Chapitre XXI

Le cœur battant, Seth revint à lui. Il ouvrit les yeux et, sentant encore ses tempes qui tambourinaient contre son crâne, il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre pleinement ses esprits. Les images revenaient peu à peu, comme des pièces d'un puzzle atroce ; l'évanouissement, la projection, le bureau du Cardinal, les dossiers dans lesquels reposait le noir secret du complexe divin. Et en arrière-plan de cette découverte glaçante, un cri sourd, perdu aux confins d'une mémoire capricieuse. Quel cri ? Que signifiait-il ? Déjà l'inconscient du jeune homme oblitérait son excursion extra-dimensionnelle. Un appel trop lointain ? Trop insaisissable ? Ou simplement trop diffus pour parvenir à s'ancrer dans les couches supérieures de la pensée. Le souvenir du petit professeur et de sa victime sombra de nouveau dans les bas-fonds de la mémoire, non sans l'espoir qu'on le ravive un jour.

Un sentiment d'absence perdura cependant. Assis contre son lit, Seth cherchait l'élément qui justifiait le vide dans sa poitrine. Une angoisse le hantait, mais il ne parvenait pas à en expliquer l'origine. Il mit cela sur le compte de sa récente découverte ; le mythe du Séraphin s'écroulait sous le poids d'une idole trop massive pour être vraie. Depuis le début, l'immortel entrevoyait un marionnettiste derrière ce culte en carton ; les rituels, les cérémonies, les prières établissaient un ordre parfait au cœur duquel une note centrale sonnait faux, quoi qu'on en dise. Même le prosélytisme enflammé du Cardinal s'envolait si haut qu'il en paraissait parfois forcé. Néanmoins, sa capacité à exalter les foules demeurait admirable, d'autant plus lorsqu'on savait qu'il consultait des rapports d'expérimentations illégales à ses heures perdues.

Prêcher devant ces gens, crédules et doux, pour leur réserver un sort pareil, songea Seth en se remémorant les photographies des corps. Des ouailles aux portes d'un abattoir dans lequel elles rêvent de se précipiter... Le jeune homme imagina la douleur que devaient éprouver les pensionnaires du complexe – certains d'avoir été élus par ce Déchu qu'ils vénéraient – quand ils se retrouvaient ligotés sur une table, à subir d'innommables expériences. La peur de la dissection, il l'avait éprouvée à son réveil et, pour une étrange raison, elle chatouillait encore dans son cerveau des intuitions qui ne parvenaient pas à se cristalliser en images.

Seth effleura sa chevalière. L'espace d'un instant, il voulut retourner dans le cabinet secret du Cardinal, à la recherche d'un dossier qui porterait peut-être son nom. Le cavalier divin du Séraphin, il n'y croyait plus une seconde – si tant est qu'il y ait cru à un moment – mais la thèse de l'expérience scientifique échappée d'un laboratoire lui paraissait plus probable. Cependant, en y réfléchissant, il n'entrevit pas un moment où l'on aurait pu jouer au docteur Frankenstein avec son corps. Il connaissait les circonstances de son décès ; il s'était écoulé peu de temps entre l'accident, le transport à la morgue et son réveil. Or, selon les dossiers, les expériences que l'on menait sur les sectateurs du Séraphin demandaient du temps, de nombreuses vérifications et une planification soigneuse – un ensemble d'éléments qui motivait justement la mise en place d'une mascarade aussi vaste que le « complexe divin ». A priori, la recherche de cette fameuse compatibilité mentionnée dans chaque rapport ne s'obtenait pas en quelques minutes.

Même s'il se sentait proche de la réponse tant désirée, Seth aboutit une fois de plus à un cul-de-sac frustrant. Personne ne lui dirait donc jamais la vérité sur ses origines ? Connaîtrait-il un jour sa véritable nature ? Il se persuada que oui et se promit d'explorer davantage la piste du laboratoire clandestin. Toutefois, conscient qu'il s'apparentait désormais davantage à un prisonnier qu'à un invité après sa dispute avec le Cardinal, le jeune homme estima préférable de poursuivre son enquête une fois qu'il aurait faussé compagnie aux zélateurs du pseudo-Déchu.

Perclus, l'immortel se releva à grand-peine. En passant une main sur sa nuque, il la sentit aussi lisse et intacte qu'à l'accoutumée ; il ne gardait aucune séquelle de l'agression du gardien. Ses douleurs provenaient donc d'ailleurs. En y réfléchissant, il parut alors évident à Seth que les efforts psychiques qu'il investissait dans sa projection astrale se répercutaient sur son corps ; comme un élastique sur lequel l'on tire, son esprit rompait d'un coup sec s'il s'éloignait trop. Une fois de retour dans son enveloppe charnelle, le pauvre garçon payait l'addition.

Plusieurs minutes d'étirement furent nécessaires pour assouplir les muscles. Seth s'estima heureux d'être en bonne condition physique, sans quoi il n'imaginait pas l'état dans lequel il se serait relevé après son voyage dans le cabinet noir du Cardinal. Tout en se livrant à quelques exercices de remise en forme, le jeune homme dressa mentalement un état des lieux de sa situation. Enfermé dans l'enceinte du complexe divin, sans aide extérieure, il ne pouvait se fier à personne. Ou presque.

Le visage de Catherine s'imposa dans son esprit. Tôt ou tard, Claudius prononcerait son nom au cours d'une cérémonie. En tant qu'élue, elle rejoindrait alors les rangs du Séraphin ; l'on retrouverait ensuite sa photo dans un dossier, où une note rédigée sur un coin de table justifierait un taux de compatibilité insuffisant, en fin de compte. La pauvre femme, martyrisée dans ses précédentes croyances, ne songeait pas un seul instant que son nouveau foyer la traiterait bientôt comme un rat de laboratoire. Seth devait lui ouvrir les yeux ; en lui exposant ce qu'il venait de découvrir, il détruirait sa foi, mais au moins il gagnerait une alliée fiable avec laquelle il pourrait s'enfuir. Il ne douta pas un instant que la vérité triompherait et que Catherine se rallierait à ses arguments. Sans se l'avouer, il désirait soustraire l'ancienne religieuse à l'influence néfaste du Cardinal ; l'affection qu'il éprouvait pour elle l'attirait dans sa direction – peut-être à tort.

Ayant arrêté sa décision de retourner dans la Mâchoire, Seth songea d'abord à s'y projeter, mais sa récente excursion lui faisait douter d'avoir les ressources suffisantes pour s'y rendre par la force l'esprit. Il décida donc de s'évader à l'ancienne et pria pour qu'on ne le rattrape pas avant qu'il ait pu atteindre les champs. Un rapide examen de la porte de sa chambre lui confirma que la lourde plaque de métal contenait au minimum trois serrures impossibles à forcer. Un bruit de pas ténu, de l'autre côté, attestait également de la présence d'au moins un garde.

Lui doit pouvoir ouvrir la porte, songea le jeune homme. Supposons que je devienne ingérable, il sera bien obligé d'entrer, mais il fera rappliquer ses copains pour me maîtriser. Alors que Seth tentait d'établir la meilleure stratégie, une idée éclaira soudain son visage. Il sourit à la pensée d'un aussi mauvais tour.

Il s'installa par terre, en tailleur à côté de la porte, puis ferma les yeux. Il eut d'abord un moment d'hésitation ; pour la première fois, il souhaitait utiliser son aptitude de manière consciente. Jusque-là, une vive émotion ou une douleur avaient agi comme des facteurs déclencheurs – l'urgence justifiait que sa projection se matérialise. Mais comment l'invoquer avec calme et maîtrise ?

Le jeune homme essaya d'abord de se convaincre ; il tenta un pseudo-mantra bouddhiste, une méditation d'opérette et même des incantations ridicules dans des langues inventées. Rien n'y fit. Il caressa ensuite l'émeraude de la chevalière, dessina mentalement ses facettes, se représenta les figures métalliques qui la supportait autour de l'anneau et tenta d'amorcer un dialogue quasi-schizophrénique avec le bijou, sans résultat.

En désespoir de cause, Seth commença ensuite à divaguer ; il s'abandonna au flot de pensées qui le submergeait. A vouloir trop forcer ce qu'il ne pouvait contrôler, il se frustrait en vain. Catherine l'attendait dehors, ignorante des dangers qu'elle courait. Les dossiers, les numéros de matricules, les rapports d'autopsie, tout se mélangeait et donnait naissance à des visions cauchemardesques. Dans un demi-sommeil agité, Seth sentit monter en lui une peur intense.

Il ouvrit les yeux au moment où sa propre panique le fit sursauter. Il venait de toucher un muscle imaginaire, quelque part entre son cœur et son cerveau – une corde sensible qui résonnait quand il éprouvait un intense besoin de s'extraire de la réalité. Si la fuite demeurait un moyen sûr d'actionner ce mécanisme, l'immortel voulut s'en emparer consciemment. Il ferma derechef les yeux et recentra son attention sur son for intérieur. La clef se trouvait là, non loin, à mi-chemin entre l'empire des sens et celui de la raison, il le devinait intuitivement.

Dans cet état d'introspection, Seth croisa les images qui hantaient sa mémoire – le campus, le pyromane, Mary et Kevin, l'étrange espionne, Catherine, les dossiers de Claudius, le mythe du Séraphin – mais il s'efforça de les tenir à distance. Il se laissa flotter en direction de ce point de tension vers lequel son instinct l'attirait.

Comme par magnétisme, il toucha enfin l'étrange sensation au centre de son être. Elle lui apparaissait sous la forme d'un halo vert qui constituait une autre part de lui, différente, plus ancienne et plus profonde – inexplicable. A cet instant, Seth sut qu'il explorait un horizon inhumain, indépendant, avec lequel il devait coopérer s'il souhaitait le posséder pleinement. Il y avait, dans son aptitude, une forme d'acceptation de son état d'immortel ; le jeune homme passait son temps à se battre avec, à le refouler, à vouloir à tout prix une réponse, alors qu'il suffisait de s'y résigner afin d'en libérer le redoutable potentiel.

Il soupira. Un élan libérateur l'emporta. Le froid partit de son annulaire droit, se répandit et, un millième de seconde plus tard, l'esprit de Seth flottait dans l'espace nébuleux, obscur, agité par les vagues acoustiques – résonances de toutes les consciences présentes aux alentours, Seth le comprenait à présent qu'il appréhendait plus distinctement le fonctionnement de la dimension astrale.

Il traversa la porte de sa chambre et s'arrêta devant la première âme qu'il croisa – le Gardien posté à l'entrée du couloir. Il émanait de ce pauvre Cerbère des relents d'un ennui calme, presque froid, qui ne provoquait que d'infimes agitations dans le tissu astral. Bien décidé à changer cet état de fait, Seth recula, puis, par sa simple volonté, rencontra la résistance familière – ce mur invisible à travers lequel il se précipita tête la première.

Dans le dos du Gardien, la diffraction de réalité ne dura qu'un instant. Les éclats miroitants s'évanouirent vite et cédèrent la place au double spirituel de Seth. Ce dernier s'appuya contre le mur d'un air nonchalant et, sur un ton aussi provocateur que désinvolte, il s'exclama :

– Garçon, j'aimerais des serviettes chaudes dans ma salle de bain ! Et vous m'apporterez un café aussi, vous serez gentil ! Pour le pourboire, voyez avec votre cardinal, je suis certain qu'il sera ravi de jeter un bon nonosse à son petit chien.

Le garde se retourna et, apercevant Seth, il se jeta dans sa direction, la matraque levée. Il porta le premier coup sans réfléchir ; il comptait sûrement sur une bonne bastonnade pour assommer son adversaire et le reconduire manu militari dans sa cellule. L'immortel adopta une posture défensive et para les premiers coups. Plutôt que de lui fracturer les avant-bras, l'arme percuta sa projection astrale et en révéla les éclats étincelants, donnant ainsi l'impression de frapper un bloc de cristal inamovible. Sous cette forme, Seth savait que sa force ne connaissait comme limite que la puissance de sa volonté ; cette dernière, implacable quand il s'agissait de survivre, lui permit de riposter. Il saisit la matraque en composite, la brisa nette puis, d'un coup de pied bien placé, il envoya valser le Gardien contre le mur, à un mètre de là. Ce dernier le percuta comme une vulgaire poupée de chiffon et retomba inerte.

Son adversaire au sol, Seth s'empara de la carte magnétique accrochée à sa ceinture et déverrouilla la porte de sa chambre.

Il se découvrit, assis à quelques centimètres seulement. Ses yeux irradiaient derrière ses paupières. Sa peau froide, blanche, lui donnait l'aspect d'un cadavre d'ivoire – une statue votive en l'honneur d'un dieu ou en mémoire d'un défunt dont les traits méritaient d'être représentés pour l'éternité. A son doigt, l'émeraude enveloppait la chevalière dans un étrange halo vert.

L'espace d'un instant, la tentation narcissique de demeurer là à s'observer tirailla Seth. Il voulut se toucher, se découvrir de l'extérieur – une expérience rare que l'homme n'est normalement jamais en mesure de vivre. – mais l'urgence de la situation le contraignit à lâcher prise. Sa projection se replia dans le vide, l'immortel regagna son corps. Dès qu'il eut repris ses esprits, il se releva aussi vite que possible, traîna le Gardien inconscient dans sa chambre, l'y enferma et s'enfuit à travers les couloirs du complexe divin avec autant de discrétion que d'empressement.

Il parcourut à pas de loup les corridors aseptisés. Il se souvint avoir assimilé, à son arrivée, la blancheur des lieux à celle que l'on côtoyait dans les hôpitaux. Il rit jaune en songeant à cette comparaison, maintenant qu'il connaissait la nature expérimentale de l'endroit. Les prêtres lui apparaissaient comme autant de bourreaux, prêcheurs d'une fausse foi destinée à servir la science. Il se contint cependant en passant devant eux, afin de ne pas attirer l'attention. Il affecta la même désinvolture pieuse devant les Gardiens, qu'il trompa également. Leurs yeux se détournaient tous de lui, l'évitant soigneusement, puisqu'il désirait que sa présence passe inaperçue. Le jeune homme trépignait intérieurement. Il rêvait de prendre ses jambes à son cou, mais il s'efforça au calme, sans quoi il romprait le charme inexplicable qui se tissait autour de lui quand il souhaitait se faufiler sous le seuil des perceptions humaines.

Il atteignit l'extérieur du complexe en un rien de temps. Dehors, le soleil de midi réchauffait la roche. Sa lumière se répandait sur les montagnes, cascadait aux creux des vallons et inondait les vallées au sein desquelles les cultivateurs bêchaient, plantaient et irriguaient. Aucun d'entre eux ne ménageait ses efforts dans le but de nourrir l'ensemble des fidèles. Les chants et les prières résonnaient haut et fort ; on les entendait de loin, avant même de distinguer clairement les dizaines de silhouettes affairées.

Seth courut dans leur direction. Il imaginait déjà les Gardiens à ses trousses. Frénétique, il erra nerveusement entre les arbres, à la recherche de Catherine. Les cultivateurs lui lancèrent des regards tantôt surpris, tantôt soucieux, car certains reconnaissaient le jeune homme convoqué si peu cordialement par leur guide spirituel ; des rumeurs circulaient à son sujet et l'on parlait parfois de lui comme d'une menace à la tranquillité publique – un agitateur de la foi. De son côté, l'immortel ignora ces gens qui, sans le savoir, participaient à une expérience des plus immorales ; il leur pardonnait leur crédulité, leur ignorance, et ne les estimait pas dangereux pour deux sous. Catherine, en revanche, courait un danger par le simple fait qu'elle se soit rapprochée de lui en si peu de temps.

La moindre mèche brune entre les branches nues devenait l'une des siennes. Seth se précipitait alors dessus et découvrait son erreur ; il la voyait partout, mais ne la trouvait nulle part. Les robes blanches le plongeaient dans la confusion. Il craignait déjà que l'on s'en soit pris à l'ancienne religieuse, qu'on l'ait conduite dieu sait où, afin de mener sur elle les fameux essais de symbiose – symbiose avec quoi ? Compatibilité avec qui ? Seth s'embrouillait. La peur lui provoquait des tremblements, ainsi qu'une faiblesse dont il n'aurait pas cru qu'elle puisse affecter un macchabée.

Enfin, il la vit sur un terre-plein, un peu plus loin. Il s'agissait en réalité d'une large bande de terre – un remblai entre deux cercles agricoles. Elle y entassait des branches mortes dans des paniers. Ses cheveux, ramenés en une longue tresse ensoleillée, rappelaient les plumes d'un corbeau salvateur. Ses mains nouaient habillement les poignées de paniers avec de petits fils, afin que le chargement ne se répandent pas lorsqu'on le soulevait. Même dans une activité aussi simple, elle s'investissait avec un soin fascinant.

Seth s'immobilisa un instant derrière elle, muet. Comment lui dire ? Comment lui expliquer ? Elle se retourna, augmentant ainsi son sentiment d'impuissance. Ce visage sage qui respirait la foi et la piété... Cela revenait à détruire un magnifique masque à grands coups de marteaux. Le visage de porcelaine n'y survivrait pas. Et qu'en resterait-il ensuite ?

Elle sourit. Elle le prit en douceur dans ses bras, lui tapota l'épaule, puis demeura hésitante. Comme Seth ne parlait pas, mais l'observait d'un air incertain, elle lui demanda tout de même les raisons de sa présence. Il bafouilla.

– Je suis revenu pour... Enfin je... Le Cardinal...

– Il t'a laissé revenir parmi nous, maintenant qu'il te sait innocent ! C'est un homme tellement bon, n'est-ce pas ? Il fait le bien autour de lui, nous inonde de bonté et s'assure que l'on ne manque de rien, même ici. C'est...

– C'est un menteur.

La joie fondit. Les traits de Catherine se décomposèrent peu à peu. Elle mit une minute à réaliser que Seth ne s'était pas trompé, qu'il n'avait pas utilisé le mauvais mot. Il pensait ce qu'il disait. Il répéta le mot menteur – il le chuchota presque, mais ce simple terme, aussi atone soit-il, acquit une brutalité crue aux yeux de la religieuse. Son interlocuteur voulut lui prendre la main pour l'apaiser et lui expliquer son propos, mais elle se dégagea d'un pas et recula. Elle serra sa main contre sa poitrine, comme s'il venait de la brûler d'un simple toucher. Elle portait sur Seth le même regard de dégoût que l'on aurait porté sur un pestiféré. La voyant sur le point de fuir, le jeune homme chercha à se rectifier. Il tenta d'exposer sa découverte de manière assez bancale.

– J'ai vu ses dossiers ! s'exclama-t-il. Il exige des rapports sur chacun d'entre vous. Sa politique sanitaire n'a pas pour but de vous transformer en fantassins au service d'une quelconque idole ; il cherche des données précises, puis il vous choisit pendant sa mascarade et vous partez dans ses laboratoires. Il n'y a pas d'élection divine, ni de culte du Déchu. Tout cela n'est qu'une vaste supercherie – une expérience. Il vous change en moutons de Panurge, tout cela pour que vous entriez de votre plein gré dans son abattoir. Ses messes et ses cérémonies relèvent du mensonge – sophistiqué, certes, mais dans le simple but de vous contrôler. Il n'y a peut-être même jamais eu de Séraphin, va savoir ! Si ça se trouve, ce n'est rien d'autre qu'une figure en carton, une illusion de plus... Catherine, crois-moi.

Dans d'autres circonstances, le ton suppliant aurait pu émouvoir n'importe qui. Avec sa belle gueule et son regard de chien battu, Seth possédait un pouvoir de séduction qui en aurait convaincu plus d'une. Mais dans l'immédiat, le discours qu'il tenait alarmait Catherine plus qu'autre chose. Elle le crut d'abord fou, mais il se répétait et s'enfonçait dans ce qu'elle considérait comme le pire des blasphèmes. Il chercha à se rapprocher ; elle se recroquevilla, comme pour se défendre. Autour d'elle, une foule se massa bientôt. Ayant entendu les propos du jeune homme, elle le fixait avec un regard si noir que l'on s'attendait à voir la foudre s'abattre sur lui dans la minute. Pendant qu'il parlait encore, ce vaste essaim grondait, lâchait des jurons, marmonnait des phrases injurieuses, avant de se mettre à les hurler plus franchement.

Une vielle s'approcha, craintive, et éloigna vite Catherine de l'influence néfaste de cet hérétique. Elles s'évanouirent entre les fidèles en colère.

Lorsque Seth voulut les rattraper, il se heurta à cette marée humaine, plus solide qu'un mur.

On commença par le repousser. Un cercle se formait autour de lui. D'abord à distance respectueuse, il se resserra dès l'instant où l'on le toucha. Des crachats fusèrent dans sa direction – d'abord à ses pieds, puis sur son visage. Le terme d'hérétique fut crié à plusieurs reprises. Il se diffusa dans la masse. On le scanda. Un coup plus violent fit trébucher Seth. Ce fut le signal. Tous se jetèrent sur lui. On lui décrocha des coups de pieds dans l'abdomen, les jambes, l'entrejambe, le coccyx, et même dans le visage. Son nez craqua. Un goût de sang lui remplit la bouche. Ses oreilles bourdonnèrent tandis que la foule en rage s'acharnait sur lui. Il se mit en position fœtale dans l'espoir que ce déchaînement prendrait rapidement fin, qu'on le laisserait ensuite pour mort – ils y mettaient tellement de haine que leur effort en devenait louable.

Il n'en fut rien. La populace le saisit par les membres – bras et jambes – et se disputa son corps. On le tira d'un côté et de l'autre, si fort que le jeune homme eu peur que ses extrémités finissent par céder. Il paniqua, terrorisé à l'idée d'être démembré. Il s'agita et sentit déjà se propager en lui le froid qui précédait sa projection. Il ne désirait pas recourir à la violence contre ses gens, mais il le devrait probablement d'ici quelques instants.

A ce moment précis, le vide se fit autour de lui. Il demeura seul sur le sol. Son corps profita de ces secondes salvatrices pour se régénérer. Sa vue distingua progressivement un ensemble de bottes blanches qui martelaient la terre – le retour de l'ordre après un instant de chaos. Le cerveau de Seth nota vaguement la présence des Gardiens, jusqu'à ce que deux d'entre eux le relèvent. Avec un rire jaune, il les remercia en son for intérieur ; sans leur intervention, il n'osait imaginer les conséquences d'une situation pareille. La dernière fois qu'on l'avait passé à tabac de la sorte, ses mains avaient fini couvertes de sang – et il craignait cela davantage qu'un lynchage.

La foule rageait, criait, mais obéissait aux matraques des gardes. Ils dispersèrent les travailleurs et firent bloc autour de Seth. Ce serait dommage que leur troupeau remarque à quel point je guéris vite, se dit le jeune homme, pince-sans-rire. Ils se verraient obligés d'inventer un mensonge de plus pour l'expliquer...

La force brute ne suffisant pas à contrôler les masses en colère, un homme se détacha du groupe. Il se dressa sur un rocher. Sa bure immaculée renvoyait la lumière autour de lui. Le peuple fit silence tandis qu'il s'adressait à eux :

– Chers enfants du Déchu, je comprends votre mécontentement ! Jamais avant notre havre de paix n'a connu une telle hérésie, et soyez sûr que Son Eminence prendra toutes les mesures pour condamner sévèrement ce fauteur de troubles. Il jugera son crime sous le patronage de l'Ecclésia, et je vous promets que si un châtiment est décidé, il sera public, afin que vous puissiez jouir du spectacle. Notre Séraphin aime les siens, mais ne tolère pas que l'on profane son nom dans l'enceinte sacré de son royaume terrestre.

Quelques applaudissements retentirent, l'on prononça une ou deux prières, puis le prêtre retourna se noyer dans la masse des Gardiens, où l'on maintenait toujours Seth de très près. Le religieux changea alors de visage. Il s'assura qu'on ne le voyait pas et gifla un grand coup son prisonnier.

– Espèce de petit merdeux, grogna-t-il entre ses dents, tu retournes dans ta piaule et si tu t'avises d'en sortir encore une seule fois, on sépare ton corps de ta tête, c'est bien compris.

Seth sourit. Enfin ils se montraient sous leurs vrais jours. Ici et maintenant, un prêtre tombait le masque ; bientôt il verrait le vrai visage de Claudius. Il ricana.

– Vous ne pouvez pas me garder éternellement dans une chambre... Je sortirai... Je partirai d'ici, mais avant, je vous jure que je mettrai votre secte en pièces.

Derrière la colère du prêtre, Seth distingua tout à coup une lueur étrange – un soupçon de crainte dont il se délecta. L'ordre fut donné de le reconduire dans sa chambre et d'y mettre en faction une milice complète. Pour la deuxième fois en quelques jours, on le traîna hors de la Mâchoire au pas cadencé. Cette fois, cependant, il n'avait pas de raison d'y revenir. Catherine le haïssait sûrement à l'heure actuelle. Cela lui fendit le cœur.

Le jeune homme tourna la tête en direction des champs, dans l'espoir de l'entrevoir une dernière fois – un espoir qu'il savait vain.

Les arbres s'agitèrent non loin de lui. Un groupe de cultivateur croisa la route des Gardiens. Comme un fou, l'immortel s'attendit à voir surgir l'ancienne religieuse, en espérant un signe, une preuve qu'en fin de compte elle le croyait – sans aucune raison, juste parce qu'elle plaçait à présent sa foi en lui. Il n'en fut rien. Seth en éprouva une telle déception qu'il ne comprit pas immédiatement le signal qu'on lui envoyait.

Une femme venait de renverser son panier devant les gardes. Certains l'aidaient à ramasser les fagots de bois. Elle les remercia respectueusement en leur expliquant qu'elle arrivait à peine. Encore une pauvre fille qui tombe dans leur panneau, songea Seth en levant les yeux vers la merveilleuse créature blonde.

Exquise dans sa robe grossière, le blanc donnait à ses cheveux d'or une teinte indescriptible. Ses grands yeux de biche, clairs comme de l'eau, établissaient déjà leur emprise sur plusieurs Gardiens. Pure, sans maquillage, elle affichait le masque de l'innocence en personne. Jamais une femme n'avait paru aussi pieuse ; la religion lui seyait si bien, elle en paraissait sublime. On devinait ses formes désirables sous son vêtement ; par ses gestes et ses regards, elle instilla la luxure, et par conséquent la confusion, dans l'esprit des hommes qui l'entouraient – le prêtre y compris, lui qui s'empressa de se jeter à terre afin de lui ramasser ses branches. Profitant du désordre qu'elle semait, cette sirène machiavélique adresse un sourire à Seth ; il le lui rendit volontiers.

Il recevait enfin l'aide dont il avait besoin. Alors que la marche vers l'ire du Cardinal reprenait, il songea à la suite des évènements. En son for intérieur, il riait aux éclats ; il aurait donné cher pour savoir de quelle manière Emily Novak était parvenue à s'infiltrer dans le complexe divin.

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