3. La déesse qui allait tout arranger

− Je suis une déesse salope !!!

− De quoi ?!

− À propos d'Odessa. Et de toi d'ailleurs. Je me suis comportée comme une putain de déesse salope !!!

Cela faisait plus de trente minutes que Noé et Fey stationnaient devant le « Tigre de Riz ». Installé dans sa Renault R5, sous la lumière d'un lampadaire, l'exorciste attendait patiemment que Sun et Yoon s'endorment pour passer à l'action. Son plan consistait à s'introduire dans leur appartement situé au-dessus du magasin afin de purger le résidu d'âmes de leur mère, actuellement accroché au frère. Yoon exorcisé, il repartirait ni vu ni connu.

Bien que cette mission s'annonçait moins périlleuse que les dernières batailles contre des démons, Fey avait tenu à l'accompagner. Pourtant, si jusque-là elle était restée silencieuse assise à la place du mort, perdue dans le vague — ce qui n'était pas pour déplaire à Noé —, la déesse avait tellement ruminé ses pensées qu'elle avait fini par exploser.

− Écoute, laisse tomber, soupira-t-il en espérant sans trop y croire que cela suffirait à la calmer. Accepte-le : tu ne peux pas plaire à tout le monde. Passe à autre chose !

Il dut bien avouer que c'est avec un certain plaisir qu'il avait asséné ce conseil à Miss « super sociable ».

− Il ne s'agit pas de ça ! s'énerva-t-elle, piquée au vif. D'habitude, j'observe, j'étudie, j'apprends et quand enfin je suis prête, PAF ! C'est le feu d'artifice ! La rivière de pétales de rose ! Le voyage orgasmocosmique !

Elle offrit sa main à une personne invisible située apparemment sur la boîte à gants.

− Asalfé Do Ishtann, déesse des plaisirs féminins, orgasmes de qualité garantis, 100 % de clientes satisfaites depuis 1810, se présenta-t-elle avec un charmant sourire. Mais là, j'étais tellement en manque de sexe en sortant du médaillon − plus de cent ans d'abstinence, tu te rends compte ?! − que je me suis précipitée sans réfléchir. Et forcément, j'ai merdé ! J'ai piétiné votre bonheur à Odessa et toi telle une petite pétasse !

Noé l'écouta jurer encore quelques instants, tapotant nerveusement le volant de sa voiture. Il jeta un coup d'œil vers la fenêtre du salon de Sun et Yoon. À travers le rideau, il apercevait encore la lumière bleutée d'un écran. Ils ne dormaient pas encore.

− Bon sang, Fey !!! hurla-t-elle si fort que Noé sursauta. Ne laisse pas Odessa devenir ton Waterloo. Tu vas tout arranger et faire comme d'habitude un travail irréprochable de déesse des plaisirs féminins ! Non ! Je vais même faire encore mieux que d'habitude ! Asalfé Do Ishtann, cette œuvre sera le chef-d'œuvre de ta carrière jalonnée de gémissements comblés !

La séance d'autoflagellation s'était brusquement transformée en un déchaînement enthousiaste.

− Prends un peu de recul ! tenta de la tempérer Noé. Tu es déçue, je peux le comprendre, mais...

− Non, non, non, non, Noé, l'interrompit Fey qui était désormais mue par une inébranlable détermination. Tu vois, je sais exactement où je me suis trompé la première fois. Et puis, maintenant, je connais Odessa ! T'en fais pas, ce sera génial ! Le plan est déjà touuuuuuut dessiné dans ma tête ! Je suis sûr que même toi tu as remarqué que Suuuuuuuuu...

La mâchoire de la déesse s'affaissa et la dernière syllabe prononcée de manière anormalement étirée mit fin à son flot de paroles enjouées.

− Quoi ? s'inquiéta Noé.

Il s'aperçut alors que les yeux de sa partenaire n'étaient plus fixés sur les siens, mais vers quelque chose, à l'extérieur, à gauche de la voiture. L'exorciste tourna la tête doucement et se retrouva nez à nez avec une masse sombre dotée d'un visage autrefois humain, aujourd'hui déformé par un profond désespoir.

« La mère de Sun et Yoon ! »

Dès qu'elle fut remarquée par tous les passagers du véhicule, l'apparition poussa un hurlement suraigu qui fit trembler les vitres et perça les tympans des occupants avant de disparaître à toute vitesse à travers le salon de son ancienne demeure. Malgré le choc de cette rencontre, Fey et Noé comprirent en un instant que quelque chose se passait à l'intérieur.

Et en effet, après que Noé ait défoncé la porte d'entrée, ils atteignirent le séjour pour y découvrir Yoon étranglant sa sœur. Cette dernière, en manque d'air, se débattait encore faiblement. Revêtu de sa tenue d'exorciste dont la capuche projetait une ombre magique dissimulant son visage, Noé se jeta sur l'homme. Il parvint heureusement à lui faire lâcher prise et Sun s'effondra.

− Occupe-toi d'elle, ordonna-t-il à Fey tandis qu'il faisait bloc.

La déesse obéit sans discuter et s'empressa de s'enquérir de l'état de santé de la jeune fille inconsciente.

− Elle respire encore, annonça-t-elle, soulagée.

Sans attendre, elle la traina comme elle put vers l'extérieur, laissant Noé seul face à Yoon.

− Je cherche le bonheur, murmura ce dernier.

Tandis que le propriétaire du « Tigre de Riz » s'approchait, le pas traînant et chancelant, il passa sous l'ampoule du salon, révélant des yeux révulsés. Il semblait se trouver dans un état de transe profonde. Pourtant...

« Bizarre ! Je ne ressens plus du tout la présence du résidu d'âme de sa mère. Alors, qu'est-ce qui met Yoon dans un tel état ? »

Sans laisser le temps à Noé de chercher une réponse, Yoon, qui était arrivé à sa portée, déclencha les hostilités par un coup de poing puissant et rapide. L'exorciste bloqua ce premier assaut qui fut suivi de nombreux autres, tout aussi précis et maîtrisés. Finalement, l'homme d'origine coréenne parvint à propulser Noé contre le mur d'un coup de pied retourné.

« Sérieux ?! Je me bats contre un Asiatique expert en arts martiaux ?! Foutu cliché ! »

La surprise passée, Noé, entraîné à affronter des créatures surnaturelles aux pouvoirs démesurés, se reprit rapidement et lança une contre-attaque visant non pas à blesser, mais à neutraliser son adversaire. Et malgré les indéniables talents de combattant de Yoon, il ne fallut pas longtemps avant qu'il ne se retrouve maintenu au sol par une clé de bras.

L'exorciste poursuivit ensuite son examen du pauvre homme, sa main libre posée sur son crâne.

« ... Je sens quelque chose en lui. C'est très léger... Qu'est-ce que... »

Concentré sur ce cas étrange, Noé n'entendit pas la femme d'une quarantaine d'années se glisser derrière lui. Sans sommation, elle fracassa contre son dos une chaise de salon. Encore conscient bien que sonné, l'exorciste aperçut Yoon se relever, aidé par son agresseuse qui était accompagnée par une dizaine d'autres inconnus, tous dans un même état de transe.

− Je cherche le bonheur, murmurèrent-ils en dissonance.

Avant qu'il n'ait pu se relever, deux d'entre eux se saisirent de Noé et le maintinrent à genoux au sol. Il entreprit de se dégager, mais, affaibli par le précédent choc et tenu fermement par deux adultes vigoureux, cette tentative fut vaine. Il ne put qu'assister, impuissant, à l'arrivée de deux autres « zombies », transportant avec eux Sun encore patraque de la précédente strangulation.

− Y... Yoon... je t'en... je t'en prie, supplia-t-elle.

Malgré la détresse évidente de sa sœur, Yoon accepta l'énorme couteau de cuisine tendu par l'un de ses alliés. Il observa quelques instants son reflet dans la lame avant que son attention ne se reporte toute entière sur Sun. Noé s'efforça une dernière fois de se débarrasser de ses entraves humaines. Sans plus de succès.

− Yoon ! répéta une nouvelle fois Sun, les yeux embués de larmes avant que l'un de ses geôliers ne lui bâillonne la bouche d'un épais tissu.

− ... Je cherche le bonheur, murmura-t-il en réponse avant de lui asséner un premier coup de couteau dans le ventre.

Dix fois Yoon transperça le corps de sa jeune sœur. Dix fois sans jamais esquisser un mouvement d'hésitation, tandis que ses témoins l'observaient impassibles malgré les hurlements déchirants de sa victime. Ce n'est que lorsqu'il eut terminé sa terrible besogne et que sa sœur n'émit plus le moindre son que Yoon laissa enfin tomber son arme au sol. Ses alliés en firent de même avec le corps inerte de la pauvre Sun qui s'effondra, ensanglanté. Leur besogne accomplie, ils quittèrent la pièce calmement, un à un, les derniers relâchant Noé.

− S... Sun ? L'appela Yoon, de l'émotion apparaissant enfin dans sa voix. Sun ?!

Il s'approcha du cadavre jusqu'à ce que ses pieds se couvrent du liquide poisseux et cuivré qui se répandait sur le parquet. Ses yeux dont l'iris était à nouveau visible s'exorbitèrent. Il venait de réaliser l'horrible tragédie que ses propres mains avaient provoquée.

− Oh mon dieu ! Qu'est-ce... qu'est-ce que j'ai fait ?! Sun !!!

D'épaisses larmes se mélangèrent au sang. Noé l'observa sans rien dire, espérant comprendre ce qui avait poussé ce grand-frère à exécuter une personne aussi joviale que Sun.

− Ananda, murmura soudain Yoon en se relevant. Je dois... je dois aller voir Ananda !

L'homme s'apprêtait à fuir le lieu de son crime abominable quand Noé se glissa derrière lui. Un coup sec au niveau de la tempe et Yoon s'écroula au sol, inconscient. L'exorciste s'en alla ensuite au chevet de sa victime. Il l'observa quelques instants avant de lui ordonner :

− Allez, relève-toi, c'est terminé !

Sun ouvrit un œil après l'autre. Puis elle redressa la partie supérieure de son corps sans la moindre difficulté, avant de demander, excitée et impatiente :

− J'étais comment ?

Noé ne prit pas la peine de lui répondre. Il se contenta de lui offrir sa main tendue pour l'aider à se relever, ce qu'elle fit péniblement à cause de ses nombreuses blessures.

− Bordel ! Ça fait vraiment mal !

− Je pensais que les armes classiques étaient inefficaces contre les divinités.

− Ça ne peut pas nous tuer, mais ça n'empêche pas que recevoir de multiples coups de couteau dans le bide soit tout de même « légèrement » désagréable, se plaignit Fey.

Deux minutes auparavant, suite à l'arrivée impromptue des « zombies » dans l'appartement, Asalfé avait dû élaborer en vitesse un plan pour sauver la véritable Sun. Après avoir dissimulé son corps inconscient dans un placard, elle avait pris son apparence et interprété à merveille son rôle dans cette exécution macabre. Quant à Noé, bien qu'il ait immédiatement reconnu la déesse grâce à son aura familière, il avait joué le jeu.

− On fait quoi maintenant ? l'interrogea-t-elle tandis qu'ils observaient Yoon, étendu à plat ventre contre le parquet.

Ils entendirent du bruit dans la pièce d'à côté. La véritable Sun s'était finalement réveillée. Encore sonnée, elle se frayait lentement un chemin depuis sa chambre où Fey l'avait cachée.

− Dépêche ! On s'en va ! murmura Noé.

L'exorciste voulut prendre le chemin de la sortie, mais trop tard. Fey et lui se retrouvèrent nez à nez avec la deuxième propriétaire des lieux. Les yeux écarquillés et la bouche à moitié ouverte, Sun constata alors la présence dans son salon de son double parfait couvert de sang et d'un individu encapuchonné, tous les deux disposés autour de son frère qui gisait inconscient sur le sol.

− QUI ÊTES-VOUS ?! Q...QU'EST-CE QUE VOUS FAITES ICI ?! cria-t-elle en reculant jusqu'à se retrouver dos au mur, paniquée. QU'EST-CE QUI SE PASSE ?!

− Du calme, Sun !

Le clone de la jeune fille s'approcha doucement, se voulant la plus rassurante possible, avant de s'apercevoir que son apparence jouait contre elle. La déesse reprit sa forme habituelle de jolie blonde aux yeux bleu-violet.

− F... Fey ?

− Bingo ! C'est moi ! sourit-elle.

De l'autre côté, la troisième personne fut bien moins ravie de la tournure que prenait la situation.

« Fey, bon sang ! Qu'est-ce que tu fais ?! »

Sun observa plus en détail l'homme à la veste blanche. Il lui tournait le dos, essayant de dissimuler son identité. Malgré tout...

− ... Noé ?! déduit-elle de par sa corpulence et surtout la présence de sa colocataire.

« Et merde ! Comment font les superhéros pour rester anonymes ?! »

Démasqué, l'exorciste concéda à lui faire face. Il releva sa capuche, dissipant le sortilège d'ombre sur son visage. Néanmoins, ces présences familières ne suffirent pas à apaiser Sun qui, anxieuse, poursuivit l'interrogatoire :

− Qui êtes-vous ? Je veux dire... vraiment... Fey... elle... tu... tu étais... à l'instant !!!

Encore une fois, ce fut la déesse des plaisirs féminins qui se chargea d'essayer de la rassurer. Elle lui saisit les mains avec délicatesse. Sous l'effet apaisant des paumes légèrement chaudes de la divinité, Sun s'arrêta comme par miracle de trembler.

− On va tout t'expliquer, murmura Fey avant de jeter un coup d'œil vers Noé qui fronçait les sourcils.

Ainsi, tandis que Fey exerçait toute son empathie auprès de la pauvre Sun, Noé eut la tâche plus ingrate de s'occuper de son frère. Toujours inconscient, Yoon avait été trainé et porté sur une chaise solide à laquelle il fut entravé par d'épais bouts de tissu récupérés dans l'appartement. De temps en temps, Sun observait la scène avec inquiétude ainsi qu'une légère animosité à l'encontre du jeune homme. Bien qu'il ait tenté par deux fois cette nuit de l'assassiner, voir le dernier membre de sa famille finir bâillonné de manière aussi froide et méthodique la mettait mal à l'aise.

La bouilloire siffla dans la cuisine.

− Je... vais servir le thé.

Fey et Noé observèrent leur hôtesse quitter la pièce d'un pas précipité. L'exorciste en profita pour se rapprocher de la déesse qui décela sans peine son agacement à son visage réprobateur et à sa démarche mécanique.

− Hé ! Qu'est-ce qu'il t'a pris de révéler ton identité et la mienne par la même occasion ?! s'énerva-t-il en veillant toutefois à étouffer sa voix.

− Ce soir, Sun a manqué de peu de se faire étrangler et poignarder par son frère. Et juste après, elle a retrouvé dans son salon son clone façon « Carrie au bal » accompagné d'un grand type dissimulé sous une capuche. Et tu comptais t'en aller comme ça en lui laissant nettoyer la mare de sang sur le parquet de son salon ?! le réprimanda-t-elle.

C'était en effet à peu de choses près ce qu'avait prévu Noé. L'exorciste Blanc avait estimé que Sun s'en serait remise avec le temps. Incapable d'expliquer tous les évènements de cette nuit, elle aurait fini par concevoir ses propres explications genre « stress post-traumatique ». Pour sa pensée se voulant rationnelle, rien ne justifiait pour Noé la prise de risque de révéler son précieux secret.

Un raisonnement qu'étrangement, il ne se sentit pas le courage d'admettre à la déesse. Il s'abstint même de relever qu'il était au courant pour son sang, dont la composition si particulière l'amènerait à disparaître en quelques minutes. Au lieu de ça, il soupira, essayant d'élaborer un nouveau plan pour s'en sortir en en révélant le moins possible.

− Ne t'inquiète pas, je m'occupe de tout ! Elle ne saura pas qui tu es vraiment, lui promit Fey, toujours confiante.

− Bon sang, comment tu fais ça à la fin ?!

− De quoi ?

− Tu sais, pour...

− ... constamment deviner ce que tu penses ?

Elle le gratifia de son éternel haussement d'épaule suivi d'un sourire énigmatique dont il dut se contenter. Sun revenait avec des tasses de thé disposées sur un plateau en bambou, embaumant la pièce d'une délicate odeur de jasmin. Tout en évitant de regarder du côté de son frère, toujours inconscient et fermement attaché à l'une de leurs chaises, elle les invita à venir s'asseoir en face d'elles. Elle demeura silencieuse, frottant son bracelet au motif de lune avec nervosité.

− Tout d'abord, je crois qu'on doit se représenter, Noé et moi, commença Fey tout en s'occupant de servir les tasses. Nous sommes en réalité...

Elle prit une grande inspiration pour donner du poids à sa révélation.

− ... Des chasseurs de fantômes.

− Des... chasseurs de fantômes, répéta Sun, perplexe.

− Bon, par contre, on avait plus de packs de protons, désolée, plaisanta-t-elle en feignant la déception.

− Tu fais référence à SOS Fantômes ?!

− Quoi ? C'est un classique !

Mais ce qui avait surtout surpris Noé, c'était le fait que la déesse, enfermée jusqu'à récemment dans un médaillon pendant un siècle, connaisse un film sorti à peine une vingtaine d'années plus tôt. En y réfléchissant, l'exorciste s'aperçut d'ailleurs qu'Asalfé disposait d'une culture très actuelle.

− Blague à part, reprit-elle en réorientant la conversation. Je sais que ce sera difficile à croire, Sun, mais... je suis une déesse.

Noé sentit son sang ne faire qu'un tour. Quand Fey lui avait promis qu'elle gérerait la situation, il ne s'était pas vraiment attendu à ça. D'autant plus que leur crédibilité risquait d'en prendre un sacré coup.

Sun, elle, écoutait, hébétée.

− Pour être plus précise, je suis Asalfé Do Ishtann, une déesse de la mort, mentit-elle avec aplomb. Ma mission sur Terre consiste à porter secours à tous les mortels victimes de mauvais esprits !

« Quoi ?! »

− Sun, si nous sommes venus ce soir, c'est que nous suspectons ton frère, Yoon, d'être possédé par l'esprit de ta défunte mère.

La jeune fille digérait lentement ces informations, hochant la tête pour acquiescer tout en buvant son thé gorgée par gorgée.

− Et toi ? fit-elle à l'encontre de Noé. Est-ce que tu es aussi...

− Euh... non, je... je ne suis pas...

− C'est mon partenaire, rebondit de but en blanc la déesse manipulatrice. Je l'ai choisi, car il dispose d'une grande « sensibilité » au monde des esprits. Il m'aide parfois durant mes missions.

En écoutant Fey poursuivre cette histoire qui semblait toute droite sortie d'un manga, Noé eut la forte impression qu'elle y prenait un peu trop de plaisir.

− Et Odessa... est-ce... est-ce qu'elle est courant ?

− Oui, répondit cette fois-ci l'exorciste. Mais ne lui en veux pas. Si elle ne t'a rien dit, c'est parce que je lui ai interdit d'en parler à qui que ce soit. Je voulais préserver mon... notre secret.

Noé espérait ainsi que cette histoire ne vienne pas dégrader la relation entre Odessa et sa camarade de classe. Il s'aperçut alors que quoi qu'il fasse, il se sentait toujours obligé de protéger son ex-petite amie.

− ... Je vois.

Sun trempa une nouvelle fois ses lèvres dans sa tasse. Aussi insensées soient-elles, elle semblait prête à croire aux fables de Fey. L'état de choc l'avait rendu plus malléable et surtout, elle avait été témoin du pouvoir de transformation de la « déesse de la mort ». Pour autant, ses deux interlocuteurs n'étaient pas dupes. Son calme apparent ne faisait que dissimuler une profonde et légitime confusion. La main portant son thé se mit d'ailleurs à trembler.

− Vous dites que l'esprit de ma mère influence mon frère, confirma-t-elle d'une voix à peine audible avant que celle-ci ne se noie dans les larmes. Alors quand Yoon a essayé de me tuer, c'était...

− Non, s'empressa de l'interrompre Noé. Premièrement, je ne pense pas que ce soit à cause de ta mère que ton frère a voulu t'étrangler.

− C'est... vrai ?

− Oui. Son esprit était bien là, mais d'autres forces étaient à l'œuvre. Même si l'on ne sait pas encore quoi exactement.

Pour une fois, c'était la vérité. L'exorciste doutait sincèrement que l'esprit soit coupable. A posteriori, il était même arrivé à la conclusion que tout à l'heure, quand Fey et lui attendaient dans la voiture en face de l'appartement, l'apparition n'avait pas cherché à les effrayer. Malgré son état de déliquescence mentale, elle était venue solliciter leur aide pour sauver sa fille.

− Deuxièmement, poursuivit-il avant d'adopter un ton moins formel. Cette chose... ce n'est pas ta mère. Pas tout à fait.

− Comment ça ?

− Lorsqu'une personne meurt, il lui arrive d'abandonner en de rares occasions une part d'elle-même dans un objet, un lieu ou un être vivant. Ce phénomène peut être dû à un profond regret, au désir puissant de protéger un être cher ou à une mort anormalement violente.

Noé marqua une courte pause, le temps de laisser Sun assimiler ces informations.

− Et... dans quel cas se situe ma mère ?

− Je l'ignore encore, avoue-t-il avant de poursuivre. Hélas, même emplie d'amour, une trace spirituelle, éloignée de l'âme originelle, finit par pourrir. Avant de disparaître, le « fantôme » prend au fur et à mesure une forme grotesque. Et qu'importe la bonté initiale du vivant, ce morceau corrompu finit irrémédiablement par tourmenter les vivants sans que la plupart ne s'aperçoivent de quoi que ce soit.

− OK, digéra-t-elle avec toujours autant de facilité, le regard perdu dans son thé. Et que peut-on faire pour détacher ce... « truc » de mon frère ?

Asalfé s'apprêtait à prendre la parole avec une histoire bien ronflante quand un gémissement vint l'interrompre.

− ... nan... da

Tous les regards se portèrent vers le fond de la pièce. Yoon reprenait progressivement connaissance.

− Fey !

− Compris !

Sans que la moindre explication soit nécessaire, la déesse entraîna Sun hors de la pièce avant que son frère ne soit complètement réveillé. La dernière fois, sa transe meurtrière s'était achevée seulement après qu'il ait infligé dix coups de couteau à sa plus proche famille. Noé ne voulait pas risquer de lui révéler qu'il avait échoué.

Après avoir brièvement expliqué la situation à Sun, Fey revint dans la pièce pour entendre Yoon marmonner.

− Qu'est-ce qu'il dit ?

Noé enfila à nouveau sa capuche pour dissimuler son identité et s'approcha pour laisser glisser le bâillon de son prisonnier.

− « Ananda », discerna-t-il. Il a déjà prononcé ce mot avant que je ne l'assomme tout à l'heure. Une personne ?

− Ananda... Je dois aller voir Ananda.

L'antiquaire était de plus en plus livide. Tout à l'heure, Noé l'avait vu se décomposer en découvrant ce qu'il pensait être le cadavre de sa sœur. Cet évènement lui avait fait perdre la raison. Ignorant tout ce qu'il se passait autour de lui, Yoon répétait inlassablement les deux mêmes bouts de phrase, tel un mantra, invoquant cette mystérieuse « Ananda ».

Comprenant qu'il n'arriverait à rien s'il se contentait d'attendre que l'homme retrouve son calme, Noé l'interrogea d'une voix forte et autoritaire :

− Dites-moi ce qui s'est passé tout à l'heure ! Pourquoi avez-vous poignardé votre sœur ?

− Ananda...

− Qui sont ces gens qui ont débarqué dans votre appartement pour vous aider ?

− Ananda...

− Et qui est cette Ananda ?! s'énerva l'exorciste qui en vint à secouer physiquement Yoon. Est-ce que c'est elle qui...

− Du calme, intervint Fey. Ça ne sert à rien d-

Tel un diable sorti de sa boîte, une épaisse fumée surgit du corps de l'antiquaire, repoussant légèrement Noé. L'exorciste n'était toutefois qu'un dommage collatéral. L'apparition en avait après Yoon qu'elle observait avec colère, gémissant une plainte à la fois triste et furieuse.

« C'est leur mère ! »

Un bruyant hoquet de frayeur trahit la présence de Sun. Bravant les interdits de la « déesse de la mort », la jeune fille avait observé toute la scène par la porte entrouverte du salon. Elle ne s'était toutefois pas attendue à ce que surgisse de son frère une ombre informe dont la figure affichait des traits familiers.

« Sun la voit ?! constata Noé, surpris. Pour apparaître aux yeux d'humains normaux, le fantôme doit utiliser une grande quantité d'énergie »

Face à ce spectre tout droit sortie de son estomac, Yoon paniqua de plus belle. Il continuait d'appeler à l'aide cette « Ananda », de plus en plus vite, de plus en plus fort, s'agitant avec frénésie sur sa chaise pour tenter de s'éloigner le plus loin possible de la furie de sa génitrice.

Jusqu'à ce que l'effroi le fasse basculer en arrière et que le choc lui fit perdre une nouvelle fois conscience.

Après l'avoir redressé, Noé, Fey et Sun s'en étaient allés dans la cuisine située juste à côté. Ils y discutèrent longuement de l'état mystérieux de Yoon sans pouvoir hélas y apporter une explication. Utilisant son expertise de prétendue déesse de la mort, Fey réconforta la jeune fille quant à la présence de l'esprit de sa mère, lui assurant une nouvelle fois que cette forme grotesque n'était pas réellement elle.

La conversation dura jusqu'à ce Noé perçoive un léger claquement provenant de l'entrée. Un bruit de porte qu'il avait patiemment attendue depuis qu'il avait desserré les liens de son prisonnier.

− Ça y est, annonça-t-il en rejoignant le salon.

Sun et Fey le suivirent pour découvrir la chaise où, quelques instants auparavant, était emprisonné Yoon, désormais vide.

− Il est parti.

− J'y vais !

Sans attendre, Noé enfila sa capuche avant de se lancer à la poursuite du frère de Sun. À la fois rapide et furtif, il parvint à rattraper l'homme sans être repéré. Trop obsédé par sa destination, Yoon ne vérifiait jamais ses arrières. Pour un exorciste entraîné à cet exercice, la filature s'annonçait sans grande difficulté. Seule la brume légère qui s'était levée le contraignait à être plus vigilant pour ne pas perdre sa cible pendant qu'elle traversait les ruelles en courant.

Dix minutes s'écoulèrent.

Noé inspecta distraitement son portable.

« 2 h 27 »

Yoon s'arrêtait seulement pour reprendre son souffle. Sa rapidité et son assurance confirmaient que le chemin lui était familier. Il atteignit bientôt l'un des nombreux ponts permettant la traversée de la rivière divisant Saint-Martial.

« La rive gauche... Jusqu'où va-t-il aller ? »

Au bord du cours d'eau, ce qui n'était jusque-là qu'une brume se transforma en un épais brouillard. Noé pressa le pas pour ne pas se laisser distancer. Les conditions atmosphériques lui permirent toutefois de rester furtif malgré l'absence de cachette sur la structure. Il se crispa toutefois en apercevant à l'horizon une silhouette qui avançait vers eux. De là où il se trouvait, Noé ne parvenait pas à discerner le promeneur nocturne si ce n'était sa corpulence petite et fine.

« Un enfant ?! À cette heure-ci ?! »

La mystérieuse apparition s'arrêta, dès que Yoon l'eut dépassé. Noé interrompit quant à lui sa filature. Malgré l'éclairage public présent à intervalle régulier sur le pont, le fort taux d'humidité dans l'air en cette nuit d'automne ne lui permettait toujours pas de distinguer les traits de ce qu'il estimait être un enfant.

Il était toutefois certain d'une chose : immobile, les deux mains posées sur les hanches, « il » l'attendait

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