Saut dans le vide
L’Exodar s’est peu à peu vidé. Au début je ne voulais pas y croire, mais les couloirs déserts ont bien fini par me le faire admettre : les draeneï reprenait leur refuge.
Une porte s’est ouverte il y a quelques mois. Je crois que c’est celle que les orcs construisaient sur Draenor. Elle menait ici. Certains l’ont traversé. Certains des miens. Quand je l’ai su, je n’ai pas voulu comprendre. Les nouvelles revenaient. C’était bien Draenor, on s’y battait pour la reprendre des mains des démons dirigés par un elfe d’Azeroth. Mais pourtant, j’avais entendu l’horrible craquement de mes propres oreilles, j’avais senti les tremblements battre mon corps. Notre nouveau monde avait été détruit… et maintenant certains prétendaient marcher dessus ?
Les semaines se succédèrent. Chacune amenait de nouveaux récits sur les événements qui étaient censés se dérouler là-bas. Et puis… il y eu ce dernier message. « Nous avons récupéré Draenor. Les draeneï ont à nouveau un monde. »
Ça a été l’agitation d’abord. Puis les gens se sont calmés et ont commencé à planifier des groupes pour faire le voyage jusqu’à la Porte. Ils ne réfléchissaient même pas, ne se posaient pas de questions. Et si c’était un piège ? Ils l’avaient vu comme moi, ce monde qu’ils imaginaient de l’autre côté de la Porte n’était plus. Mais l’espoir est quelque chose qui avait été oublié. Nous ne savions plus même quel goût il avait. Alors, ça, c’était du miel dans une bouche ne mâchant que poussière.
Je n’étais pas tout à fait seule à avoir des doutes. Seulement, la plupart de ces sceptiques finirent par constater qu’ils n’avaient plus rien à perdre. Mon mari était l’un d’eux. Il partit.
J’aurais sans doute dû renier jusqu’à son nom pour m’avoir abandonné alors que je portais son enfant, mais la vérité est que les choses sont plus compliquées que dans les romans. Il n’avait pas désiré cet enfant, et je crois que si j’avais réfléchi un peu, je n’en aurais pas voulu non plus. Nous étions un couple et la question ne se posait pas. Trop peu de draeneï persistaient pour que nos ressentis personnels n’aient leur place.
Il partit, comme tous les autres, laissant le vaisseau à l’abandon de quelques âmes attendant ici, sous les cliquetis résonnant des Krokul qui minaient sans jamais s’arrêter. Qui tapaient pour une raison que personne ne connaissait. Pour faire quelque chose afin de ne pas être plus rien.
Je n’ai plus pu le supporter. Quand un groupe des derniers habitants de l’Exodar est venu me demander si je voulais les suivre pour aller servir l’Aldor, j’ai acquiescé et nous sommes partis. Simplement.
Le voyage a été long et difficile, mais nous sommes finalement arrivés dans le désert puis au centre de celui-ci, devant la Porte.
J’étais terrifiée. Je ne crois pas que j’avais déjà vu quelque chose d’aussi laid et de si malsain. J’ai vu les autres devant moi s’y engouffrer, et est venu mon tour. Alors je n’ai plus eu peur et m’y suis coulée.
…
Je voudrais que mes yeux ne se soient plus jamais ouverts. J’avais enfin compris.
Le passage entre les mondes avait fait se tordre de mal mon corps et chacun de mes muscles était crispé. Je n’en ai rien senti. Pourtant ma douleur a été plus grande que ce qu’aucun nerf ne saurait me transmettre. Ce qui se trouvait tout autour de nous a déchiré une part de moi-même.
Nous avons avancé en silence sous le ciel nu. Nos yeux n’ont pas voulu regarder plus loin que les traces du chemin qui gisait sur la terre calcinée. Nous avons piétiné le corps d’un monde qui faisait parfois flotté autours de nous les vestiges de ce que nous avions été et que nous ne pourrons plus jamais redevenir. Comme des morceaux de souvenirs insolents figés dans l’air.
À quoi bon ? Pourquoi continuer si c’était pour devoir constater toujours un peu plus que le travail de centaines d’années, que les rêves et les merveilles d’un peuple, que tout pouvait être anéantis en quelques instants creux posés sur le temps ?
Je me suis assise et ne me suis plus relevée, contemplant le monde mort. Les autres n’ont pas remarqué. Ils ne levaient plus la tête.
Je suis resté ainsi de longs moments, plusieurs heures je crois. Alors, au loin, j’ai vu quelque chose qui marchait. Je l’ai regardé un moment et mes doigts se sont serrés autours de mes jambes. C’était un démon ! Je n’en avais jamais vu mais à ce moment-là, j’ai su que s’en était un. Je suis resté pétrifiée devant le spectacle de sa marche indifférente. Je crois que c’était un eredar, j’en ai la conviction.
J’ai voulu m’enfuir, mais la peur me clouait sur place. Et la peur est passé, pourtant quelque chose me retenait encore. De la curiosité. Une curiosité malsaine. Je me suis demandé s’il était heureux. Il ne semblait pas triste. Toute ma vie je m’étais représenté les démons comme des êtres vivant dans la douleur et le chagrin, mais ce que j’avais devant moi n’y ressemblait pas. Et moi j’étais là, au milieu de mon monde détruit, dépouillée de mon âme, et à présent je ressemblais bien plus à un démon que lui. Ne devons-nous pas être heureux ? Peut-être que c’est lui finalement qui a trouvé la réponse. Qu’a vraiment apporté notre exil si ce n’est que l’étalement de notre disparition ? La Lumière maintient en vie la peine de ce qui s’est déjà éteint.
J’ai réussi à me relever pour reprendre le chemin de Shattrath et sur la route j’ai commencé à comprendre que le mal ou le bien n’était sans doute que des mots que nous avions créés pour nous donner enfin une direction que nous pourrions suivre, que rien de cela n’existe. Je me suis rappelé de notre arrivée sur Azeroth et des elfes qui voyaient en nous des démons. D’une certaine façon, ils avaient raison. Nous ne portons plus que malheurs et deuil. Peut-être que ce caillou est en définitive la seule place où nous pourrons finir nos jours.
Je me suis souvenu de ce monde comme de ce qu’il était. Un lieu de paix, d’avenir. Jamais je n’aurai pensé sa destruction possible, pas après ce qui était déjà arrivé. Je me suis souvenu des étoiles que j’examinais depuis l’observatoire. Elles étaient tant de promesses. J’avais même cru qu’un jour nous reprendrions le ciel pour retrouver la planète des anciens. Tout parait si dérisoire maintenant que le vide de l’espace habille chaque endroit. J’ai regardé en l’air et j’ai été surprise de voir que la plupart était encore suspendues là.
Et si Velen s’était trompé ? Qu’est-ce qu’a la Lumière de plus que les ténèbres pour que nous lui donnions à elle la définition de "bien" ? Puisque les démons ont l’air heureux dans la Légion et qu’ils veulent l’étendre dans l’univers, en quelque sorte c’est le bonheur qu’ils propagent. J’ai commencé à prendre peur, à trembler de me poser ces questions. Pourtant si notre bonheur ne dépend que de la façon dont nous sommes façonnés, il vaudrait sans doute mieux que nous nous reconstruisions différemment.
J’ai plissé les yeux et ai aperçu au loin les pointes des tours de Shattrath. Il y avait au milieu de celles-ci comme un rayon brillant qui s’élevait dans le ciel. Je n’étais pas certaine que ce ne soit pas qu’un simple reflet à cette distance, mais plus j’avançais, plus je sentais en moi comme une vibration, une pulsation, que j’avais presque oublié.
Alors je me suis mise à courir, sans m’arrêter, et le vent a porté à mes oreilles un tintement qui m’a coupé le souffle…
…puis m’a réappris à respirer.
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