Chapitre 23
Une notification me sortit brutalement de mon sommeil. Avec une petite idée de qui cela pouvait bien être, je scrutai péniblement l'écran de mon téléphone, aveuglé par la luminosité. Ce n'était autre que Victor qui nous proposait de sortir au centre commercial. Je grommelai et enfonçai ma tête dans l'oreiller.
Nous étions rentrés de la soirée de Charlie à cinq heures du matin, comment pouvait-il avoir le courage de sortir le lendemain même ? Après avoir constaté qu'il était quatorze heures, ma main laissa retomber le téléphone sur la table de nuit.
Lorsque je rouvris les yeux deux heures plus tard, il me semblait qu'il ne s'était passé qu'une dizaine de minutes.
Dormir jusqu'en fin de journée faisait partie des choses désobligeantes de la vie. À l'inverse de ressentir une sensation de récupération, j'étais davantage fatigué et assoiffé, en plus de cette désagréable impression de bouche pâteuse qui m'assiégeait. En outre, à cet instant précis, en plus de ces sensations habituelles, je me sentais groggy, comme si l'énergie de mon corps m'avait quitté.
Pourtant, il me fallait trouver le courage de m'extirper de mon lit et de ne pas gaspiller la soirée en perspective. Être seul à la maison, cela relevait d'un évènement aussi rarissime qu'une éclipse lunaire. Je m'étonnai d'ailleurs moi-même de ne pas avoir songé plus tôt, dans la semaine, à organiser quelque chose. Le visage de mes amis passa donc dans ma tête, telles des diapositives qui se succédaient sur la toile d'un projecteur. Ou, peut-être devrais-je me contenter de savourer la solitude pour apprécier le silence et, de surcroît, en profiter pour effectuer mes exercices de maths pour lundi. Mieux encore ! Commencer le devoir maison de chimie ? Il y aurait bien un jour où je réussirais à terminer un devoir maison à l'avance, mais cela n'était encore jamais arrivé.
Non, tout de même, je n'allais pas négliger de la sorte ce précieux samedi soir !
Un juste milieu ? Faire venir Vick pour que nous fassions nos devoirs ensemble et s'octroyer une soirée fumette au passage ?
Ou éventuellement...
J'attrapai péniblement mon téléphone qui était étrangement tombé de la table de nuit, en m'appuyant de mes mains sur le sol, l'autre moitié de mon corps toujours sur le lit.
Tout sauf poser un pied par terre, sinon, il ne viendra pas, pensai-je, dans un ultime défi imposé par mon cerveau.
***
J'ignorais si la réussite de mon défi y était pour quelque chose, mais toujours était-il qu'il vint deux heures plus tard, sous les coups de dix-huit heures. Il était avec son sac à dos du lycée et cela me plût. Cela témoignait, de toute évidence, de sa volonté de travailler. Ce soir, nous finirions ces fichus exercices de mathématiques, ce qui me changerait de mes dimanches soir précipités où je devais tout boucler à la dernière minute.
— Oula ! Pas trop fatigué ? m'interrogea-t-il en entrant dans mon appartement.
— Un peu... La soirée s'est terminée tard.
— C'était comment ?
Je lui racontai de fait l'étrange scène de la veille, mais aussi ce qui suivit lorsque Maxime avait ramené des amis à lui, certains âgés d'environ vingt-cinq ans. La bande orbitant sans cesse autour de Thalia, d'Olympe et leurs amies, ces dernières, agacées, avaient fini par quitter les lieux, au grand dam de Charlie.
— Lui aussi, pourquoi il ramène des grands darons dans une soirée où il y a des mineures ?
Je pouffai.
— T'as soif ? m'enquis-je.
Il opina, puis, une fois servi, il sortit de la cuisine, son verre à la main. Je fus surpris par cette inattendue marque d'aisance. Il observa machinalement les lieux, levant la tête çà et là, comme s'il était dans une galerie de musée. Je me demandai à ce moment-là, pourquoi mon appartement méritait une telle fascination. Puis, je me rappelai, que, parfois, il y avait quelque chose de captivant dans la laideur. Il n'y avait finalement pas lieu de chercher à comprendre cet être, et son air intéressé avait quelque chose d'attendrissant, ce qui était par ailleurs la seule chose qui comptait.
— Oh, t'as un chat ! s'exclama-t-il à la vue de Miss Tea, à la suite de quoi il s'empressa de la caresser.
À l'instar du salon, ma chambre n'échappa pas à son analyse visuelle. Pourtant, il y avait encore moins de choses à regarder. Ma chambre n'était dotée que d'un lit, d'un bureau et d'un placard. J'avais retiré les posters des murs immaculés il y avait un moment maintenant, depuis que mes goûts musicaux avaient évolués. Pour seule décoration alors, des photos d'Ivanie et moi accrochées au-dessus de mon bureau. Son attention se posa dessus un court instant avant de bifurquer en direction de mon lit.
— C'est quoi, ce truc ? demanda-t-il en pointant du doigt Ferdinand.
Tandis qu'un léger sentiment de honte me submergeait, je regrettai instantanément de ne pas avoir anticipé cette éventualité en le dissimulant sous mon oreiller ou en l'envoyant valser en haut de mon placard. Mais, d'une certaine façon, c'était peut-être une bonne chose qu'il le rencontre si rapidement. S'il venait à me trouver bizarre, voilà chose faite.
— C'est... Ferdinand. Une peluche... Enfin, ce qu'il en reste, expliquai-je en tentant du mieux que je pouvais de le regarder dans les yeux, comme pour le persuader que j'assumais totalement de garder en ma possession cette carcasse de tissu.
— Et qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Rien de spécial, c'était mon punching-ball, quand j'étais enfant.
Il fronça les sourcils.
— Mon défouloir, quoi, ajoutai-je.
Sans me répondre, il me tourna rapidement le dos, me laissant tout juste le temps de voir une ébauche de rictus au coin de ses lèvres. Voilà peut-être une des seules choses que je regrettais de ne pas voir chez lui : un côté davantage taquin. Victor s'était ouvertement moqué de moi, comme tous les autres, lorsqu'ils avaient rencontré Ferdinand pour la première fois, et c'était parfaitement compréhensible.
Après quelques dizaines de secondes, vraisemblablement le temps qui lui fallut pour retrouver contenance, il pivota enfin vers moi.
— Cool, cool, chez toi. Du coup, on les fait, les exercices ?
— Ouais, allons-y, rétorquai-je.
J'attrapai la chaise de bureau de Céleste pour venir m'installer à côté de lui.
— Bon. Je te propose qu'on les fasse chacun de notre côté et puis on se concerte. Ça te dit ?
Non, ça ne me disait pas du tout. J'appréciais son sérieux, mais peut-être l'était-il un peu trop. En vérité, j'espérais qu'il les ferait de son côté, puis qu'il me demande de les recopier. Il était doué en maths, il n'avait jamais eu de notes en dessous de dix-huit depuis la rentrée, pourquoi tiendrait-il compte de mes résultats ?
— Aucun problème, assurai-je.
Il attrapa sa calculette et commença sans attendre le travail. Je m'exécutai également, mais ma médiocre concentration me fit rapidement défaut, comme à son habitude. Au bout de quelques minutes, j'eus besoin d'une pause, tandis que j'entendais son stylo gratté sur sa feuille de brouillon.
Il était à ma gauche, ce qui était regrettable. Étant droitier, je ne pouvais prétexter d'écrire tout en posant mon menton dans mon autre paume pour le regarder. À défaut, je m'accoudai du côté droit et pris la calculette de l'autre, mimant diverses tentatives d'équations.
Cela me semblait impossible de m'accommoder à sa beauté ; une beauté révélatrice enveloppée de simplicité.
Mais, qu'est-ce qui rendait à ce point son visage si doux ? Ses lèvres rosées et pleines ? Ou, peut-être était-ce sa mâchoire formant un angle parfait et son menton à peine en retrait ? Ses oreilles tout juste décollées ? Ou son regard : lorsqu'il avait les yeux grands ouverts, ses cils fournis frôlaient ses sourcils noirs et épais.
Je ne l'avais jamais vu de si près, si longtemps et j'éprouvais le sentiment d'avoir la capacité de l'observer inlassablement pendant de longues heures.
— Tu ne travailles pas ?
Mon cœur fit un bond contre mes côtes. Sans que je m'en aperçoive à temps, il avait tourné les yeux dans ma direction, vraisemblablement alarmé par mon immobilité. (Ou, avait-il senti que je le dévisageais, ou les deux en même temps.) Quoi qu'il en soit, il allait remarquer la teinte écarlate qui allait envahir d'ici à quelques secondes mes joues et je n'eus d'autre issue que de me lever et me laisser tomber sur mon lit. Il s'agissait d'un comportement incroyablement pittoresque, mais je désirais surtout reprendre contenance à l'abri de son regard.
— Je ne me sens pas bien depuis mon réveil de sieste, je crois que j'ai attrapé une merde dans l'air, finis-je par dire, la voix étouffée.
Ce n'était pas faux, par ailleurs. J'avais toujours cette sensation d'être groggy et sa venue n'avait pas eu pour effet d'améliorer mon état.
Manquant d'air, je dégageai ma tête jusqu'ici enfouie dans mon oreiller, mais continuai de lui tourner le dos.
Sa voix s'éleva derrière moi :
— Ah, j'entends bien, t'inquiète. Je vais les faire et tu les recopieras. Repose-toi.
Je sentis mon visage refroidir et mon pouls ralentir. J'étais donc prêt à lui faire face. Il faisait désormais totalement nuit dehors et seule la petite lampe en métal noir du bureau éclairait la pièce. En plus de peindre un teint pourpre sur son visage, elle produisait un splendide jeu d'ombre ondulant sur ses traits à chacun de ses mouvements. J'ignorais qu'une image si banale, insignifiante, d'un garçon effectuant ses devoirs sur un bureau, pouvait s'apparenter si franchement, et sans détours, à une toile.
Tantôt, je l'observais, tantôt, je fermais les yeux, épuisé, tout en refusant obstinément de m'endormir dans un désir insensé de profiter pleinement des heures qui s'étendaient devant nous. À cette pensée, une question me vint : jusqu'à quelle heure comptait-il rester ? Peut-être avait-il prévu de rentrer chez lui aussitôt les exercices de mathématiques terminés ? Je refusais. J'espérais qu'il reste jusqu'à minuit, au moins. Mais, conscient de cette heure tardive, je comprenais tout à fait que cela ne serait pas envisageable.
Alors, auprès de sa présence d'un réconfort énigmatique, les minutes passèrent. Seuls le bruit des grattements du stylo sur la feuille, le passage des voitures et les voix des passants quelques mètres plus bas faisaient défaut au silence.
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