Chapitre 4 : « Quel jour est-on ? »

Dorothea est partie, à la demande de Magnus. Il est à présent seul dans la boutique fermée. La nuit est tombée, il est à nouveau assis sur le fauteuil. Bien sûr, la brune n'a pas été si facile à convaincre. Elle a compris qu'il s'était passé quelque chose mais il a refusé de lui en parler, pour le moment. Elle ne l'a laissé en paix qu'après qu'il lui a promis de parler à Alec de ce colis, peu importe de quoi il s'agit.

L'indonésien reprend la lettre de Me Gray, pour la relire. Oui, il est bouleversé, les nouvelles ne sont pas vraiment bonnes. Mais comment est-on censé réagir en apprenant le décès de quelqu'un qu'on a pas revu depuis huit ans ? Une ex, en plus, et avec qui ça ne s'est pas très bien fini ?

Camille. Son histoire avec elle date d'après la mort de son père, il l'a rencontrée après être retourné à San Francisco et ils sont restés ensemble pendant plus d'un an. Ils sont très vite devenus proches. C'était instantané, passionnel et ça s'est essoufflé tout aussi vite. Il pensait déjà sérieusement à rompre quand elle l'a poussé à le faire. Il a même quitté San Francisco après leur rupture. Et puis voilà où ils en sont huit ans plus tard.

Magnus ferme les yeux et passe une main sur son visage pour essuyer les quelques larmes qui lui ont échappé. La lettre de l'avocate est succincte : Camille est morte et, peu avant son décès, elle a fait écrire dans son testament qu'une lettre ainsi que la petite boîte – également présente dans le colis – devaient être envoyées à l'indonésien aussi tôt que possible. Pourquoi ? Sans doute l'avocate l'ignore-t-elle également.

La lettre reposée sur la table, les doigts vernis s'approchent de la seconde enveloppe, la survolent sans la toucher. Le courage de l'ouvrir ne vient pas encore, il attrape la boîte. Elle est jolie, décorée de petites fleurs en tissu violettes et jaunes. Il n'arrive pas davantage à se décider à l'ouvrir. Qu'est-ce que ça peut être ?

— Camille, après tout ce temps, tu arrives encore à m'agacer.

Il n'a pas la tête aux énigmes ou aux devinettes. Il souffle longuement pour finalement prendre l'enveloppe, autant lire cette fichue lettre. Ensuite, il rentrera chez lui. Il déchire l'enveloppe avec son coupe-papier et attrape ce qui se trouve à l'intérieur, deux feuilles pliées. Et à la seconde où il les déplie, son ancienne amante se retrouve en face de lui. Le corps vaporeux, éthéré, les cheveux flottants autour de son visage toujours aussi beau quoique... Un peu transparent. Leurs yeux se croisent, l'apparition semble être encore plus étonnée que le médium.

— Magnus ? Magnus, c'est vraiment toi ?

Et elle se jette, bras en avant, vers l'homme à qui elle a écrit sa dernière lettre. Mais quand elle traverse la table basse, elle a un sursaut et s'arrête :

— Oh c'est vrai, je suis morte...

Elle soupire, ou en tout cas ses épaules s'affaissent comme si elle le faisait. Mais il n'y a pas d'air qui sort de ses poumons, pas plus qu'il n'en rentre, évidemment. L'apparition tourne sur elle-même, regardant autour, la boutique qui lui était inconnue jusqu'à présent. Elle en avait trouvé l'adresse, c'est vrai, Magnus n'a pas été très compliqué à retrouver.

— J'ignorais que tu savais communiquer avec l'au-delà, finit-elle par dire, pensive. Il me semblait que tu n'avais jamais réussi, avec ta mère.

L'indonésien se reprend en entendant sa question. Il aurait pu être en train de rêver, s'être endormi sur son fauteuil, mais non, il n'y a qu'elle pour parler aussi simplement de sujets délicats.

— C'est relativement récent, explique-t-il.

Troublé, il passe une main sur sa nuque en fixant le fantôme de Camille. Si ce n'est pas vraiment la première fois qu'il en voit un, c'est la première fois qu'il s'agit de quelqu'un qu'il a connu.

Cela a commencé il y a environ un an, au cours d'une de ses recherches pour retrouver un disparu. L'homme était décédé et a fini par lui apparaître, mais c'était au prix d'heures entières de concentration. Cette fois-là, il a été tellement choqué qu'il a fait une crise de panique que seul Alec a su apaiser. C'est arrivé d'autres fois, par la suite. Mais toujours à dessein. Après avoir surpris une conversation entre Magnus et Clary, une vieille dame lui a demandé de contacter son défunt mari pour s'assurer qu'il allait bien. Elle en a ensuite parlé à deux de ses amies, veuves aussi, qui sont venues avec la même demande. Il a dû leur faire promettre de garder le secret et elles ont accepté.

C'était difficile et douloureux. Il s'est parfois senti attiré par l'autre côté et a dû s'interrompre en catastrophe pour ne pas complètement perdre pied. Il s'est étonnamment bien fait à l'idée de voir des esprits, il ne le fait pas souvent. Se débrouille pour ne pas y penser. Se raccroche au fait que cela lui demande de lourds efforts pour les contacter et à l'idée – peut-être fausse – qu'ils n'errent pas tout autour des vivants.

Mais cette fois, il n'a eu besoin de faire aucun effort pour établir un contact. En fait, il ne l'a même pas fait exprès. L'idée ne lui serait pas venu à l'esprit malgré les questions que cette lettre, encore entre ses doigts, soulève. Alors comment ? Et pourquoi ? Oui, encore ce pourquoi.

— Quel jour est-on ? demande finalement Camille.

— Le 15 mars.

Le visage de l'apparition se décompose et ses yeux se remplissent de larmes.

❖❖❖❖❖

Il est aux alentours de vingt heures quand Alec gare sa voiture dans l'allée. C'est compliqué ces dernières semaines et il sait bien que c'est de sa faute. Aujourd'hui, il a reçu un nouveau message de la clinique puisqu'il n'a pas donné suite au premier. Tout est embrouillé dans sa tête, il n'a pas encore réussi à se mettre d'accord avec lui-même. Il n'aurait pas cru qu'apprendre qu'il est stérile le choquerait à ce point, bien qu'il n'arrive pas à mettre des mots sur ce qu'il ressent. N'ayant pas réussi à en parler à sa sœur, ni à son meilleur ami, le détective a préféré aller sur des forums pour voir ce que d'autres pensent d'eux-mêmes dans sa situation. La chose qui ressort le plus, ce sont les doutes sur la virilité. Il a beau y avoir réfléchi, il ne se sent pas vraiment concerné. Depuis deux ans, il s'emploie à retirer de ses mécanismes de pensée tout schéma de virilité toxique. Associer le fait d'être un « vrai » homme à la capacité de procréation semble en faire partie. Alors, non, pas de problème de ce côté là.

Se sentir déçu des résultats, de lui-même et avoir peur de décevoir son fiancé. Ça y ressemble déjà plus. Alec est du genre à planifier les choses, ce nouvel obstacle à leur projet l'a perturbé. Il voyait déjà leur bébé arriver et finalement il ne sait même pas si ça arrivera un jour. Quant à savoir comment il se sent vis-à-vis de Magnus, le fait qu'il n'arrive plus à l'approcher est un sacré indice. Et plus il se montre distant, plus il devient difficile pour lui de faire machine arrière. Est-ce que son fiancé va simplement accepter qu'il ait réagi de manière si puérile et que tout redevienne comme avant, d'un coup ? Il mérite des explications et, malheureusement, Alec n'est pas encore capable de les lui donner.

Le brun sort finalement de sa voiture et rentre chez lui. Il ne tarde pas à entendre la voix de Magnus. Uniquement celle de Magnus. Il est sans doute au téléphone. Il retire son manteau et ses chaussures avant de se rendre dans le salon où il pense trouver son fiancé. Surpris, il découvre son téléphone portable sur la table basse. Et le téléphone du domicile est toujours sur le guéridon. Il le rejoint finalement dans la cuisine et Magnus parle toujours tout seul.

S'interrompant au milieu d'une phrase, le trentenaire se retourne vers l'entrée de la cuisine d'où l'observe son fiancé. Il lui sourit, un peu gêné d'avoir été surpris avant d'avoir pu lui expliquer ce qui se passe.

— Bonsoir, salue Alec, hésitant.

— Chéri...

— C'est lui, ton fiancé ? demande Camille.

— Oui, c'est lui.

L'indonésien se tourne vers l'apparition, près de lui, qui fixe Alec d'un regard curieux. Elle s'était toujours demandé avec quel genre de personne finirait Magnus. Même si elle n'imaginait pas qu'il se marierait un jour. Elle est un peu étonnée que ce soit quelqu'un de plus jeune que lui.

— Alors il s'appelle Alec ? Hmm plutôt beau gosse...

Un rire échappe au médium avant qu'il ne réalise qu'Alec ne sait toujours pas à qui il parle. Il lâche la lettre de Camille après l'avoir avertie et l'esprit disparaît, il lui faut bien ça pour pouvoir réfléchir correctement. Le détective regarde la feuille posée sur le comptoir, conscient que même si le don de son fiancé semble s'être développé – sans doute à cause de son coma, ou ce qui l'y a plongé –, il a toujours besoin d'un objet pour établir le lien.

— On peut aller dans le salon pour discuter ? demande Magnus.

Alec hoche simplement la tête et suit l'indonésien jusqu'au canapé. Ils s'y assoient, l'un à côté de l'autre mais en gardant une légère distance entre eux pour, encore une fois, ne pas se toucher accidentellement.

— Tu as contacté un esprit ? interroge le brun. Je croyais que tu ne devais pas faire ça sans m'avoir prévenu avant ?

Magnus se mord la lèvre, l'inquiétude d'Alec le bouleverse. Il se sent à la fois soulagé et coupable.

— Non, ça ne s'est pas passé comme ça, répond-il en détournant la tête. Cette fois, ce n'est... Ce n'est pas une veuve qui m'a demandé de contacter son mari. Le contact s'est produit alors que j'ai simplement touché la lettre de Camille.

— Cam... Camille ?

Ce prénom ne lui est pas totalement inconnu, il se souvient que Magnus lui a déjà parlé d'une Camille. Oh, de façon très brève, après qu'Alec lui a demandé de faire la liste des relations vraiment sérieuses qu'il a eu par le passé. Si l'indonésien ne l'a pas vraiment qualifiée de « sérieuse », le fait qu'ils soient restés plusieurs mois ensemble est tout de même significatif. Et, bizarrement, la façon qu'a eu Magnus de prononcer ce prénom à l'instant ne le laisse pas imaginer une seconde qu'il ne soit pas en train de parler d'elle. Le brun se racle doucement la gorge :

— C'est le prénom d'une de tes ex, non ?

— C'est le cas. C'est bien elle. Elle est... Elle est morte, il y a un mois.

— Oh... Comment ? Qu'est-ce que...

— Je n'ai pas encore les détails, elle est plutôt secouée, le coupe le médium. J'arrive à parler avec elle mais elle n'arrive pas à me raconter ce qui lui est arrivé. Enfin ça ne me surprend pas, aucun des esprits que j'ai contacté n'a réussi à me parler de son décès.

Magnus se relève. Il est à la fois épuisé et trop énervé pour se poser deux secondes. Il passe ses mains sur son visage puis se fige en regardant la cuisine.

— Est-ce qu'elle est là même quand tu ne la vois pas ?

— Je ne crois pas. Pas que je sache précisément comment ça marche.

— Et que dit la lettre ?

— Je n'ai pas pu la lire, admet Magnus avec un long soupir. Elle apparaît dès que je la touche et c'est perturbant qu'elle soit là à regarder par-dessus mon épaule.

C'est quelque chose qu'il a toujours détesté, que l'on surveille ses faits et gestes. Alec se lève à son tour, il s'approche de son compagnon qui est toujours tourné vers la cuisine en réfléchissant. Il tend une main pour le toucher mais se ravise, il redoute un peu la réaction de Magnus. Ce n'est peut-être pas le bon moment.

— Je peux peut-être te la lire, propose-t-il. Ou même juste la tenir pour toi, si tu préfères que...

— La lire, c'est très bien. Je te remercie.

Le sourire reconnaissant sur les lèvres de son fiancé fait s'affoler le cœur du détective. Souriant à son tour, il va dans la cuisine pour attraper la lettre de l'ex de son fiancé, en se demandant ce qui a bien pu la pousser à lui envoyer une lettre après sa mort.

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