Chapitre 17
— Il faudrait choisir une femme, lança Tasnîm à Olympe durant la récré du matin, ça changera.
— Excuse-nous, la féministe, répliqua Léandro, un sourire dédaigneux aux lèvres, tandis qu'il se roulait une cigarette.
Elle le fusilla du regard.
— Mais, il veut quoi, lui ? Ton daron qui rince pas le riz !
— Calme-toi. Je me permets pas de parler comme ça de ton père, moi.
— Normal, mon papounet il rince le riz, lui.
Le ton entre les deux continuait de monter lorsque je réalisai que nous étions au complet, ce matin-là. En plus de notre groupe habituel, il y avait Adama, Charlie et Ezra, qui, à ma grande surprise, avait décidé de se joindre à nous.
« Tu es fâché avec Antho ? » m'étais-je donc surpris à lui demander, ce à quoi il avait répondu par la négative, l'expression teinté d'étonnement. Ne désirant pas en rester là, je profitai que le reste du groupe s'adonne à un débat houleux sur la pertinence ou non de choisir une femme, pour renchérir :
— Dis-moi, dis-je presque en chuchotant, tu serais dispo quand, pour la salle ?
Il réfléchit un court instant.
— Après les cours ?
— Oh, aujourd'hui-même ?
— Oui, sauf si t'es pas dispo.
Bien sûr que je l'étais.
— Si, si, ça me convient de ouf. Vas-y, on fait ça.
— Par contre, je dois rentrer à dix-neuf heures max.
— Pas de problème, t'inquiète !
Étrangement, mon cœur s'accéléra en prévision de cet évènement qui aurait été jugé banal à bien des égards. Et, alors qu'entre maintenant et ce moment tant attendu, une journée entière s'établissait, je fus tout de même d'excellente humeur, et rien ne la fit décliner. Au contraire, elle s'accentua, même, lorsqu'il mangea avec nous au self. Malgré le fait qu'il m'avait affirmé le contraire, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il s'était disputé avec Antho.
Comme à l'accoutumée, le menu n'était guère appétissant, mais avec Vick, nous avions réussi à voler un second beignet aux pommes, profitant d'un léger moment d'inattention de la « dame de la cantine ». Plus tard, alors que nous arrivions au dessert, Léandro remarqua, à trois tables de nous, un groupe d'amis que nous ne croisions pas souvent en raison de nos emplois du temps différents. De là, il forma une boulette de mie de pain et la leur lança. Malencontreusement, elle termina son vol sur le front d'une fille tout à fait inconnue, qui avait eu le simple malheur d'être attablée entre eux et nous. Surprise, elle tourna la tête dans tous les sens pour connaître l'origine de cette agression, ce qui eut don de nous faire tous beaucoup rire, à l'exception de trois personnes.
Lorsque la sonnerie marquant la fin de la journée retentit enfin, je me précipitai vers Ezra qui n'avait pas encore terminé de ranger ses affaires.
Nous sortîmes du lycée, et, bien que d'ordinaire je m'accordais une pause cigarette, je décidai de déroger à mes habitudes et nous prîmes le bus à la hâte. Je m'enthousiasmais d'être seul avec lui. Non pas qu'il s'agissait là d'un évènement incroyable, mais l'idée de me retrouver auprès d'une personne sur laquelle j'avais tant à découvrir m'enthousiasmait. Ne voulais-je pas du changement, finalement ?
Durant le trajet, je lui lançai des regards à la dérobée, profitant du fait qu'il était occupé à scruter la ville défiler derrière les vitres du bus. Je ne pus m'empêcher, encore une fois, d'être subjugué par les traits de son visage ainsi que sa chevelure abondante, dotée d'ondulations brunes. Je trouvais également beaux mes autres amis, dont le succès auprès des filles démontrait le potentiel, mais la beauté d'Ezra était supérieure.
Ses yeux finirent par se poser sur moi. Je détournai d'emblée le regard, bien que j'aie été pris sur le fait. Heureusement, il engagea de lui-même la discussion, dans un ton plutôt jovial.
— Tu habites ici depuis toujours, toi ?
— Ouais, c'est moche, hein !
Il s'esclaffa.
— Pourquoi tu rigoles ?
— « Bon courage » me rappela-t-il.
Il ne s'écoula pas une seconde avant que je ne sente mes joues chauffer. Ainsi, il n'avait pas oublié, et je n'avais rien d'autre à faire de plus que de camoufler ma honte en riant.
— Ça t'a marqué ?
— Un peu. C'est une drôle de manière de souhaiter la bienvenue aux gens.
— J'avoue, j'ai pas trop réfléchi... Mais c'est que je déteste cet endroit, en fait.
— Pourtant, elle est tranquille, cette ville.
— Oui mais il fait moche, il pleut tout le temps et elle est toute grise. D'ailleurs, ça doit te changer de ouf, toi qui as vécu au bord de la mer.
— Aix-en-Provence n'est pas au bord de la mer.
Je réalisai mon erreur et il me fallut un effort considérable pour ne pas laisser échapper le moindre signe d'agacement contre moi-même.
— C'est une façon de parler, genre, c'est pas loin, quoi !
— Ah, oui.
— Ça reste moins pourri, être pas loin de la mer. C'est comme on dit que Marseille ça craint comme ville, mais ça me semble toujours mieux qu'ici, au moins il fait beau et y a la mer.
— Parce que tu penses que la vie est moins pénible s'il y a le soleil et la mer ? s'enquit-il, un sourire narquois aux lèvres.
— Bien sûr. Je déteste la pluie. Tout est pire, sous la pluie.
Il me contempla avec intensité, silencieux. Quelque peu décontenancé, je lançai à mon tour un sujet de conversation.
— Tu as des frères et sœurs ?
— Quatre grands frères, et toi ?
— Waouh ! Ils ont quel âge ?
Tandis qu'il me répondait respectivement trente-deux, vingt-huit, vingt-deux et vingt, je ne pouvais m'empêcher de penser à quel point c'était une chance inouïe d'avoir des grands frères. Quoi de mieux pour abriter tes conneries ou te défendre face à des parents en colère ? Mieux encore, te prêter des habits. Était-ce d'ailleurs pour cela qu'il avait tout un tas de vêtements stylés que Victor gratifiait de compliments ?
— Ton frère aîné avait notre âge quand tu es né ! m'exclamai-je, ébahi.
Il hocha la tête, l'expression placide, et je ne pouvais m'empêcher de penser que je n'aurais pas du tout aimé que Maman soit enceinte en ce moment-même.
Nous descendîmes enfin à l'arrêt convenu et après quelques mètres de marche, nous nous retrouvâmes devant la salle de sport.
Je fus bien vite impressionné par la corpulence athlétique des hommes et des femmes qui se musclaient à quelques mètres de nous, écouteurs dans les oreilles, gourdes à proximité. Fort heureusement, après un balayage de la salle, j'aperçus d'autres personnes aux silhouettes diverses, maigres ou grosses, débutantes ou expérimentées, ce qui me rassura. Je n'aurai pas l'air d'une mauviette, fondu dans cette masse hétéroclite. Surtout, nul doute que j'étais en bonne compagnie. Très bientôt, je troquerai mes tee-shirts pour des débardeurs afin de laisser paraître, moi aussi, des trapèzes impressionnants.
Au bout d'une dizaine de minutes, nous avions nos cartes en main.
— On pourrait y aller le mercredi après-midi, le dimanche, et peut-être le vendredi, ou faire varier le troisième jour, comme ça peut dépendre de nos devoirs, des profs absents, et tout, et tout.
— Trois jours par semaine suffisent ? demandai-je.
— Oui, largement. Si on veut, on peut augmenter à quatre. Deux séances jambes, une séance dos, pectoraux et une séance épaules, biceps, triceps. Il faut laisser les muscles se reposer, en tout cas.
— Je fais des pompes tous les jours.
Il secoua la tête, les lèvres pincées, comme s'il était navré par ce qu'il venait d'entendre.
— C'est pas nécessaire, crois-moi.
Je te crois, Apollon.
— Au fait, tu ne m'as pas répondu, tu as des frères et sœurs, toi ?
— Ah oui, pardon. Une sœur de onze ans.
— OK. J'espère que tu es gentil avec elle.
Je fus rassuré : je n'étais pas le seul à dire des choses bizarres. Je hochai la tête puis vint le moment de nous séparer. C'était trop court à mes yeux, ce fut pourquoi je lui proposai de manger quelque part, ce qu'il déclina poliment ; il devait rentrer avant dix-neuf heures.
— Ah oui, c'est vrai, tu me l'avais dit, en plus ! Ben écoute, pas de souci, vraiment, pas de souci ! assurai-je. Rentre bien !
— On peut se voir après-demain, si tu veux. Attends, non, après-demain c'est samedi. Je ne sors pas souvent le samedi. Quoi que, ça m'arrive.
— Samedi, je vois ma copine qui rentre d'Irlande, de toute façon.
Il eut l'air d'abord surpris par cette information, puis répondit :
— Ah ! Eh beh, dimanche, ou alors, la semaine prochaine.
— Pas de problème, frérot, on se fera ça quand on pourra.
— Ça marche.
— Au fait !
— Oui ?
— Tu as trouvé quelqu'un avec qui te mettre pour l'exposé d'histoire ?
— Non, pas encore.
— Oh, tu trouveras j'espère !
— Beh, oui, t'inquiète pas pour moi, assura-t-il, l'expression railleuse.
Je ne pus m'empêcher, durant le trajet en direction de chez moi, de penser qu'il y avait cet étrange mélange, chez lui, entre une grande timidité qui le rendait humble et une subtile pointe d'arrogance dont il faisait parfois preuve.
Et que j'appréciais.
Que j'appréciais au point qu'il ne quitte pas mon esprit, pas même lorsque je retrouvai Ivanie le vendredi soir. Je ne tardai d'ailleurs pas à lui parler de ce nouvel ami timide et réservé qui aimait les escargots au point de les sauver d'un écrasement fatal.
« Voilà un humain de qualité »avait-elle répondu tandis que nous mangions dans un restaurant le soir de nos retrouvailles.
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