bouche. Rien de très compréhensible, pas même par moi. Toutefois, il était très clair qu'une poussée d'adrénaline me submergeait. Et, son expression taquine ne m'aidait pas à retrouver un simulacre d'accalmie.
— Bah...
Il exhala un rire, ce qui n'apaisa guère ma détresse.
— J'sais pas, moi ! Tu m'as dit que tu nous ferais à dîner.
— Oui, oui... Mais, euh... Les pizzas, c'est plus simple, non ?
— Bon, d'accord, concéda-t-il en haussant les épaules.
Il semblait déçu. Pourtant, il l'ignorait, mais j'agissais pour son bien. Ou plutôt, le bien de ses papilles gustatives.
— Du coup, je commande pour nous deux, comme ça on fait qu'une commande, c'est plus simple.
— Oui, pourquoi pas. Je te rembourse en espèces ?
— Non. Je paye pour toi aussi, t'inquiète.
— Il n'est pas question que tu payes pour moi !
— On verra après, pour le moment on commande. J'ai UberEats.
La tâche se révéla cependant plus compliquée que prévu. Si avec Vick, commander des pizzas nous prenait seulement deux minutes, ce ne fut pas le cas avec Ezra. Il m'indiqua qu'il ne fallait pas de viande. Comme au self, nul doute qu'il s'agit d'un interdit alimentaire, pensai-je soigneusement dans ma tête. Puis vint le moment du choix de la pizza qui lui prit bien une dizaine de minutes, ce que j'imputai cette fois-ci à un désir de ne pas mettre en danger sa silhouette athlétique, et enfin, lorsqu'il vit les frais de port et de service, il soupira.
— Ils abusent, un peu.
— Nan mais t'inquiète, assurai-je, c'est la carte de ma mère qui est rentrée dans l'application, donc on est pas à six euros près !
À défaut de le convaincre, ce qu'il venait d'entendre sembla le scandaliser, à en constater son expression faciale.
— Hein, t'es sérieux ?
— Quoi ?
— C'est la carte de ta mère de rentrée, là ? Tu lui as demandé, au moins ?
Je sentis mes joues chauffer.
— Ben, c'est rien, j'allais lui dire après, quoi...
— Non. T'as de l'argent de poche et moi aussi, on se motive et on va les acheter sur place.
Je ravalai bien sûr mon léger agacement, et tandis que j'enfilai ma veste, je me demandai si ses parents n'étaient pas plutôt stricts. Serait-ce là une explication ? Sans doute était-il habitué à ne pas faire d'impair, ou encore, était-il par nature implacable et rigoureux, ce qui justifierait aussi ses notes élevées. Quoi qu'il en soit, supposant que c'était le cas, sa personnalité constituait l'opposé exact de la mienne.
Une pluie soudaine nous fit augmenter la cadence. La pizzéria ne se trouvait pas très loin, mais j'estimais que la carte de ma mère valait largement le coup de rester bien au chaud, sans parler de mes jambes tremblotantes.
— La pluie fine, c'est la pire, maugréai-je.
— Ça va, on a la capuche.
— Elle sert à rien ! Ça nous fouette le visage quand même.
En guise de recevoir une réponse, je l'entendis soupirer.
— Je peux te poser une question ? osai-je alors, soucieux qu'un silence gênant ne s'éternise pas.
— Tu viens de le faire, rétorqua-t-il, un léger rictus aux lèvres.
— Ah bon ?
— Encore.
Décontenancé, je préférai m'abstenir d'aller jusqu'au bout de ma requête. Peut-être sentait-il la chose arriver et il ne désirait pas répondre ? En toute honnêteté, je n'avais pas le moindre souvenir de l'avoir questionné depuis son arrivée, et ce fut finalement sa voix, aux décibels plus élevées que d'habitude, qui mit fin à mes tergiversions.
— Pose-moi ta question, patate !
Oh. Avait-il changé d'avis ?
— Non, mais c'est pas important, c'est juste une simple curiosité, je voulais juste savoir si t'étais d'origine espagnole, un truc comme ça, 'fin, ça m'intéresse, mais t'es pas obligé de répondre, t'inquiète.
— Pourquoi tu stresses ?
Son rictus s'était transformé en petit rire goguenard et je m'esclaffai avec lui face à tant d'inhabilité orale. Il eut cependant l'obligeance d'y répondre, sans soulever davantage ma maladresse.
— Mes grands-parents paternels viennent de Tunisie et mes grands-parents maternels du Maroc. Mais si on remonte à plusieurs siècles, oui, j'ai des ancêtres qui ont vécu en Espagne.
— Jure ? Alors, j'avais un peu raison !
Il pouffa.
— Qu'est-ce qui t'a fait penser ça ?
— Ton nom... Et l'espagnol LV2, tout ça...
— Je viens d'Aix... Mon lycée ne proposait que l'espagnol ou l'italien en LV2, pas l'allemand.
— Ceci explique cela !
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