Contraintes multiples

Elle gravit les marches d'un pas pressé. Sourire éblouissant sur ses lèvres rouges et poing fermé autour de la nouvelle qu'elle a hâte de dévoiler.

Essoufflée, elle pousse la porte avec entrain.

D'abord, l'odeur particulière la saisit. Son nez se plisse et ses sourcils se froncent. Elle esquisse quelques pas hésitants. Son regard dédaigne la salle de bain sur sa gauche pour se braquer sur la cuisine. Elle observe le plan de travail recouvert de miettes de pain. Ses yeux balayent ensuite l'évier et les assiettes qui sèchent tranquillement. Comme dans un réflexe, l'horloge attire son attention. Elle entend les secondes s'égrainer. Son angoisse grandit.

Trois pas de plus, la voilà à côté de la penderie. Sagement masqué par des panneaux coulissants, son contenu semble être à sa place.

Son regard se porte plus loin, sur le lit près de la fenêtre. Les draps couleur vert d'eau sont baignés d'un rayon de soleil. Le meuble semble aussi paisible que le reste de l'appartement.

Pourtant, l'odeur désagréable persiste. Elle esquisse encore trois pas. Son regard glisse enfin vers le parquet. Une tache sombre s'y répand.

Un hoquet s'échappe de ses lèvres rouges.

Elle observe impuissante le sang revendiquer l'espace. L'espace et ce corps.

Il est recroquevillé sur lui-même. Ses mains enserrent son pull au niveau de sa poitrine. Son visage est barré d'une moue douloureuse, dont la moitié est aplatie contre le bois.

Elle s'effondre.

***

LE POLICIER

Madame, éloignez-vous.

VOIX OFF

C'est son premier jour. Il n'est pas très confiant. Il essaye d'imiter le ton qu'emploie son supérieur lors des situations sérieuses.

ELLE, les yeux dans le vague

C'est une grosse tache.

LE POLICIER

Madame, éloignez-vous, s'il vous plaît.

VOIX OFF

Il a ajouté la politesse. Jamais son chef ne l'aurait fait !

ELLE

Elle va se voir.

LE POLICIER, s'adressant aux autres

Elle ne veut pas s'écarter.

VOIX OFF

Ça y est ! Il est décontenancé. Il quémande de l'aide. Il sait pourtant qu'il doit se ressaisir, se montrer imperturbable.

ELLE

On m'a toujours dit qu'il n'y avait rien à faire. Surtout sur du parquet. Je vais l'abîmer...

LE POLICIER

Madame, pourriez-vous aller vous asseoir un peu plus loin ?

ELLE, réfléchissant

Peut-être qu'un tapis ferait l'affaire...

LE POLICIER, d'un ton plus ferme

Bon, madame ! Je vais devoir vous emmener avec nous. Vous êtes en état de choc.

VOIX OFF

Il hésite. A-t-il le droit de la toucher ? Elle ne lui a pas donné son accord. Mais elle est si blessée... Plus rien ne l'atteint. Elle préfère se focaliser sur un détail plutôt que d'être engloutie par sa peine.

ELLE

Mais je n'aime pas les tapis.

LE POLICIER, reprenant une voix douce

Pouvez-vous vous lever ?

ELLE

Ce n'est pas pratique pour le ménage. Et puis, on se prend les pieds dedans.

LE POLICIER

Je vais vous aider à vous relever. Il faut vous faire examiner.

ELLE

Heureusement que l'appartement n'est pas une location. Qu'aurait dit le propriétaire ?

LE POLICIER, s'apprêtant à saisir la femme

Attention, je vais vous porter. Nous irons jusqu'à ce fauteuil.

ELLE, le coupant dans son élan

Enfin, il n'aurait rien à dire. J'ai un argument. Le sang ne se nettoie pas. C'est connu depuis la nuit des temps. La clef de Barbe-bleue tombe dans le sang. Elle devient rouge et reste rouge. C'est comme ça. Sur ce parquet s'est écoulé le sang. Il s'est teinté de rouge et le restera. C'est comme le vin sur les habits. La tache ne disparait pas. Elle ne disparait jamais. Je vivrai toute ma vie avec cette tache.

Silence.

Il est mort.

***

Tu n'étais jamais arrivée jusque là et tu découvres cet endroit. Il a quelque chose de vivant, d'oppressant, et tu te sens intimidée.

Je peux le lire dans ta démarche. Tes pas sont hésitants, vas-tu réellement t'avancer ?

Heureusement, tu te décides. Tu passes une main nerveuse dans tes cheveux, puis tu te reprends. Tu te redresses et allonges tes enjambées dans une attitude conquérante. Mais je lis à travers toi. Je devine l'appréhension.

Tu te rapproches un peu de moi, mais je parviens à peine à distinguer tes traits. Tu es encore si loin... Une foule nous sépare. J'espère que tu vas oser la braver pour rejoindre le coin calme dans lequel je suis assis. Pour me rejoindre, moi.

Je t'observe pendant que tu bouges ta tête de droite à gauche, cherchant un passage dans lequel te faufiler. Tes épaules s'abaissent, je devine un soupir. Ne renonce pas !

Soudain, un mouvement déplace la foule. Tu as suffisamment d'espace pour longer un mur. Tu te précipites presque dans cette miraculeuse ouverture. Je te perds du regard. Ton corps disparait entre ceux des autres.

Alors, je t'imagine. Tu te meus gracieusement malgré tes talons. Tu évites les coups de coude, les verres qui se renversent et les mains baladeuses. Je crée dans mon esprit tes sourcils froncés de concentration et tes lèvres serrées. Tes yeux bleus déterminés. J'invente un mouvement de recul pour éviter un corps qui chute. Tu portes ton regard au-delà de la foule oppressante. Tu hésites à aider cet homme au sol. J'espère que tu t'arrêtes pour le redresser.

Soudain, je ne t'imagine plus. Je te vois. Tu as fendu cette masse compacte, tu l'as soumise à ta volonté. Enfin, je distingue un peu mieux ton visage. Ta bouche rouge se plisse dans un sourire vainqueur et tes épaules se détendent. Vite, tu t'éloignes des corps en mouvement, de peur d'être emportée par une nouvelle vague.

Tu te diriges droit vers moi, mais malgré mon regard qui ne parvient pas à te lâcher, tu ne me remarques pas. Ton attention est focalisée sur le siège libre à mes côtés.

Tu te rapproches un peu plus et ma fascination te touche enfin. Tu tournes la tête. Nos regards se croisent.

Tiens, tu as les yeux noisette.

Mon imagination m'a trompé, mais cette couleur me plaît.

Tu t'installes sur ma droite, je deviens nerveux.

Il semble si calme...

Mon cœur ne cesse de battre un rythme effréné.

Et si confiant pendant qu'il parvient à alimenter la conversation.

Je mobilise toutes mes capacités pour empêcher mes jambes de tressauter et mes mains de se triturer.

Son attitude est tellement nonchalante ! Voyez comme il se tourne vers elle, un sourire charmeur aux lèvres.

Je me perds dans tes yeux tandis que tu me réponds. J'ai toujours eu la fâcheuse tendance de me laisser entraîner par mes pensées. Elles m'emmènent si loin ! Tu me poses une question, que dois-je répondre ? Mon cerveau frôle la surchauffe.

Elle lui offre son plus beau sourire et laisse ses dents se dévoiler entre ses lèvres rouges.

Tu ris. Tu ris et je ne parviens définitivement pas à raccrocher le fil de la conversation. Alors, pour reprendre contenance, je me détourne quelques instants vers la salle emplie et en observe la décoration.

Il est si détaché et sûr de lui qu'il se permet de porter son attention ailleurs. Quelle audace !

Je me sens prêt à revenir dans la bataille. Je me tourne vers toi et mon regard est attiré par un mouvement. Tes pieds battent frénétiquement la cadence. Je souris, me penche vers toi et te dévoile mon secret.

***

À peine rentré chez moi, je m'affale sur mon lit et fixe le plafond. Un soupir de satisfaction s'échappe de mes lèvres. Je me remémore la soirée, sa douceur, son visage. J'ai admiré les jeux de lumières, ici et là, dans ses cheveux. Mon sourire a accompagné chacune de ses paroles. Maintenant que je suis seul, il ne parvient toujours pas à quitter mes lèvres.

Une idée surgit brusquement dans mon esprit. Je me redresse et observe les lieux d'un regard neuf. Je la vois là-bas, franchissant la porte. Elle m'adresse un sourire, nettoie ses mains et se dirige vers moi. Elle s'appuie ici, sur le lit, et dépose un léger baiser sur mes lèvres. Puis, elle se redresse et s'éloigne, là-bas, vers la cuisine. Moi, je la contemple une fois de plus. Pendant qu'elle remplit la bouilloire. Pendant qu'elle saisit une tasse. Pendant qu'elle vit. Ici, chez moi.

Demain, quand je serai là-bas, face à elle, je l'inviterai à mêler un peu plus sa vie à la mienne. Parce que je veux que mon ici devienne chez nous.

***

Je me souviens de ton corps contre le mien, de tes mains enlaçant les miennes, de tes lèvres caressant mon cou.

Je me souviens de ton rire emplissant la pièce de vie, de tes yeux qui pétillent, de la fossette sur ta joue.

Je me souviens de ma main posée sur ta poitrine, de ton cœur qui ne bat plus, de mon désespoir.

Je me souviens et je ne dors plus. Je me souviens et je ne mange plus. Je me souviens et je ne vis plus.

Tu es mort et moi aussi. Mais tu m'as laissé un petit bout de toi, juste avant de me quitter, comme si tu savais. Tu ne voulais pas me laisser seule, tu te doutais que je m'effondrerais. Ce petit bout de toi me porte. Il m'encourage chaque matin. Grâce à lui, je parviens à me lever.

Tu sais, j'ai quitté notre appartement. Je me souviens combien tu l'aimais, combien tu t'émerveillais toujours de voir le soleil faire briller nos cheveux.

C'est parce que je me souviens que je ne peux plus y vivre.

Je suis parvenue à le louer, pas à le vendre. Jamais je ne m'en séparerai. Mais pour l'instant, je n'y mets pas les pieds. La blessure est trop fraîche.

Mais lorsque le petit bout de toi sera à mes côtés, je veux lui montrer le lieu où nous avons construit notre bonheur. Je veux me souvenir de toi, de nous, pour lui.

***

Elle se relève lentement. Son corps craque un peu, endolori. Elle est restée longtemps dans ce lieu dénué de vie. Elle a observé les pièces, les unes après les autres, avant de s'échouer au centre de l'appartement. De leur appartement. Elle l'a revu, lui et son sourire éblouissant, et elle l'a pleuré. Elle s'est remémoré leur rencontre, elle a oublié leurs disputes, et elle a séché ses larmes. Maintenant, debout, elle s'apprête à partir. Ses yeux balayent une dernière fois les lieux, s'attardent un peu trop longtemps sur le parquet, avant de se fixer sur la sortie. Elle se dirige vers celle-ci, de sa démarche alourdie par le poids de son ventre. Elle ouvre la porte, la referme. C'est fini.

***

Bouleversée. Elle l'est depuis neuf mois, à mesure que son corps s'alourdit. Elle a gagné des rondeurs et des forces. Il en aspire une partie. Il en a besoin pour se lancer dans le monde. Mais, en attendant qu'il les accapare, elle maintient son dos bien droit. Aujourd'hui, son visage parvient à afficher un sourire apaisé, rehaussé par le rouge qu'elle applique sur ses lèvres pulpeuses. Elle porte des robes amples qui soulignent ses formes et couvrent son corps de douces caresses, lui rappelant celles qu'il lui offrait.

Soudain, ses traits se décomposent. Son visage se couvre de sueur et une lueur paniquée s'agite au fond de ses yeux. Ses belles lèvres laissent échapper des râles de douleur. Bientôt, ce ne sont plus de simples gémissements, mais des hurlements puissants qui retentissent.

Et, seule dans la pièce blanche, elle expulse l'arrondi de son ventre.

Des larmes au coin des yeux, elle se réconcilie avec son Passé et accueille son Présent.



***

Bonjour, bonsoir,

Voilà un texte plus long pour cette semaine (créé avec de multiples contraintes puis assemblé). J'espère qu'il vous a plu !

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