Loi S

Le réfectoire était plein. Une bonne partie de la population de la ville se trouvait là. Malgré la taille plutôt imposante du lieu, beaucoup de personnes restaient debout. Il aurait certainement été plus simple de faire cette annonce à l'extérieur mais la pluie battante aurait dissuadé n'importe qui.

Evy avait pris place contre le mur, laissant les bancs à ceux qui en avaient besoin. Les tables habituellement présentes avaient été rangées sur les côtés et servaient de bancs de fortune pour bon nombre de personnes. Elle observait le visage des uns et des autres. L'inquiétude prédominait. Normal après l'attaque qu'ils avaient subi voila quelques semaines. Les blessés qui pouvaient se déplacer étaient présents, assis aux premiers rangs. Nombreux étaient ceux qui n'avaient pas survécu que ce soit lors de l'attaque ou plus tard, à l'infirmerie, faute de soins suffisants et de blessures trop graves. Sa mère n'était qu'une victime parmi d'autres.

Bien sûr, ce n'était pas comme ça que la jeune fille voyait les choses. Sa mère lui manquait horriblement. Elle avait très peu dormi depuis sa disparition mais beaucoup pleuré dans la solitude de sa chambre. Son regard était profondément marqué par les cernes et ses traits étaient tirés. Mais malgré la fatigue, elle tenait le coup. Elle n'avait pas le choix de toute façon. La cité avait besoin d'elle et son père n'aurait pas toléré qu'elle puisse faiblir.

Le regard brun se porta sur l'homme de haute stature qui se tenait debout derrière la table installée dans le fond de la salle. Ses seconds se tenaient de part et d'autre de lui. Franck Wright ressemblait à une statue antique. Immobile, imposant et silencieux. Ses quasi deux mètres associés à une carrure de rugbyman et à regard d'aigle lui conféraient un charisme naturel qui imposait le respect. Le silence se faisait toujours en sa présence. Au fond, il n'y avait certainement que sa fille qui était capable de lui tenir tête ou, en tout cas, qui n'hésitait pas à le faire. Evy ne se souvenait pas avoir vu quelqu'un d'autre contredire le général, pas même sa mère.

Malgré la présence du dirigeant, les murmures allaient bon train dans la foule. Les voix n'étaient pas compréhensibles car bien trop basses mais les babillages incessants donnaient l'impression d'être dans une ruche. Son regard fut soudain attiré dans une autre direction. Un grand gaillard venait de franchir l'une des portes latérales. Il balaya un instant la foule des yeux avant de se fixer sur Evy. Elle lui adressa un petit signe de tête et il ne tarda pas à la rejoindre, s'adossant à son tour au mur, bras croisés.

« Tu sais ce qui se passe ? »

Comme les autres, Josh murmurait en se penchant légèrement vers sa compagne pour qu'elle puisse l'entendre. Elle lui fit un simple non de la tête. Même si le général était son père, elle était aussi ignorante que n'importe qui ici. Ce n'était pas comme si elle le voyait souvent et même quand ils arrivaient à partager un repas ensemble, l'homme restait silencieux ou se contentait de banalités. Il ne discutait jamais de stratégie avec sa fille. Il se contentait de lui donner des ordres ou des consignes.

« Et toi ? Ça va ? »

Le regard bleu se portait avec bienveillance sur la jeune fille. Un léger sourire ourlait ses lèvres. Quelque soit la situation, Josh avait toujours l'air de bonne humeur. Il avait une attitude positive et bienveillante. Quelque part, il s'opposait à son amie qui avait un peu toujours tendance à voir le côté sombre des choses. Elle répondit avec un simple haussement d'épaules. Elle venait de perdre sa mère, il s'imaginait quoi ? Avec d'autres, elle n'aurait pas pris de gants et l'aurait envoyé sur les roses mais elle s'abstint. Lui s'inquiétait vraiment pour elle. Ils avaient beaucoup discuté depuis cette tragédie. Enfin, lui avait beaucoup parlé et elle, elle avait beaucoup pleuré. Josh était toujours attentif aux autres mais n'était bizarrement pas le genre à parler de lui et encore moins à se plaindre. Sur ce point, ils se ressemblaient. Alors l'entendre parler de lui, de sa peine et de sa colère lors de la mort de ses parents, ce n'était pas rien. Elle lui en était reconnaissante. Son père n'avait pas pris cette peine.

Ils n'eurent pas le temps d'échanger davantage car le colosse se racla la gorge, indiquant à tous qu'il était temps de faire silence. Tous les regards convergèrent vers le général dont le visage restait insondable. Evy avait la boule au ventre en se demandant ce que son père voulait annoncer.

« Bonsoir à toutes et tous. Nous avons subi de très lourdes pertes voilà un peu plus de trois semaines. Au vu des pertes et de la situation démographique de la cité, nous avons décidé de promulguer une nouvelle loi : la loi S. Désormais, les femmes ne seront plus affectées aux gardes et aux zones de surveillance. Elles seront exclues des espaces de combat. »

Un silence pesant s'abattit sur l'assemblée. Evy avait envisagé tous les scénarios possibles pour cette intervention comme la plupart des gens présents. Pourtant, elle n'aurait jamais imaginé une chose pareille. Elle tombait des nues. C'était quoi cette décision ? Est-ce que le général culpabilisait pour la mort de sa femme ? Sa fille n'en savait rien mais cette loi était peut-être sa réponse à cette tragédie. C'était bien mais un peu tard. Ça ne ramènerait pas Sarah. En plus cela signifiait aussi que la jeune fille ne pourrait jamais aller sur le front et combattre les machines. Impossible ! Elle s'était jurée de venger sa mère.

D'un seul coup, le silence se rompit et de multiples voix s'élevèrent. Un véritable brouhaha se déclencha suite à une pareille annonce. Le général devait bien s'y attendre. Son visage était resté exactement le même et il laissa la foule s'exprimer pendant quelques instants. Sa fille s'était décollée du mur et n'était pas loin de lui adresser de violents reproches concernant cette nouvelle loi mais elle fut prise de vitesse. Un homme âgé qui siégeait dans les premier rang se leva et fit quelques gestes pour apaiser la foule.

« Allons, allons ! Un peu de silence je vous prie ! Calmez-vous ! »

Bien que son visage soit bien plus jovial et avenant que celui de son père, il réussit à calmer la foule en quelques secondes. Son autorité était presque aussi naturelle que celle du général.

« Il me semble, général, que nous n'avons pas été consultés sur ce sujet.

- Non, en effet conseiller. Mais je vous rappelle que le conseil n'a qu'un rôle consultatif.

- Le Conseil est l'organe de décision de la cité, général.

- En temps de paix. Nous sommes en guerre, c'est donc au conseil militaire de prendre les décisions jugées bonnes pour la survie de tous. Nous n'avions en aucun cas le devoir de vous informer de quoi que ce soit, surtout dans une période si critique. »

L'homme aux cheveux blancs ne répondit pas bien qu'il resta debout. L'explication du général était sans faille. Du moins, sur le plan technique. Sur le plan moral, c'était bien plus discutable. Le conseil de la cité était constitué des plus anciens. Ils dirigeaient la cité pour tout ce qui était de l'ordre de l'organisation et de la gestion. Il promulguait aussi des lois mais là, Franck avait décidé de passer outre. Probablement pour éviter remontrances et débats qu'il jugeait stérile. Evy le savait. Quand il avait une idée dans la tête, c'était quasiment impossible de lui faire changer d'avis.

Le brouhaha reprit de plus belle alors que les deux hommes se toisaient. Aucun des deux ne semblaient vouloir abandonner la partie. Les bruits autour d'eux s'intensifièrent encore au point d'en devenir assourdissants. Le général finit par donner un coup de poing sur la table en métal, ce qui calma instantanément la foule.

« Je vais être très clair afin que tous ici compreniez les raisons de la mise en place de cette loi. Nous avons eu de lourdes pertes. Plus de cinquante soldats ont été tués. Inutile de vous rappeler que nous faisons partie des derniers humains présents sur cette planète. Bien que beaucoup parmi vous espèrent qu'il y ait d'autres bastions ailleurs dans le monde, nous n'avons réussi à entrer en contact avec personne depuis plus d'un siècle. Bien sûr nos signaux radiaux ne permettent pas d'aller très loin et il est fort probable que les machines bloquent les émissions. Mais dans le doute, nous devons être pragmatiques et considérer que nous sommes bel et bien les derniers de notre espèce. Nous devons donc survivre quelque soit les sacrifices que cela peut demander. Ne croyez pas que je considère les femmes comme incapables de se battre. Bien au contraire. Ne croyez pas non plus que c'est la mort de ma femme qui ait guidé mon choix. C'est une raison beaucoup plus pragmatique qui est à l'origine de cette décision. Les femmes sont les seules à pouvoir donner la vie. Nous ne pouvons risquer de les perdre. Tant que le niveau de la population ne sera pas jugé satisfaisant, les femmes en âge de procréer ne seront plus admises dans les zones de combat. Elles continueront à s'entraîner bien sûr. Il leur faut être préparées à toutes les éventualités mais elles limiteront leur travail à la cité même. »

A nouveau, le silence suivit ses paroles. Comme à chaque fois, le général avait exposé sa vision des faits et l'avait parfaitement justifiée. Il n'avait pas tort. Parmi les morts, plus d'un tiers était des femmes. Le général voyait bien au-delà des vies perdues. Pour lui, c'était aussi les vies à venir qui avaient été éliminées. Personne ne semblait vouloir contester l'homme. Même le conseiller resta silencieux. Il ne pouvait réfuter le bon sens du général.

Evy serrait les poings. Elle se moquait bien de comprendre les raisons ou les motivations de son père. Tout ce qu'elle voyait, c'était qu'elle allait devoir rester en arrière à présent. Et pour quoi ? Parce qu'elle était une femme et qu'elle devait pondre des enfants ? C'était aberrant et complètement nul. Si ça avait été un autre que son père, elle l'aurait traité de cinglé. Mais ce n'était pas aussi simple. Rien ne l'était.

La colère et la rage montaient en elle. La jeune fille serrait si fort les poings que ses ongles lui rentraient douloureusement dans la peau. L'envie de hurler la tenaillait. C'était injuste et discriminant. Une main vint se poser sur son épaule pour tenter de la calmer mais c'était vain. Cette fois, Josh n'arriverait pas à la tempérer.

« Tu peux pas faire ça ! T'as pas le droit ! »

Sa voix avait brisé le silence et tous les regards se tournèrent vers elle. Elle n'en faisait pas cas. Son regard était fixé sur son père qui le lui rendait. Malgré l'intervention de sa fille, aucune émotion ne semblait le traverser. A croire que lui-même était devenu un robot.

« J'ai le droit de le faire. Cette décision a été prise à l'unanimité. Que ça ne te plaise pas, je peux le comprendre. Ton avis est certainement partagé par beaucoup de personnes présentes ici mais cela ne changera rien. La loi S sera mise en application pour le bien de tous. »

Le regard du général se porta sur la salle. Pour la première fois depuis le début de la réunion, son visage exprima ses sentiments. La fatigue était présente mais c'était surtout la gravité et la détermination que tous pouvaient percevoir. L'homme s'appuya avec ses poings sur la table. Légèrement voûté, il donnait soudain l'impression de porter le monde sur les épaules à l'instar d'Atlas. Quelque part, l'homme ressemblait bien à un titan et il l' avait toujours été à la hauteur d'une telle tâche même si cela lui pesait. Rien n'était simple. A cet instant, chacun pouvait s'en rendre compte.

« Je suis bien conscient de ce que cette loi implique. Je sais pertinemment qu'elle ne conviendra pas à la plupart d'entre vous, que vous allez la considérer comme discriminatoire, injuste et j'en passe. Vous aurez raison. Je comprends la colère de ma fille qui reflète certainement la colère de bon nombre de personnes ici mais encore une fois, je vous rappelle que les intérêts individuels doivent être mis de côté. Chacun a envie de se battre, de se venger, de mener cette guerre à sa fin. C'est un désir plus que légitime que je partage largement. Mais j'ai une mission, la plus importante qui soit. Je dois maintenir la vie. Gagner la guerre est une chose mais à quoi cela servirait si nous devions tous y rester, si aucun avenir n'était possible pour les futures générations, s'il n'y avait pas de futures générations. Ce ne serait pas une victoire mais bien la plus grande défaite de notre monde. Cette mesure est sévère voir même radicale. Je n'ai pas peur d'utiliser le terme. Oui c'est une mesure radicale. Malheureusement, nos options sont limitées. Certains me diront qu'il faudrait laisser le choix aux femmes. Hélas, ce n'est plus une option envisageable. Nos pertes ont été trop lourdes. La vie et l'humanité doivent être préservées à tout prix - Son regard se porta alors sur sa fille - Je comprends votre colère, votre douleur et vos griefs mais je ne suis pas l'ennemi, ni le méchant de l'histoire. Les ennemis sont là-bas, de l'autre côté de la frontière et n'attendent qu'une chose, c'est de pouvoir tous nous éliminer. C'est notre mort, notre disparition qui fait leur victoire. La vie humaine est leur pire défaite. Pour combattre, pour résister, pour triompher, on doit survivre et cette survie passe par la protection de nos femmes et de nos filles - L'homme se tourna de nouveau vers le reste de la salle - comme je l'ai dit, cette loi pourra évoluer selon l'augmentation de la population mais pour le moment, elle est mise en application. Les femmes déjà en poste se présenteront demain devant le QG où elles prendront leur nouvelle affectation. Celles en formation, poursuivront cette dernière mais à leur majorité, elles seront à leur tour affectées à des postes internes de la cité. Merci pour votre attention. »

Le débat était désormais clos. L'homme ne semblait pas vouloir prendre ou plutôt perdre plus de temps à discuter de quelque chose qu'il considérait comme acquis et nécessaire. Il était tout sauf idiot et savait très bien qu'il devrait faire face à de nombreuses contestations. Pourtant, ses arguments étaient difficilement réfutables. Les nombreuses pertes mettaient la survie de la cité en péril mais était-ce vraiment la bonne méthode à adopter pour réduire les pertes ? Evy en doutait beaucoup. Elle avait l'impression de voir son père se transformer en une espèce de dictateur des temps passés. Elle pouvait comprendre ses raisons, bien sûr, mais elle n'était pas du tout prête à les accepter.

Les poings toujours aussi serrés, la jeune fille regardait l'imposante silhouette paternelle quitter la salle profondément silencieuse. Personne ne semblait vouloir s'opposer au général en cet instant.

« Tu vas avoir du mal à le faire changer d'avis. Inutile d'essayer ce soir de toute façon, il s'y attend. Il vaut mieux que tu attendes quelques jours. »

La voix de la raison. Evy soupira et se détendit légèrement. Ses poings se desserrèrent et elle prit conscience des blessures qu'elle s'était infligées. Sa peau était marquée de plusieurs demi-cercle rouge avec quelques endroits à vifs. Ses ongles avaient bien entamé ses chairs.

« Pfffffuuuuuu ! Ben tu t'es pas ratée. Si tu veux te défouler, amuse-toi sur un sac de frappe ou, si t'es vraiment très en colère, je veux bien te laisser user de mon petit corps dans un combat que je ferai en sorte de perdre. Allez, viens, allons soigner ça. Demain on y verra plus clair. »

Encore une fois, Josh avait raison. A croire que ce garçon était vraiment une personnification de la raison et de la sagesse avec une petite pointe d'humour en prime. La tension d'Evy finit par s'estomper. Elle hocha la tête et suivit son compagnon. Même si elle ne disait rien, elle n'en pensait pas moins. Cette loi n'était pas admissible. Comme le disait le proverbe, le chemin de l'enfer était pavé de bonnes intentions et son père flirtait dangereusement avec les limites. Evy n'était absolument pas prête à se mettre en retrait dans ce conflit. Elle s'était jurée de venger sa mère et elle comptait bien le faire. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top