Bleu ciel
Tête de pont, centre de soins
Dixième jour après l'invasion de la Horde de Fer
Les blessés arrivent en trop grande quantité. Il nous faut des renforts et nous sommes presque à court de ressources. Chaque nouvel inventaire du matériel médical fait le même effet que les grondements sourd qu'on entend régulièrement résonner en direction du Rempart-du-Néant.
Le nombre des orcs grandit et chaque jour annonce la mort de nouveaux soldats. Nous ne pourrons pas tenir sans un soutient sérieux de toute l'Alliance. Hurlevent achemine tout ce qu'elle peut, mais ça ne suffit pas. Des centaines de ces monstres à peau brune passent tous les jours la Porte des Ténèbres et avancent sur nos terres. Ils sont maintenant dans tout le sud du royaume.
Les brancards sont chaque heure resserrés sous la tente de fortune. Les blessés pataugent dans le sang coagulé et la poussière. On ne prête déjà plus attention aux prières et aux mots de pouvoir des guérisseurs, devenus une mélopée sur fond de claquement de métal, d'armes griffant armure et chair. Là, à deux pas de la tente. Et à des kilomètres tout autour.
On ne distingue plus le bruit de la foudre des coups de canon, la pluie acre des gerbes de terre, les cris des hommes et ceux des monstres. Malgré tout, le ciel est dégagé ce soir. La toile sombre est étoilée de mille abcès. Loin, très loin sur un de ces points brillants, des hordes d'orcs se pressent derrière une gigantesque porte.
Ces quelques phrases ont été les premières rédigées sous ma nouvelle fonction. Guérisseuse au sein d’une milice de l’Alliance, là au milieu du désert. Comme quoi des siècles de vie ne vous mettent pas à l’abri de nouvelles surprises.
Mais je ne comprends pas beaucoup plus cette situation qu’il y pourrait paraître. En fait, j’ai encore l’impression d’entendre le chaos autour de moi et le silence qui espaçait les chocs quand le bourdonnement de la Porte m’a quitté. Mes yeux tentent encore de distinguer les formes floues au-dessus de moi qui bougent à toute vitesse et mes bras porte toujours la sensation du contact franc les tirant et moi avec.
J’ai entendu des chuchotements mais, après réflexion, je crois que c’était des gens qui criaient. Et puis mon corps n’a plus trop été déplacé et j’ai pris peu à peu conscience qu’il se trouvait sur des draps accompagnés de poussière. Et quand j’ai été fatiguée d’être couchée, je me suis redressée et – mes souvenirs sont un peu flou – mais je ne suis même pas sûr d’avoir fini mon mouvement qu’on me confiait la tente servant d’infirmerie et que cette tâche devint une fonction, ma nouvelle fonction, semble-t-il.
Évidemment, je le raconte avec le sourire tant la situation paraissait surréelle, mais je n’étais amusée en rien dans cela. J’avais des affaires qui me concernaient vraiment et je n’avais pas l’intention de m’impliquer dans les guerres d’Azeroth. Il me fallait à tout prix atteindre l’Exodar, les documents qui s’y trouvaient étaient d’une importance immense ; pour la recherche, pour la capacité de mon peuple à maitriser son environnement, à se débrouiller par lui-même, pour son indépendance.
Sauf que mes premiers regards vers l’extérieur m’apprirent que tout cela me concernait plus que n’importe quel habitant d’Azeroth. Des orcs. Des orcs bruns alors que je n’étais même pas sûr qu’il en restait encore. Les monstres d’orcs sous un ciel brûlé. Tout cela était impossible mais je ne pouvais pas être en train de rêver, pas plus que je ne pouvais ignorer la réalité qui se glissait partout dans le désert et plus loin encore. Mon engagement en devint vraiment un quand Draenor fut évoquée. Pourtant cela ne pouvait être vrai. Rien ne pouvait être vrai !
Et si, finalement, j’avais perdu l’esprit il y a plusieurs années déjà ? Nous l’avons constaté, de telles choses se passent chez certains individus quand ils ont trop souffert ou qu’ils ne veulent pas admettre quelque chose d’irréversible. Il parait qu’ils voient des choses qui n’existent pas ou bien que certaines choses refusent d’être observées par leur esprit. J’ai toujours trouvé cela très triste sans jamais me dire que je pouvais moi-même me retrouver dans de tels états. Et pourtant, rien ne me met plus à l’abri que n’importe qui.
Et si j’avais tout inventé depuis la fuite de Draenor ? La logique me l’a martelé sans cesse : une planète n’explose pas. Quelque chose avait dû se passer, un moment précis avait dû me faire rompre d’avec la réalité et à partir de là, mon esprit s’est perdu. Je ne parviens pas à m’en rappeler, mais je me souviens que de tout laisser en arrière, aux orcs et à la Légion, d’embarquer dans le vaisseau, avait été comme laisser une part de notre identité sur cette terre. Cela a sans doute dû être trop dur pour moi.
Tais-toi. Pourquoi est-ce que mon cœur bat si vite ?
Alors j’ai dû tout inventer, l’explosion…, surtout l’explosion. Mais donc Draenor existait toujours et j’avais marché dessus ! Comment ai-je pu continuer de voir les ruines d’un monde quand il était bien là ? Pourtant si je n’invente pas ces orcs, c’est bien qu’ils viennent de Draenor, et la seule explication est que je suis folle… C’est étrange, alors que je pense à cela, ce que je ressens n’est ni de la peur ni de la colère, c’est plutôt une sorte de désespoir, car si je peux expliquer mon esprit, je ne suis plus qu’une suite d’effets et je trouve cela triste, moche.
Non. Non, cela n’avait pas de sens. Le rocher sans vie sur lequel je vis est trop triste pour venir de mon esprit, ou alors je ne vaux pas mieux que les pires démons pour imaginer ainsi le Vide. Non, l’explication n’est pas là et je sais bien que si je retourne la chose, que si je vois les orcs d’aujourd’hui sortis de mon esprit, je ne résous rien. De toute façon, si je suis folle, ma réalité reste celle dans laquelle je me fais vivre et elle ne vaut pas moins que celle des autres.
Si je veux une explication logique à tout ça, je ne peux que continuer avec ce que je sais déjà, et ce que je sais me dit que ce ne peut être que la Porte elle-même qui agit maintenant différemment.
Cette porte me révulse, me repousse presque matériellement et je ne veux que m'en éloigner. Je crois qu'elle fait cela à tous les draeneï. Elle nous dégoute. Mais pourtant, je trouve quelque chose de rassurant à ce trou entre les mondes : c'est qu’elle me rappelle que nous pourrons toujours nous enfuir, comme les orcs qui sautent à travers elle. Nous, nous le faisons avec des vaisseaux, mais c'est la même chose. Nous pourrons toujours sauter sur une autre terre, et puis une autre encore. Nous n'avons que ça à faire et nul besoin de se soucier de ce que nous trainons sur notre passage.
Car ça nous suit. Ça nous colle comme une ride. Et là où nous sommes passés il y a maintenant cette empreinte verte qui a dû finir par nous retrouvés. Sauf qu'elle n'a pas eu à chercher beaucoup. C'est une partie de nous que nous tentons de semer, un bout de nous que nous semons. Si seulement tout ceci n’avait été que des fables… Mais ce n'est plus important alors que nous pouvons fuir. Après tout nous sommes bien avancés de savoir, maintenant, que nous ne pouvons et ne devons compter que sur nous-même puisque nous n'avons pas d'autre choix. Nous sautons d’étoile en étoile. Je me demande si dans le ciel certaines brillent à présent d’une lueur verte.
Tais-toi. Pourquoi est-ce que ma respiration se fait dure ?
Bien sûr il y a bien des mondes là-haut, mais mes recherches me rappellent que se sont surtout des petits grains suspendus dans le vide. Des petits tas de particules. C'est tout ce qu'on voit et je pourrais bien n'être qu'un tas de particules, m'en rendre compte n'y changerait pas grand-chose. À moins que justement cela change tout... Mais pour ce que j'y comprends maintenant, avec toute la conscience du monde, je me sens toujours plus proche du bout de matière qui ne rêve que de se faire aspirer par l’espace pour être loin d'ici, que de la fière et libre arbitre de mon existence. Alors qu'importe. Qu'importe mes réactions puisqu'elles sont explicables. Qu'importe la conscience si elle ne me fait pas agir différemment.
Stop !
Pitié, que ça s’arrête ! Je n’en peux plus de m’entendre. Stop ! Ne puis-je pas avoir la paix ? Je voudrais pourvoir me crever les oreilles pour ne plus m’entendre penser. Je veux que ça s’arrête. Comment pourrais-je élever mon enfant si je ne peux même pas calmer le flot de mes propres pensés ? Qu’a-t-il demandé, lui, pour subir tout ceci. Il n’est pas né et déjà je me fais honte.
Et je me fais honte par ce que je m’apprête à faire. Parce-que je m’apprête à fuir. Encore. La fuite fait partie de nous après tout, non ? Comme l’eau qui coule vers la mer. C’est cela qui devrait me rendre folle en fait, cette loi irréversible. Car c’est vrai, si nous ne sommes qu’un écoulement de réactions, tous nos choix sont déjà faits. Alors je ne suis personne, je n’existe pas. Mais est-ce qu’en en comprenant cela, je deviens quelqu’un ?
- Madame, nous partons.
Ça y est, ils vont passer la Porte. Leur grande mission suicide. C’est le moment de fuir. De toute manière, ils s’y attendent, et puis je suis enceinte. Ce ne sont pas des choses qui se font. Je dois fuir, c’est ainsi, comme l’eau.
Mes mains tremblent.
Stop. Ne plus penser.
J’ai quitté l’infirmerie pour ne plus y revenir. J’ai marché sur le sable et à chacun de mes pas le sol vibrait. J’ai marché à travers le vent qui portait la poussière et à mes oreilles des chants sifflaient. J’ai marché sous le ciel et dans mes yeux se reflétaient ses astres.
J’ai marché dans le désert, mais je n’étais pas seule. Autour de moi, mille soldats frappaient le sol de leur pas ordonnés, chantaient au vent les chants guerriers, arboraient des armures plus étincelantes qu’un soleil.
J’ai marché dans le désert alors que tout voulait le contraire. Et quand tout me poussait à la fuir, j’ai marché sur la Porte des Ténèbres, déjà comme morte, mais j’existais.
Mais soudain mon ventre s’est agité et alors plus rien d’autre n’a eu d’importance que de rejoindre l’infirmerie. Des soldats m’y ont aidé. Et ce soir-là, j’ai bien plus existé qu’en passant n’importe quelle porte. Ce soir-là, je me suis rendu compte que j’étais une partie de mon peuple autant que moi-même. J’ai su qu’exister n’incluait pas que moi et qu’on ne peut être quelqu’un si l’on est seul.
En prenant le griffon pour rejoindre Hurlevent, je n’étais plus seule. Dans mes bras, aux toutes premières heures de sa vie, mon fils apprenait déjà à arpenter le ciel.
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