4. La déesse qui devait payer son loyer
− Du cassoulet pour le petit déjeuner... c'est... audacieux. Mais je crains, cher Noé, que le Français moyen ne soit pas prêt.
La voix moqueuse de son collègue sortit Noé de ses pensées. Il s'aperçut alors qu'il empilait depuis une bonne minute des conserves de haricots secs dans le rayon « petit déjeuner » du supermarché.
− J'ai bien peur, mon cher Charlie, que vous n'ayez raison, soupira Noé. Nos compatriotes ne sont pas encore prêts pour un petit déjeuner riche en protéines et en fibres.
− Allez ! Que diriez-vous que nous essayions votre recette lors de notre prochain brunch du dimanche après-midi ?
− Avec grand plaisir.
Charlie travaillait avec Noé au Lemon Market, une épicerie de quartier racheté depuis plusieurs années par une grande chaîne de supermarchés arborant un énorme citron sur sa devanture. Mais surtout, Charlie était son ancien colocataire et meilleur ami. Il avait déménagé avant le début de l'année universitaire quand sa petite amie et lui avaient sauté le pas en décidant de vivre ensemble. Pourtant, malgré cet éloignement et le fait qu'ils étudiaient dans des facs différentes, leur amitié demeurait solide. Il aida ainsi Noé à remettre les boîtes de cassoulet à leur place.
− Qu'est-ce qui t'arrive ? Ce n'est pas ton genre d'être aussi désordonné, Monsieur « Je-passe-le-balai-chez-moi-deux-fois-par-jour ». À ce sujet, je te remercie : grâce à toi, je suis devenu une fée du logis. Sihame est super impressionnée !
− Votre vie commune se passe bien ?
− Nickel ! Et puis c'est beaucoup plus simple pour... tu sais.
− Bizarre. Je n'ai jamais eu l'impression que ça vous gênait.
Noé se rappelait toutes ces soirées cinéma improvisées pour fuir les gémissements bestiaux et particulièrement bruyants du couple.
− Et toi, ça va ? T'as trouvé un nouveau coloc' ? l'interrogea Charlie en reposant le dernier cassoulet sur le chariot de Noé.
Le jeune homme prit le temps d'une profonde inspiration avant de répondre.
− Oui, en quelque sorte. Même si elle n'est pas facile à vivre.
− Oh ! Une fille ?! Elle est mignonne ?
− Elle est surtout horripilante !
Tandis qu'il poursuivait son travail de rayonnage dans le magasin, Noé se remémora la dispute de la veille
***
Sitôt qu'ils étaient rentrés de leur dernière heure de cours de la semaine, Fey avait ôté ses chaussures, allumé la console et joué tout le reste de la journée. La déesse ne s'était arrêtée que pour piquer une assiette du déjeuner préparé par Noé et pour s'empiffrer de biscuits.
− Y en a pluuuuuus ! se plaignit Fey en découvrant le fond de son paquet. Noé ! Tu peux rajouter des Chocobecs sur la liste de courses ?
Le jeune homme arrêta de passer le balai pour considérer la déesse, en plein marathon Resident Evil.
− ... Je croyais que les divinités et démons n'avaient pas besoin de manger.
− Ce n'est pas un besoin vital, expliqua Fey, sans quitter son jeu vidéo. Mais une chose n'a pas nécessairement à être vitale pour être plaisante.
Noé contempla alors le désordre dans lequel se vautrait Asalfé, rempli de paquets de gâteaux vides, de miettes et de restes du repas de midi. Au milieu de ce dépotoir, la jolie déesse avait néanmoins veillé à exhiber ses charmes aux yeux de sa proie. Elle arborait un débardeur au décolleté plongeant et avait délaissé son pantalon pour dévoiler une petite culotte rose ornée de dentelle. L'exorciste feignit d'être insensible à sa tenue légère et, pour s'y aider, observa quelques instants l'écran où Jill Valentine esquivait de justesse un assaut du redoutable Némésis.
Noé s'apprêtait à reprendre son ménage quand, après une courte hésitation, il se décida finalement à lui demander :
− Hum... Asalfé. Je peux te poser une question ?
Fey voulut s'empresser de lui répondre par une plaisanterie coquine que Noé anticipa :
− Non, je ne m'intéresse pas du tout à ta position préférée.
La déesse des plaisirs féminins soupira exagérément pour lui signifier sa déception, et Noé put entendre « cadenas » entre deux marmonnements.
− Je veux juste que tu me dises comment tu comptes participer pour le loyer, la nourriture, l'électricité, internet...
− Payer ?! s'étonna Fey au point de finalement mettre en pause sa partie. Parce qu'il faut de l'argent pour —
− Ne me fais pas le coup de la princesse qui découvre le monde réel après toute une vie enfermée dans un château !
Fey eut cet air amusé et faussement gêné dont elle gratifiait toujours Noé lorsqu'il perçait à jour ses tentatives de manipulation.
− Ben... le problème... c'est que je n'ai pas d'argent, moi !
− « Ben »... Dans ce cas, trouve-toi un job pour en gagner ! Le mien ne me suffira pas à payer pour tes dépenses. Donc, bouge-toi rapidement ou va-t'en !
− Tu ne peux pas me virer !!!
Tous les deux s'étaient disputés jusqu'à ce que Fey décide de quitter l'appartement avec fracas. Cette nuit, lorsque Noé s'était endormi, elle n'était pas rentrée.
***
« Je ne m'y suis peut-être pas bien pris avec elle. Asalfé est une déesse. Elle raisonne différemment des humains. J'aurais dû l'aider, voir avec le patron pour qu'il lui propose un travail ici. En plus, ça m'aurait permis de la surveiller. »
Noé lâcha un profond soupir tandis qu'il rangeait mécaniquement un rayon du magasin.
− Non, Noé ! l'interpela Charlie. Pas les préservatifs avec les couches pour bébés !!!
Quelques heures plus tard, à la sortie du travail, Charlie proposa à Noé de s'arrêter à leur restaurant asiatique habituel. Pourtant, l'exorciste demeurait perdu dans ses anxiétés :
« ... et puis, vu son caractère, ça ne m'étonnerait pas qu'elle envisage la prostitution ou quelque chose de glauque dans le même g — »
− Allô Noé ?!
Il reprit enfin contact avec la réalité pour s'excuser auprès de la jeune fille en face :
− Oh, désolé, Abigaël. Je suis un peu fatigué.
Abigaël travaillait elle aussi au Lemon Market comme caissière pour payer son loyer et ses études en sciences du sport. Mais surtout, Abigaël était, avec Charlie, la meilleure amie de Noé, une amie avec laquelle il avait forgé de précieux liens de confiance en à peine 3 ans. La métisse aux yeux noirs était arrivée dans son lycée, en cours d'année de première. Suite au décès de sa mère, son père, elle avait été confiée à un oncle, l'obligeant à quitter sa Réunion natale pour la France métropolitaine. Toutefois, comme elle ne s'entendait pas avec sa nouvelle famille, elle déménagea dès son entrée dans les études supérieures pour vivre seule. Camarade de classe de Charlie avec qui elle devint très rapidement amie, c'est par le biais de cette amitié commune que Noé et elle se rencontrèrent et s'apprécièrent.
− « Abigaël ? » « Abigaël ?! » répéta-t-elle, d'un ton exagérément vexé. Appelle-moi « Madame » tant que tu y es !
− Laisse tomber, Abi, intervint Charlie en revenant du buffet avec une assiette remplie de makis. Il a été comme ça toute la journée.
− Oh ! Encore un gamin qui a vomi dans une allée ? feignit de compatir Abi.
La Réunionnaise se leva pour rejoindre le banc en cuir, juste à côté de Noé. Elle lui saisit l'épaule et le rapprocha d'elle pour qu'ils soient à distance de confidences.
− Sérieusement, j'espère que ce n'est pas encore Odessa ! s'agaça-t-elle. Je te préviens, si tu déprimes encore pour elle, je te cogne.
− Non, c'en est une autre, répondit Charlie, s'empressant de défendre son ami d'une attaque qu'il savait douloureuse. Apparemment, sa nouvelle coloc' super canon ne participe pas vraiment aux tâches collectives.
− Je ne t'ai jamais dit qu'elle était « canon », protesta Noé.
− T'as esquivé la question de manière tellement flagrante...
− Belle déduction, je vois que « Monsieur » a commencé ses révisions pour le concours de lieutenant de police.
− Ouais, j'ai trop hâte !
− Si cette fille t'emmerde, pourquoi tu ne la vires pas ?
Le ton sec avec lequel Abi avait posé sa question coupa net la bonne humeur récemment instaurée à la table
− On... on vient à peine de commencer notre colocation, balbutia Noé, intimidé par l'autorité naturelle de ce petit bout de femme. Ça ne se fait pas de la virer comme ça !
Cette justification ne sembla pas suffire à Abi. Heureusement, elle lâcha prise sur le sujet pour le reste de la soirée. Les trois amis purent ainsi profiter d'un bon repas, à l'issue duquel ils se séparèrent.
Il était tout juste 22 heures quand Noé rentra à son appartement. La porte était fermée à clé. Quand il ouvrit, le séjour se trouvait plongé dans le silence et l'obscurité, sans aucune trace de sa divine colocataire.
− Asalfé, t'es là ?
Bien qu'il n'ait pas senti sa présence, il s'était hasardé à l'appeler.
Aucune réponse.
Noé rangea ses affaires dans le débarras de l'entrée avant de s'affaler sur le canapé. Il fixa l'écran de la télévision durant une longue minute, sans la moindre envie de l'allumer.
− C'est trop calme...
À peine avait-il prononcé ces mots à voix haute que Noé se demanda pourquoi. Pourquoi, lui qui s'était tant plaint ces derniers jours de la présence encombrante d'Asalfé, n'arrivait-il pas à apprécier ce moment de quiétude ? Et surtout, pourquoi la présence de celle qu'il devait considérer comme une ennemie avait-elle fini lui manquer ?
Le jeune étudiant se frotta les yeux tandis qu'un flot de souvenirs mélancolique remontait brusquement à la surface.
Tout d'abord son départ du domicile familial. La tristesse de son père et de son frère. L'absence de sa mère, partie travailler comme n'importe quel autre jour.
Et ce matin de printemps où Odessa avait souhaité mettre en pause leur relation. Une pause qui, au fil des semaines, s'était transformée d'elle-même en une rupture sans que jamais l'un des deux n'ait osé prononcer le mot.
Puis, le déménagement de Charlie, parti vivre avec sa petite amie. Noé avait été ravi pour eux. Ou tout du moins, il aurait dû l'être. Pourtant, le soir même, dans cet appartement quasi vide...
Le grincement de la porte d'entrée réveilla l'exorciste qui s'était laissé surprendre par la fatigue de la journée. L'horloge du décodeur sous la TV affichait 1 h du matin. Asalfé traversait le seuil, d'un pas léger, vêtue d'un décolleté plongeant et d'une jupe très courte pour cette saison. Au même moment, un parfum embauma la pièce.
− Salut ! lui dit-elle à voix basse.
− 'lut ! répondit Noé, rouvrant difficilement les yeux
Sans dire quoi que ce soit d'autre, la déesse prit le chemin de la cuisine pour se servir un verre d'eau. Sitôt qu'elle l'eut fini, Fey poussa un soupir de soulagement. Puis elle le nettoya soigneusement avec une éponge gorgée de liquide vaisselle, sous le regard admiratif de Noé.
− ... T'as... t'as commencé à te chercher du boulot ?
− Yep !
Asalfé rinça le verre à l'eau du robinet, l'essuya avec un torchon et, une fois qu'elle l'eut rangé dans le placard, s'empressa de fouiller dans son sac à main. La déesse en sortit quelques billets qu'elle tendit à son colocataire. Surpris, Noé les attrapa puis les compta.
« C'est quoi tout cet argent ?! Il y en a pour plus de 300 € ?! »
− Alors ? l'interpela Asalfé avec un sérieux inhabituel. Ça suffit pour le loyer de ce mois-ci ?
− Euh... oui.
− Parfait !
Satisfaite, la déesse dépassa le jeune homme estomaqué pour allumer la télévision et la console.
− Attends ! T'as trouvé quoi comme boulot pour te faire autant d'argent si rapidement ?
− Un boulot de nuit, répondit évasivement Asalfé, déjà plongée dans sa partie de Resident Evil 4. Ce n'était pas si difficile finalement ! Hier soir, il m'a suffi de montrer mes talents « exceptionnels » − c'est mon employeur qui l'a dit − et j'ai été aussitôt embauchée.
La jolie déesse passa délicatement ses doigts dans ses cheveux pour remettre l'une de ses mèches derrière l'oreille. Le parfum que Noé sentait depuis l'arrivée d'Asalfé se fit plus vif encore. Si vif que le jeune homme reconnut très nettement de l'eau de Cologne pour homme émanant de sa nuque.
« OK, la déesse des plaisirs féminins me ramène en 24 heures sa part de loyer en m'expliquant qu'il provient d'un boulot de nuit qui paie bien et qui utilise ses "talents". En plus, elle est habillée très sexy et sent clairement l'homme. Cela ne peut signifier qu'une chose... »
Noé pointa un doigt accusateur vers Asalfé avant d'émettre son hypothèse :
− ... c'est un piège visant à me faire croire que tu te prostitues alors que tu fais toute autre chose.
− Gagné ! admit Asalfé en levant bien haut les deux pouces. En vrai, je suis barmaid !
− Je le savais ! s'exclama Noé, victorieux.
− T'es pas drôle ! T'aurais pu au moins jouer le jeu !
− Par contre, sérieusement, comment as-tu fait pour obtenir tout cet argent en seulement deux nuits de travail ?
− Facile pour une fille aussi belle et sociable ! se vanta la déesse. On a eu tellement de pourboires grâce à moi et mes deux gros complices que le patron a accepté de me verser une part de mon salaire en avance.
− Et le parfum d'homme ?
− Ça, c'était pour titiller ton imagination, sourit-elle, mutine. Et ça a marché hein ? Avoue, tu t'es inquiété pour ta pauvre petite déesse ingénue !
− N -non, tenta de nier Noé malgré la pertinence de l'accusation. C'est juste que...
− Je suis persuadée que tu as même envisagé de m'offrir de travailler avec toi au supermarché.
L'exorciste en vint cette fois-ci à se demander si la télépathie ne faisait pas partie des talents cachés de la divinité.
− Tu sais, si je te manque trop pendant la journée, je peux accepter. Il te suffit de dire « Oh, Fey ! Je me languis de ma belle déesse ! Reste auprès de moi »
Tout en surjouant sa tirade suppliante et en battant des cils, Asalfé pencha adorablement la tête sur le côté.
− Non, ça va, fit Noé, refusant une nouvelle fois de rentrer dans le jeu proposé par la déesse. Si barmaid te plaît...
− C'est le cas ! Et puis, les bars, c'est un super endroit pour trouver des femmes en quête d'accomplissement sexuel ! Je fais d'une pierre deux coups.
− Tout va pour le mieux.
Le jeune homme s'éclipsa dans la cuisine. Il en revint avec deux bouteilles de bières bien fraiches, sorties du réfrigérateur. Il les décapsula et en offrit une à sa colocataire.
− Fêtons ça !
− Avec... de la bière ?! constata Asalfé en affichant une moue boudeuse. Très... festif...
Contester le choix de boisson de Noé ne l'empêcha pas pour autant d'en boire une gorgée.
− Excuse-moi de n'avoir pas prévu que la larve qui, hier encore, se vautrait sur mon canapé en petite tenue au milieu de miettes de gâteaux trouverait un job aussi vite.
− Oh ? Je ne vous plais pas en « petite tenue », monsieur Noé Velmont ? minauda Asalfé.
Au contraire des fois précédentes, le garçon ne se laissa pas embarrasser par cette question. Car justement, il commençait à en avoir l'habitude. Il se surprit même à s'amuser de ce petit jeu avec elle.
− Désolé, déesse Asalfé Do Ishtann. Mais je préfère les filles plus classes !
− Plutôt chignon, lunettes et tailleur ? Classique comme fantasme ! s'en amusa la déesse en rabattant ses longs cheveux blonds en arrière.
− Non, je voulais dire, les filles plus... sensuelles, sexy, mais pas vulgaire, tu vois ? La fille qui joue aux jeux vidéo en débardeur et petite culotte... c'est un peu trop cliché à mon goût.
− Je parie que tu préfères quand je porte ma robe rouge de déesse. Une épaule nue, échancrée au niveau des jambes...
− J'avoue, admit Noé en amenant le goulot de sa bouteille au bord des lèvres.
Malgré la nuit déjà bien entamée, les deux colocataires veillèrent encore une heure, buvant leurs bières tout en discutant de choses et d'autres. Asalfé lui conta quelques épisodes passés de sa longue vie de déesse des plaisirs féminins. Par prudence, l'exorciste demeura plus discret quant à sa vie personnelle.
Pourtant, il ne pouvait nier qu'il passait un agréable moment. Sans doute l'un des meilleurs de ces derniers mois.
Cette ambiance décontractée déplut toutefois à un troisième participant. Dissimulée dans un coin obscur du balcon qui donnait sur la salle de séjour, Abigaël écoutait elle aussi leur conversation.
Un rire de Noé lui fit soudain froncer les sourcils et serrer de colère sa main droite, froissant au passage l'enveloppe contenant l'ordre d'assassinat.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top