Chapitre 15

     Le lendemain de ma soirée chez Thalia, Maman semblait m'attendre pour tenir une discussion, à en juger la vitesse à laquelle elle lâcha ses Sudokus pour se lever de son fauteuil. Pourtant, je n'avais fait aucune connerie, j'en étais certain, et la semaine s'était plutôt bien déroulée. Il fallait dire qu'après l'incident avec le prof de chimie qui m'avait valu deux heures de colle, je préférais faire profil bas.

— Cucciolo, je vais rendre visite à mamie dans trois semaines. Est-ce que tu veux venir ?

— Il y a une raison particulière à cette visite ?

— Oui. L'Ehpad m'a appelée, elle a beaucoup maigri ces derniers temps. L'alimentation est devenue très compliquée.

— C'est à cause de son Alzheimer ?

— Sans doute...

     Je réfléchis en me servant des céréales dans un bol. D'une certaine façon, j'éprouvais l'envie de la voir et cela me ferait un petit voyage à Naples. Mais, j'étais fatigué, aussi, et rentrer dans cet établissement aux émanations d'urine dès lors que nous faisions un pas à l'intérieur avait don de me donner le cafard. Mes yeux ne pouvaient s'empêcher de se poser sur les autres vieillards, grabataires et immobiles dans leur fauteuil roulant, les mains repliées à l'intérieur, la tête penchée sur leur buste. Et, puis, il y avait ceux qui poussaient des hurlements ou appelaient sans interruption des prénoms dans le vide.

     La première fois que j'étais entré dans cet Ehpad à douze ans, après que les années d'Alzheimer l'avaient amenée à un point de non-retour, l'image que j'avais autrefois de la vieillesse fut cruellement remise en question. J'avais toujours imaginé, naïvement, les vieux mourir tranquillement dans leur sommeil, dans le lit qui avait partagé leur nuit pendant cinquante ans. J'ignorais que la mort pouvait prendre plusieurs années à venir et anéantir au passage nos capacités motrices, psychiques et sensorielles, jusqu'à nous plonger dans un état qui semblait analogue à un intermédiaire entre la vie et la mort, comme si l'âme voulait misérablement s'accrocher à un corps qui s'était déjà abandonné.

    Quant à Mamie, lors de mon avant-dernière visite, un an plus tôt, elle m'avait attrapé la main et l'avait serrée fort entre ses doigts froids et osseux, me prenant pour son fils. L'infirmier m'avait expliqué qu'à cause de la maladie, elle ne se rappelait plus qui j'étais exactement, mais qu'elle se rappelait qu'elle m'aimait fort et que c'était pour cela, qu'elle croyait que j'étais son fils. Cela m'avait étonné, d'une part parce qu'elle n'avait pas eu de fils, d'autre part parce que, si nous nous tenions à cette hypothèse, elle aurait dû reconnaître Maman ou lui attribuer le nom d'un être aimé.

— Je réfléchis, dis-je finalement.

— D'accord. Mais je te conseille d'aller la voir. Rien ne garantit qu'elle tienne jusqu'à Noël. Si elle est toujours là, tu voudras venir, à Noël ?

— Je ne sais pas, je verrai.

— OK. N'oublie pas non plus que le mois prochain, c'est l'anniversaire de ton père. Avec ta sœur, vous pouvez réfléchir à un cadeau.

— Oui, oui, marmonnai-je.

     Comme si j'étais incapable de décider moi-même, je soulevai mon problème à Ivanie et à mes amis sur notre groupe WhatsApp ; tous, à l'unanimité, jugèrent qu'il fallait que je m'y rende. Pourtant, cela ne m'aida pas à prendre une décision. Au contraire, la culpabilité ne fit que croître. Je savais bien, au fond, qu'il était logique que j'aille la voir. Ne disait-on pas qu'une grand-mère, c'était précieux, d'autant plus lorsqu'elle était en fin de vie et que c'était notre dernière ? Ainsi, je risquerais de le regretter, si elle venait à disparaître.

     Néanmoins, quelque chose m'en empêchait.
     La souffrance, je supposai. La souffrance de la voir dans cet état, une souffrance encore plus véritable depuis que mes souvenirs d'elle avant la maladie s'étaient évaporés.

     Cette indécision me poursuivit les jours suivants. Tantôt, je m'apprêtai à annoncer à Maman que je la suivais, tantôt, il n'en était pas question. Pourtant, il fallait que je me décide, puisque Maman refusait d'attendre la dernière minute pour prendre les billets d'avion. Et, c'était peut-être à force de tergiverser que ce mercredi-là, j'arrivai en retard en EPS, après quatre petites heures de sommeil.

     La veille, je n'avais pas réussi à installer mon décor dans ma villa de Floride.
     Ce fut donc à moitié endormi que je me changeai dans les vestiaires glacés aux odeurs entêtantes d'humidité avant de rejoindre le reste de la classe déjà sur le terrain, loin d'être enthousiaste d'effectuer cette épreuve des 3 x 500

     En me voyant arriver, le prof, vêtu de son éternel jogging Domyos et son sifflet autour du cou, soupira d'un air exaspéré, tandis que Victor m'adressait un sourire sincère, mais crispé. Et pour cause, il faisait particulièrement froid. De la vapeur d'eau s'échappait de nos bouches et nos mains rentrées dans nos manches ou nos poches frôlaient la paralysie.

    Ezra était légèrement à l'écart en train d'écouter le prof, les bras fermement croisés contre son buste.

— Monsieur, pardon, mais il fait trop froid là. Moi, si je cours, mes poumons vont se congeler, lança Prudence.

— Vous allez vous réchauffer pendant la course, lui répondit M. Belmehdi. Bon, comme je disais, vous allez courir six minutes et je vous chronométrai afin que vous puissiez calculer votre VMA. Compris ?

     Nous nous préparâmes à partir à son coup de sifflet. Pour ma part, je n'avais pas non plus envie de donner mon âme. Prudence avait raison, il faisait extrêmement froid, si bien que chaque inspiration était douloureuse. Et, je n'étais visiblement pas le seul à prendre cette séance avec légèreté, à en constater Victor qui se mit à ma hauteur et commença à me parler de sa dernière partie de Call Of Duty. Je n'écoutais que d'une oreille tandis que je cherchais des yeux Ezra, que je trouvai finalement à quelques mètres derrière nous. Mystérieusement attiré par lui, je décélérai le pas afin d'arriver à sa hauteur sans prêter davantage attention à Vick.

     Lorsqu'il me vit, il m'adressa un sourire chaleureux, ce qui me réjouit.

— Ça va ? m'enquis-je.

     Il hocha la tête en guise de réponse, ce qui me dérouta légèrement, mais ne me découragea pas pour autant.

     Peu de temps après, je sentis qu'il accélérait la cadence, je fis par conséquent de même, comme par défi. Une fois l'espace entre nous stabilisé au prix de mes efforts, j'observai son allure élancée, ses pas aisés qui paraissaient à peine effleurer le sol. Il était un peu plus grand que moi. Peut-être avait-il la chance d'atteindre un mètre quatre-vingts.

— Une minute vingt-cinq, Ezra et une minute vingt-neuf, Gabriel, nous lança le prof lorsque nous eûmes terminé.

     Il me lança un sourire, que je lui rendis.

     Peut-être était-il timide, peut-être était-il ennuyant, mais nous ne pouvions pas dire qu'il n'était pas souriant.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top