Dîner
« Une entrecôte, bien saignante, commanda Até.
– Et pour vous, mademoiselle ?
– Un pavé de saumon, à point.
– C'est noté. Et pour accompagner ceci ?
– Un verre de vin rouge. Du... Berjac. Tu prendras quelque chose ?
– Non, ça ira.
– Parfait. Nous vous apportons vos plats au plus vite.
– Merci. »
Le serveur s'éloigna à grands pas élastiques, très droit.
« Alors, ma petite Ino, comment vont les affaires ?
– Mon coffre se remplit.
– Toujours à économiser ?
– Toujours.
– Et je suppose que tu n'as pas quitté ta mansarde ?
– Vous devinez juste.
– Tu sais, dans notre métier, il vaut mieux profiter tant qu'on le peut encore.
– J'ai bon espoir de prendre ma retraite en un seul morceau.
– Il suffira d'une erreur.
– J'en suis consciente, j'ai pris mes précautions.
– Ah ?
– Dans le cas où je ne pourrais plus jouir de ma fortune, elle sera léguée aux miséreux.
– Tu as du cœur ? Toi ?
– J'essaie d'équilibrer la balance, disons.
– Les bons sentiments, ça ne t'emmènera pas loin.
– C'est ainsi que j'ai choisi de vivre. »
Até secoua la tête avec une moue dépréciative.
« On n'a jamais assez d'argent de côté. Il y a toujours les « et si... ? » et les « j'aimerais bien posséder cela aussi ». Tu ne t'en sortiras pas. Tu auras beau calculer et recalculer, tu continueras à accumuler au cas où, à travailler encore un peu plus, au cas où tu aurais besoin de cet argent pour palier tel imprévu. Et puis, un jour, ce sera le contrat de trop. Fini. Tu n'auras même pas pu t'amuser. Non, non, il faut vivre comme moi, un jour après l'autre. Faire bombance, aller aux fêtes, vivre jusqu'à ce que la mort apparaisse et pouvoir se dire « ah, c'est un peu tôt, mais je n'ai pas de regrets. Alors, allons-y ! » Être un geyser plutôt qu'une longue chandelle. »
Le regard d'Ino avait dérivé pendant cette diatribe, naviguant sur les vagues des tables autour des deux femmes, où des gens insouciants discutaient et mangeaient. Les serveurs zigzaguaient et dansaient entre les chaises tout autour d'elles, une fontaine au robinet doré glougloutait dans un coin, les rayons de ce début de printemps inondaient la grande salle de lumière. Agitation et calme, tout comme Ino. En apparence introublée mais calculant et jaugeant en permanence les risques d'agression.
« Tu m'écoutes ?
– Je vous écoute toujours, madame.
– Il ne suffit pas d'écouter, il faut montrer qu'on prête attention à son interlocuteur, asséna sèchement Até. Hoche la tête, souris, ne le quitte pas du regard. Tu en auras besoin. »
Elle coupa la question qui fleurait aux lèvres d'Ino d'un simple mouvement de doigt. Le serveur arrivait, son plateau garni. Il déposa les deux assiettes et le verre et s'en fut après un « merci » d'Até. Celle-ci porta le verre à sa bouche et le goûta. Ino attendait, impatiente. C'était par ce genre de gestes qu'Até rappelait qu'elle possédait le pouvoir. Avec un son mat, elle le reposa.
« Vois-tu, Ino, si je te dis cela, c'est que maîtriser les manières de chaque milieu te permettra de t'y fondre. Avale le contenu de ton verre d'un coup dans la haute, et tu attireras tous les regards sur toi. Observe la robe d'un vin chez les pouilleux, et tu sentiras leur méfiance.
– Entre nous, je me permets justement un peu plus de liberté.
– Cela ne t'empêche pas de me devoir le respect. Toujours est-il que j'ai une proposition qui devrait t'intéresser.
– Je vous écoute.
– C'est bien, sourit-elle en se munissant de ses couverts, tu apprends vite. »
« Tu es un bon petit chien », compléta Ino dans sa tête en affichant un sourire subtilement agacé.
« Vois-tu, comme je te le disais tout à l'heure, je pense que tu ne sors pas assez. Or, il se trouve que Dame Hestia organise une fête faramineuse dans trois jours. J'aimerais que tu y ailles et la rencontres, dit Até en incisant sa viande d'un coup de couteau précis. Tu y mettras ainsi en pratique tes bonnes manières.
– Suis-je invitée ?
– Non, bien sûr, mais cela ne t'empêchera pas d'y participer : c'est une soirée masquée. »
Grand sourire carnassier.
Ino réfléchit en découpant son poisson en petits cubes. Dame Hestia était une des conseillères du prince Céos. Récemment, son conseil était touché par une série d'assassinats. De plus, les campagnes étaient troublées : plusieurs mauvaises récoltes. On racontait que les voisins de la principauté tournaient leur regard vers celle-ci, avide. On tentait de déstabiliser la région, c'était évident. Até observait attentivement Ino, semblant lire dans son esprit. La sécurité autour de Dame Hestia serait renforcée. L'approcher serait complexe. Très risqué.
« Après cette fête, si tu n'y as pas pris goût, je peux t'assurer que tu pourras prendre ta retraite. »
Le crochet de la tentation. Garder la tête froide. Ino ne sentait même pas le goût du poisson, trop concentrée pour y faire attention. Pouvait-elle refuser ? Difficilement, maintenant qu'elle était au courant. Cependant, le châtiment de la guilde envers les traîtres était suffisamment... effrayant pour ne pas le risquer. Bien. Pourquoi elle ? Une nouvelle fois, Até semblait suivre ses pensées.
« Ton truc, c'est la subtilité. Éviter les soucis. L'improvisation sociale. »
Ino n'était pas la seule à en faire sa spécialité. Elle savait que la guilde disposait de membres plus expérimentés qu'elle. Peut-être avaient-ils refusé. Trop risqué à nouveau. Mais un dernier contrat et partir... La guilde avait un hameçon. Allait-elle y mordre ? Un contrat suicidaire en valait-il plusieurs moins dangereux ? Probablement pas. Mais pouvoir fuir la principauté avant que les soldats ennemis n'y pénètrent, ça, c'était un bon plan. Remplir son coffre et partir au loin, finir tranquillement son existence.
« J'ai bien envie de danser un peu. »
Sourire sournois, jubilant, pendant un instant, avant que l'assurance ne reprenne le dessus. Até aussi avait gros à y gagner : une part du butin lui revenait.
« Parfait, je savais que tu serais intéressée. On ne dit jamais non à un peu d'amusement ! »
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