2. La déesse qui se mêlait de tout
Une forte odeur de friture émanant du stand de churros flottait dans l'air du parc. Posé confortablement sur un banc à quelques mètres de là, Noé somnolait. Il aimait ces senteurs estivales. Il aimait l'été.
D'autant que, si cette journée fût très ensoleillée, la chaleur n'en était pas pour autant étouffante. À l'ombre d'un arbre, la température s'avérait même idéale pour une sieste. C'est ainsi que, malgré les cris des enfants qui jouaient à côté et cette forte odeur de graillon, Noé laissa progressivement le sommeil l'emporter... jusqu'à ce qu'une brusque fraîcheur au niveau de son front ne vienne le sortir de sa torpeur.
− J'y crois pas, Noé ! Tu oses me demander d'aller t'acheter à boire et tu t'endors ?!
− Je te rappelle que je ne t'ai pas « demandé », Odessa, sourit Noé en se saisissant de la cannette de limonade tendue par sa petite amie. Je te rappelle qu'on a fait un pari. Un pari dont tu as toi-même fixé les termes et que tu as perdu.
Ne sachant quoi répondre à cette affirmation tout à fait exacte, Odessa lui tendit une moue boudeuse. Puis elle s'assit à côté de Noé avant de se lover tout contre lui.
− Quand même, j'étais persuadée que c'était Colin Farrell qui jouait dans ce film, bougonna-t-elle en installant sa tête confortablement contre ses cuisses.
Noé se contenta de lui sourire avant de boire une gorgée de sa rafraîchissante récompense sans toutefois fanfaronner sur sa victoire. Il ne tenait pas à vexer Odessa et gâcher ce moment de bonheur. Car, en ce délicieux dimanche d'août et malgré cette odeur collante de friture, Noé pouvait l'assurer : jamais il ne s'était senti aussi heureux qu'à cet instant.
Un instant qui s'acheva brusquement, dans la douleur.
Noé sentit quelque chose de lourd appuyer contre sa poitrine, la comprimer. Il voulut faire part de son malaise à Odessa, mais sa petite-amie avait disparu, éclipsée comme par magie avec tous les enfants et les promeneurs du parc. Désormais seul sur son banc, Noé ne pouvait même plus bouger, complètement soumis à cette sensation d'abord étouffante avant de devenir progressivement...
« ... agréable ?! »
Quand Noé rouvrit les yeux, s'extirpant de ce rêve nostalgique à l'étrange conclusion, il se retrouva en face d'une surprenante apparition. À une dizaine de centimètres à peine de son visage se trouvait celui d'une très jolie jeune femme aux cheveux blonds.
− Bonjour, le salua-t-elle de son air le plus enjôleur.
Noé ne lui répondit pas tout de suite, le temps de reclasser les informations. D'abord « où ? » Dans son lit. « Quand » ? » 6 h 47 à son réveil. « Qui ? » La fille devant lui se prénommait Asalfé Do Ishtann, autoproclamée déesse des plaisirs féminins, ou, comme elle souhaitait qu'il l'appelle : Fey. Depuis presque une semaine, Fey logeait chez Noé pour ce qui apparaissait une durée encore indéterminée. En réalité, et même si bien sûr elle l'ignorait, le temps nécessaire pour qu'un exorciste noir, seul capable de la neutraliser définitivement, ne soit envoyé.
Toutefois, cette reprise du contexte ne suffisait pas à expliquer pourquoi Fey se retrouvait à cet instant précis complètement nue entre Noé et sa couverture.
− Qu'est-ce... ? Qu'est-ce que tu fais ?! balbutia le jeune homme, forçant ses yeux à observer les siens.
− Eh bien, je me suis dit... mon sublime corps de déesse... ton érection matinale... regagner mon énergie spirituelle... tout ça tout ça quoi, tenta de se justifier Fey avec une légère gêne qui ne dura pas bien longtemps. Et maintenant que tu es... bien réveillé, on pourrait...
− DÉGAGE !!!
La seconde suivante, poussée par la colère de Noé, Fey quitta la pièce à toute vitesse. Elle s'autorisa néanmoins à prendre juste ce qu'il faut du temps pour laisser à son colocataire le plaisir d'admirer son superbe fessier.
***
− Oh ! Allez ! Tu m'en veux toujours pour tout à l'heure ?!
− Non, ça va...
« Même si, à cause de toi, j'ai dû prendre une douche froide... »
− Ben alors, dis quelque chose ! On marche depuis tout à l'heure et tu n'as pas prononcé un mot !
Quinze minutes s'étaient en effet écoulées depuis que Noé et Fey avaient quitté leur appartement pour la fac de droit de Saint-Martial. Et malgré l'insistance de la déesse à échanger avec son cher colocataire, il s'était contenté de répondre à chaque fois de manière laconique.
« C'est peut-être tout simplement que je n'ai rien à te dire...
Enfin... »
− Tu veux discuter ? OK ! Commence par m'expliquer comment est-ce que mademoiselle « je-ne-suis-pas-une-déesse-maléfique » s'est retrouvée enfermée dans un médaillon ?
Fey considéra quelques instants la question. Puis, après ce bref instant de réflexion, un rictus se forma sur le visage de la déesse qui pouffa de rire.
− Pourquoi est-ce que tu ris comme ça ?
− C'est que... ça me rappelle de très bons souvenirs. Faut dire que ce fut une journée très amusante. Enfin, excepté la partie où je me suis fait enfermer. Ça, c'était beaucoup moins drôle. Tout un couvent de bonnes sœurs à s'occuper ! Et, crois-moi, il y avait beaucoup à décoincer.
La déesse ne rentra pas dans les détails. Une chose était toutefois certaine : son séjour chez les bonnes sœurs avait été particulièrement plaisant. Perdue dans ses souvenirs, elle rigolait toute seule, au grand dam de Noé qui pensait ne jamais obtenir sa réponse. Fey finit pourtant par poursuivre son histoire :
− Malheureusement, mon intervention a attiré un exorciste du coin spécialisé contre les divinités. Il a fini par me sceller dans ce médaillon pendant un siècle. Et même après que le sort n'ait plus eu d'effet, j'étais trop affaiblie pour sortir sans l'appel au secours d'une femme aux désirs inassouvis.
Noé se rappela alors ce qu'avait dit la déesse au sujet d'Odessa et des sentiments qu'elle éprouvait toujours pour lui. Toutefois, l'exorciste ne s'attarda pas sur ces détails trop privés. Quelque chose l'avait intrigué dans le récit de Fey.
« Bizarre. Pourquoi un exorciste se serait-il contenté de l'enfermer alors qu'il pouvait se débarrasser d'elle ? Le sort d'enfermement est efficace, mais n'est utilisé que pour les ennemis trop puissants. Ce qui n'a pas vraiment l'air d'être le cas d'Asalfé. »
Noé jeta un œil à l'intéressée. Elle semblait avoir profité du fait que l'exorciste soit plongé dans ses réflexions pour en faire de même avec ce souvenir du siècle dernier.
− Les bonnes sœurs, tu sais, ça met du temps à démarrer, mais une fois lancées, c'est vraiment des bons coups ! Hé ! Hé ! Hé !
Dès leur arrivée dans l'amphithéâtre quelques minutes après, Fey faussa compagnie à Noé pour rejoindre un groupe d'étudiants :
− Hey ! Bonjour tout le monde !
Et tous la saluèrent avec le même entrain.
Tandis qu'elle engageait avec eux des conversations de routine sur les cours et une soirée étudiante prévue jeudi soir, Noé n'en revenait pas de voir à quel point Asalfé était devenue si populaire en à peine moins d'une semaine. Les garçons, mais également les filles, s'amassaient autour d'elle et tous semblaient l'apprécier. Noé supposa que la raison de son succès provenait de sa longue expérience de déesse expérience dans la manipulation des êtres humains. C'était dans leur nature lui avait-on appris durant sa formation d'exorciste. Et une déesse qui s'était donné pour tâche de veiller à leurs plaisirs sexuels ne faisait certainement pas exception à la règle.
Noé se contenta quant à lui de saluer poliment quelques camarades avant de rejoindre une place dans l'amphithéâtre. Avec sa rigueur habituelle, il y installa ses affaires avant d'attendre dans le calme le début du cours.
− Celle-là !
S'il n'avait pas senti son énergie divine, l'exorciste aurait très certainement sursauté. Sans faire le moindre bruit, mais avec une rapidité presque surnaturelle, Fey avait abandonné ses amis pour rejoindre Noé et lui désigner une rousse à lunettes légèrement boulotte assise deux rangs en dessous du leur.
− Qu'est-ce qu'il y a ?
− Mon radar de super déesse détecte des besoins inassouvis dans sa direction !
− Moins fort ! s'évertua de la calmer Noé. Et puis, attends ! Je la connais depuis le collège. Elle s'appelle Juliette. Elle est vraiment du genre réservé et... et... et je parle tout seul, elle est déjà partie.
Sourde aux conseils de Noé, Fey avait déjà rejoint sa cible. Cette dernière, surprise par cette arrivée aussi soudaine qu'impromptue, accueillit avec stupeur les présentations enthousiastes de cette étrange et néanmoins fascinante jolie blonde.
En fin d'après-midi, les cours se terminaient à peine que, sans le moindre embarras, Fey profitât du chemin les ramenant à l'appartement pour détailler à Noé — qui ne lui avait rien demandé — tout ce qu'elle avait pu apprendre de Juliette :
− En fait, elle est encore vierge et complexe, car c'est la dernière de toutes ses copines. Mais depuis peu, elle sort avec un garçon. Ça va faire deux semaines aujourd'hui et tout se passe plutôt bien même s'il abuse un peu sur le gel coiffant.
Noé l'ignora le plus ostensiblement possible pour lui signifier qu'il se fichait de cette histoire. Même s'il était curieux de savoir comment Fey avait bien pu en apprendre autant sur des sujets aussi intimes auprès d'une fille qu'elle venait à peine de rencontrer.
− Juliette aimerait qu'il soit le premier, mais elle avait encore des doutes, poursuivit Fey, feignant de ne pas comprendre les signes évidents de désintérêt de son interlocuteur. Alors, je lui ai dit, « écoute, ce mec te plaît et le sexe, c'est que du plaisir. Même quand ça ne l'est pas, ça reste une super aventure. Donc, s'il a envie de toi et que t'as envie de lui, vas-y, fonce, éclate-toi et casse-lui les jambes de ma part ! »
Noé se garda bien de critiquer les conseils sexuels de la déesse. Il se contenta d'une question plus pratique :
− ... Et comment tout ça est supposé t'aider à regagner ton énergie spirituelle ?
− C'est simple, mon p'tit Noé. Mon intervention a créé automatiquement un pacte entre Juliette et moi. Si grâce à moi, Juliette prend son pied, une partie de l'énergie produite par son plaisir sexuel me revient. Avec même un bonus quand elle atteint l'orgasme.
− Tu es une sorte de Cupidon du sexe en fait, plaisanta à moitié Noé.
− C'est à peu près ça, même si je suis beaucoup plus sexy que lui, se vanta Fey avec espièglerie. Bien sûr, ici, vu que je n'ai pas eu grand-chose à faire, la dose produite risque d'être minime. Une intervention directe de ma part est généralement beaucoup plus efficace. Mais Juliette n'est pas prête pour ça. Pas encore...
Noé se refusa à poursuivre la conversation dans cette direction. Il reprit donc son plan initial, à savoir ne plus rien dire jusqu'à ce qu'ils soient rentrés et, là-bas encore, il s'abstiendrait autant que possible de s'entretenir avec Asalfé.
Mais alors qu'ils s'apprêtaient à traverser un passage piéton...
− Oh, Noé ! Regarde ! Justement les voilà ! l'interpela Fey avec une discrétion qu'il ne lui connaissait pas tandis qu'elle lui désignait d'un simple regard le trottoir d'en face.
Noé récompensa cette notable amélioration du savoir-vivre de la déesse en obéissant. Il aperçut alors Juliette, accompagnée d'un garçon légèrement plus âgé. Et en effet, on pouvait clairement qualifier son usage du gel fixant d'abusif. Jamais auparavant Noé n'avait vu en vrai une coiffure si aérienne si ce n'était peut-être sur les posters chez son coiffeur. Toutefois, ce détail mis à part, le fameux petit ami apparaissait comme beau et athlétique. Par contre, son attitude légèrement hautaine trahissait le fait qu'il n'en était que trop conscient. Aux yeux de Noé, il apparaissait comme un énième playboy manipulateur qui quitterait Juliette sitôt qu'elle lui aurait offert ce qu'il voulait. Ce ne fut cependant pas son look qui alarma l'exorciste. En inspectant le garçon, Noé parvint à discerner malgré la distance une aura pourpre flottant tout autour de lui et dont il reconnut la nature.
− Mouais, c'est pas vraiment mon type ! conclut Fey après avoir vraisemblablement fait la même analyse stylistique que son colocataire.
− Tu ne crois pas si bien dire. C'est le mien par contre !
Tandis que Noé observait désormais avec animosité le petit ami de Juliette, Fey, quant à elle, le fixa longuement, impassible...
Juste qu'à ce que l'exorciste saisisse le double sens de ses propos.
− C'est parce que... euh... c'est un démon.
− Quelle punchline moisie, se moqua la déesse.
− J'avoue que ça sonnait mieux dans ma tête.
Une heure plus tard, à la nuit tombée, Juliette, inconsciente de la véritable nature de son nouveau petit ami, partageait avec lui un tendre moment. Allongée sur son lit, elle laissait le beau jeune homme couvrir sa nuque de baisers. Elle appréciait son attention à ne pas la brusquer, à ne pas toucher sans son autorisation des parties plus sensibles de son anatomie. Une telle galanterie, pensait-elle, méritait d'être récompensée.
− Édouard ?
− Oui ?
− Je... Je suis prête !
Édouard la laissa s'éloigner du lit et de ses étreintes pour la salle de bain, seule autre pièce de son studio.
− Tu es sûre, Juliette ?
− Oui, confirma-t-elle, persuadée que, quand bien même ce ne serait peut-être pas le bon, il valait le coup d'essayer. Laisse-moi prendre une douche et...
Après lui avoir offert un clin d'œil timide, mais suffisamment évocateur, Juliette referma la porte. Hors de vue de sa petite amie, Édouard se retint de crier victoire, mais ne put toutefois s'empêcher de brandir fièrement le poing. L'entreprise s'était avérée longue, mais la prise s'annonçait délicieuse.
Édouard s'en alla inspecter son look dans le miroir plaqué sur la porte d'entrée. Après s'être remis les vêtements et les cheveux en place, il s'adressa un sourire fier. Tandis qu'il s'observait narcissiquement sous toutes les coutures, deux coups secs, frappés sur une vitre, résonnèrent dans la pièce. Édouard se retourna et considéra la fenêtre avec circonspection. Le bruit n'avait pu venir que de là, pourtant cette hypothèse semblait improbable étant donné la localisation de l'appartement de Juliette : l'avant-dernier étage d'un immeuble qui en comptait sept. Poussé par la curiosité, Édouard ouvrit finalement la fenêtre pour inspecter l'extérieur. Le paysage nocturne de la ville de Saint-Martial, éclairée par différents luminaires, ne lui révéla toutefois rien d'anormal.
Toc ! Toc !
Cette fois-ci, le bruit provenait de la porte d'entrée. Édouard tourna la tête quand, profitant de sa distraction, un bandage passa par la fenêtre qu'il venait d'ouvrir. Après l'avoir bâillonné, le tissu lui enserra tout le haut du corps tel un serpent constricteur. Puis une force surnaturelle tira brusquement Édouard vers l'extérieur. Il crut tomber dans le vide, mais l'étrange bande de soie le fit montrer jusqu'au toit de l'appartement. Après avoir été encore trainé quelques mètres sur le sol bétonné, il put enfin apercevoir son ravisseur. Bien qu'il portait une capuche dont l'ombre recouvrait le visage, Édouard reconnut la carrure d'un jeune homme. Vêtu d'une veste blanche aux manches noires, il tenait fermement le bandage enserrant Édouard et observait ce dernier d'une froide colère.
− Hé ! Qu'est-ce qu'il se passe ?! parvint à l'interpeler le captif après avoir légèrement desserré son bâillon.
− C'est bon, tu l'as eu ? J'ai fait du bon boulot hein ?!
Une très jolie fille aux cheveux dorés venait de surgir de la porte menant au toit. Elle était tout à fait du goût d'Édouard. Malheureusement, elle semblait complice de sa capture. Pourtant, le jeune homme à la veste blanche ne répondit pas plus à sa question qu'à celle d'Édouard.
À la place, il se mit à déclamer un bien étrange poème.
− C'est un voile de ténèbres où survit faiblement une lumière
− Détache-moi ! À l'—, tenta de hurler Édouard avant de voir sa bouche à nouveau bâillonnée par le bandage aux propriétés surnaturelles.
« Tu ne m'échapperas pas ! » se promit Noé.
Sa cible ne pouvant plus appeler à l'aide, l'exorciste poursuivit son incantation :
− S'accrochant fermement aux herbes corrompues pour les déraciner une à — ?!
Cette fois-ci ce fut au tour de Noé d'être interrompu par un étrange animal surgi de nulle part pour lui percuter le dos à toute vitesse. La surprise et la violence du choc empêchèrent l'exorciste de maintenir son étreinte.
Son prisonnier en profita pour se défaire des bandages sacrés puis alla féliciter son sauveur.
− Merci à toi, ma fidèle Rutilante !
Après s'être relevé avec l'aide de Fey, Noé considéra l'étrange bestiole galopant et hennissant fièrement aux côtés de son démoniaque maître.
− C'est quoi ce truc ?!
L'exorciste demeura un instant stupéfait. Le quadrupède qui l'avait agressé n'était autre qu'un âne aux yeux exorbités et dotés de sourcils proéminents. Et, pour une raison qui échappait totalement à Noé, son propriétaire l'avait presque entièrement recouvert d'une peinture blanche qui disparaissait par endroits.
Un travail bâclé.
− J'ignore qui tu es, gamin, l'interpela Édouard qui avait retrouvé son formidable aplomb. Mais prépare-toi à affronter le terrible courroux...
Le jeune homme à la coiffure improbable déclencha une métamorphose similaire à celle de Fey lorsqu'elle s'était révélée à Noé en tant qu'Asalfé Do Ishtann, déesse des plaisirs féminins. Jaillissant d'un épais nuage de fumée pourpre, Édouard révéla son excentrique tenue de combat chatoyante à base de collants, de culotte bouffante et d'un chapeau à plumes, ainsi que sa véritable identité.
− ... d'Édouard Coulant, le démon du faux prince charmant !
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