Chapitre 10

— Je l'ai oubliée, l'informai-je.

— Ça fait deux fois de suite. Votre carnet.

      Sans dire un mot, j'attrapai mon carnet, me levai d'un air faussement indifférent et le lançai sur son bureau.

— Il y a des façons de faire, dit-il sèchement en me le tendant.

      Je le repris et le posai doucement, cette fois.

     En rejoignant ma place, la rage monta en moi. Comme si Maman n'avait pas assez de soucis comme cela, elle devait signer un énième mot ridicule dans mon carnet !

— Vous nous obligez à prendre la blouse, à croire qu'on manipule de l'amiante.

— Ça suffit, maugréa-t-il. La blouse fait partie du matériel, c'est tout. Tout comme le manuel, que vous oubliez une fois sur deux également.

— Y a toujours quelqu'un qui a un manuel en plus qui nous le passe, c'est bon, là !

— Gabriel, ça suffit ce ton insolent. Et vous croyez que c'est normal de se reposer sur ses camarades ? Vous croyez que votre patron, plus tard, tolérerait des oublis ? Ce n'est pas comme ça que ça se passe la vie d'adulte.

— Mon patron, je l'aurai choisi.

— Parce que vous n'avez pas choisi d'être ici ? Vous avez seize ans.

— Ouais, vous avez raison, je me demande ce que je fais là.

     Mon pouls battait dans mes tempes. Excédé et empli d'une rage intense, je ramassai mes affaires que j'avais à peine sorties depuis mon arrivée. Victor me retint le bras mais je le dégageai d'un coup sec.

     Après avoir pris soin de ne pas croiser son regard, je descendis les escaliers aussi vite que je les avais montés.

     Lorsque j'arrivai chez moi, je décidai d'appeler Ivanie. Elle me donnait toujours raison lorsque j'avais un démêlé avec un prof et prenait plaisir à les insulter. Même si, parfois, il était vrai que je me questionnais quant à son objectivité. Pour cette situation précise, en revanche, j'avais raison. Nul doute là-dessus.

— Allô ?

— Ivanie. Faut que je te raconte comment le prof de physique-chimie m'a saoulé. 

— OK mais rappelle-moi tout à l'heure, plutôt. Je vais en cours dans cinq minutes.

— D'accord, vers quelle heure ?

— Faudra que je te raconte aussi un truc !

— Ah, oui, j'ai hâte. Je te rappelle vers quelle heure ?

— Je sais pas. Nan, t'sais quoi, je le ferai. Bisous, bébé.

— Pas de souci. À tout à l'heure !

Ou pas, pensai-je. La dernière fois qu'elle devait me rappeler, elle avait oublié.

***

     Sous la douche chaude et réconfortante, je pensai que M. Aigrefeuille n'avait pas tort. J'avais choisi d'être là. Dans ce lycée que je ne supportais pourtant pas. Nous étions à peine mi-septembre que toutes mes bonnes résolutions de ne pas faire d'impair s'écroulaient. Comme si je n'étais plus doté de raison ou que j'étais incapable de me contrôler.

     Néanmoins, j'étais là de mon plein gré, et les précédentes années similaires m'avaient déjà offert un bon aperçu. Je savais à quoi m'attendre, lorsque j'avais choisi de passer en première.

     Pourquoi en étais-je arrivé là ? Je ne rencontrais aucune difficulté à comprendre la plupart des cours. Le problème était qu'ils m'indifféraient. Une sensation d'ennui et de lassitude qui ne me quittait jamais. De fait, je ne comprenais pas l'intérêt d'apprendre certaines choses, ni ce que cela pouvait nous apporter dans la vie. Pourquoi personne ne nous apprenait à payer des factures, plutôt ? Mieux encore, nous apprendre à gagner de l'argent sans devoir être cloîtré dans un bureau quarante heures par semaine ou sans nécessairement faire un master. J'étais pourtant le premier à penser que les études constituaient la seule issue pour être riche, mais c'était avant que je ne tombe sur des vidéos de personnes ayant monté leur entreprise en partant de rien ou en investissant dans le Bitcoin pour devenir millionnaire.

     Je me glissai sous la couette, et, probablement alarmée par un manque significatif de pensées positives, la petite voix dans ma tête tenta de me raisonner. Malgré tout, le lycée avait quelque chose de plaisant. Mes amis et nos quatre cents coups, les sorties après les cours, les fous rires incontrôlables en classe, et puis, tout un tas de personnes qui rendaient le quotidien moins désagréable, comme Thalia.

     À son sujet, si elle venait à m'annoncer qu'elle désirait plus que de l'amitié, je déclinerais sans hésitation, lui annonçant que j'étais en couple. Nous avions toujours entretenu qu'une simple relation amicale, et cela devait rester ainsi. Je serais donc officiellement le premier garçon du lycée à avoir mis un râteau à Thalia.

     Voilà, j'avais fait le tour de tous les éléments positifs de mon quotidien. Ou, presque tous...
     Non, il ne quittait pas mon esprit...

     Je ne pouvais nier toute l'étrangeté de cette situation. Je ne le connaissais pas. Il n'était qu'un camarade de classe. Pas même un ami. Et pourtant c'était à lui que je pensais, là, et si je l'avais connu davantage, il aurait sans doute été le premier cité.

     Ce fut sur ces pensées que je m'endormis sans m'en rendre compte. Je fus arraché à mon sommeil par un klaxon provenant de la rue et ce fut à cet instant que je constatai qu'il faisait déjà nuit.

     Je me redressai dans un sursaut, le cœur battant. En rentrant du travail, Maman aurait dû ouvrir ses mails et découvrir que non seulement j'avais répondu à un prof mais que j'étais aussi parti au milieu d'un cours et que j'avais séché les autres. Je fus si étonné qu'elle ne soit pas venue me déranger que je me précipitai dans le salon, presque persuadé de la découvrir morte. Seulement, elle était là, sur ses mots fléchés. Elle tourna la tête vers moi, souriante.

— Ah, tu es là, Cucciolo*. Je suis venue te voir tout à l'heure mais tu dormais. J'ai supposé que tu avais eu une longue journée.

— Tu...tu as lu tes mails ?

     Son sourire s'effaça instantanément. Elle se leva d'un seul coup en s'aidant de ses deux bras pour se propulser et se dirigea d'un pied ferme sur l'ordinateur.

— Qu'est-ce que tu as fait, encore ?

     Je regrettai d'emblée ma sincérité et me rendis dans la cuisine afin de manger, en attendant l'orage. Et, alors que je réchauffais au micro-onde le reste du dîner que j'avais manqué, Maman me rejoignit, le visage plus apaisé que quelques minutes plus tôt.

— Il n'y a rien. Qu'est-ce que tu as fait ?

— Ah... Ben rien, du coup.

— Ne joue pas l'idiot ! Tu as fait quelque chose.

— Rien de grave. J'ai juste dit la vérité à un prof et ça ne lui a pas plus.

      Elle soupira et à la vue de ses traits crispés de son visage, elle semblait se retenir de me crier dessus.

— Quelle vérité ?

— Ben, il m'a pris le carnet parce que j'avais oublié la blouse, alors qu'on ne manipule rien de dangereux. Si ce n'est pas chercher la petite bête, c'est quoi ?

— C'est comme ça, et puis c'est tout.

— Mais j'en ai marre de « c'est comme ça, et puis c'est tout » ! C'est casse-couille. Le moindre prétexte est bon pour nous mettre un mot dans le carnet. On dirait qu'ils aiment ça. Tout comme ils aiment nous mettre de mauvaises notes et nous humilier. L'autre jour, le prof de maths a annoncé à voix haute les notes, de la meilleure à la plus mauvaise. C'est grave violent, ce système. Puis ça veut rien dire, les notes. C'est triste de réduire nos capacités à un chiffre. À cause de ça, on veut tellement avoir une bonne note qu'apprendre n'est plus notre priorité.

— Parce qu'on peut avoir une bonne note sans apprendre ?

— Ben, oui.

— J'espère que ce n'est pas ce que je comprends !

— C'est tout ce que tu retiens de ce que je t'ai dit ?

— Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse, Gabriel ? C'est comme ça.

— Ce que je veux que tu fasses ? Ne pas me faire chier à chaque fois que je ne me plie pas à des exigences à la con !

      Elle s'avança si rapidement que je crus qu'elle allait m'asséner une gifle. Elle se stoppa finalement à quelques centimètres de moi, son visage violacé par la colère.

— Eh bien, continue ! hurla-t-elle. BRAVO ! À peine quelques jours et déjà deux mots dans le carnet ! Continue comme ça ! Tu vas vite te rendre compte que tu n'es pas dans un film mais dans la réalité. Et que tout ce que tu prendras si tu continues à te comporter de la sorte, c'est un renvoi définitif.

— Je m'en fous, répondis-je en pensant à ma réflexion quelques heures plus tôt, il y en a qui arrivent très bien sans diplômes. Ils arrivent à monter leur société aux States et c'est pas à l'école qu'on appr...

     Elle s'esclaffa si fort tout en claquant des mains que je m'interrompis sous la surprise. Son rire contrastait effroyablement avec la colère qui lui peignait le visage quelques secondes plus tôt.

— Fais-le donc, dit-elle d'une voix doucereuse, après avoir repris contenance, quitte tous tes amis et pars aux États-Unis, monter ta super boite.

— Tu dis ça mais je suis sûr que si je quittais vraiment le lycée, tu déprimerais.

      Dans une labilité déconcertante, son visage se décomposa.

— Ben, bien sûr ! À seize ans, tu crois avoir les compétences pour réussir autrement qu'en suivant une scolarité ? Il faut redescendre sur Terre, Gabriel. Tu n'as aucune capacité dans ce genre de domaine. Tu crois pouvoir partir avec les deux cents euros de ton livret jeune et revenir milliardaire à la fin de l'année ?

— Je m'en fous. J'en ai marre du lycée, ça rime à rien, tout ça.

— Eh bien, quitte-le. Depuis quand tu en as quelque chose à faire de ce que je ressens ? Fais-le. Vis pour toi. Je ne veux pas être la raison qui te pousse à rester dans ce lycée. Mais ne compte pas sur moi pour te garder sous mon toit si tu ne fais rien.

     Sans me laisser le temps de renchérir, elle tourna les talons et partit dans sa chambre.
     Quant à moi, je n'avais plus faim. 

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*cucciolo veut dire littéralement chiot en italien, mais ce mot peut être utilisé comme surnom affectueux

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