Chapitre XVII
« Ils cherchent une femme qui leur dise qu'ils ne sont coupables de rien ; que ce sont les dieux, que le hasard leur fait adorer, qui les ont entraînés dans ces aventures. Que la trace de sang qu'ils laissent derrière eux est indissociable de cette virilité que les dieux leur ont assignée. De grands enfants, de terribles enfants, Médée. Et cela ne fait que s'aggraver, crois-moi. Cela gagne partout. »
Christa Wolf, Médée. Voix (1996)
*
Les travailleurs restèrent dans les champs jusqu'à l'approche de la nuit. Le froid gagna alors en intensité, un vent plus franc siffla entre les grands pins, autour des champs, et il fallut reporter au lendemain les semailles qui restaient encore à planter. De gros nuages obscurcirent le crépuscule, annonçant une forte averse ; avec un peu de chance, elle ramollirait la terre.
Comme les autres, Seth lâcha sa bêche. En sueur, crotté, la chemise ouverte, il besognait depuis un long moment. Catherine le suivait, tantôt loquace, tantôt enfermée dans ce silence respectueux qu'elle affichait à l'égard du jeune homme lors de leur première rencontre Elle ensemençait les sillons qu'il creusait. Lui frappait le sol avec l'outil, et à chaque fois qu'il déchirait la terre, il repensait à ses crimes, à sa condition, aux mille et une raisons qui le poussaient à demeurer dans le complexe divin, ou au contraire à le quitter. Mais une pensée l'obsédait désormais : ces « élus » qui se changeaient en immortels, selon le mythe établi par les religieux locaux. Il souhaitait de tout son cœur croire le contraire, mais il interrogeait au passage ses origines et entrevoyait là une possible réponse – ainsi qu'un potentiel moyen de comprendre son ennemi, qui charriait dans son sillage des torrents de flammes.
Les souvenirs désagréables ou douloureux perdaient en intensité lorsqu'il les conjuguait avec un effort physique intense. Les autres cultivateurs le regardèrent s'évertuer, sans s'épuiser ni faiblir, des heures durant. Ils l'admirèrent, virent en lui une force de la nature, et plusieurs spéculèrent même naïvement qu'il rejoindrait bientôt les rangs du Déchu. Seule Catherine continuait de l'observer en biais, en s'efforçant d'ignorer son physique pour percer à jour ses mystères intérieurs – des questions que le Cardinal avait laissées en suspens.
Lorsque les paysans quittèrent leur poste, Seth leur demanda la direction du complexe divin. L'espoir de regagner sa chambre, même tard dans la nuit, fut balayé d'un revers de main par Catherine : rentrer dans le noir jusqu'au bâtiment principal du complexe relevait de la pure folie. Le malheureux risquait simplement de trébucher sur un rocher et de s'ouvrir le crâne. Pire, s'il tombait dans trou par inadvertance ! La belle affaire, songea Seth, pince-sans-rire. Mais il ne s'imaginait pas expliquer à ces gens les raisons d'une telle désinvolture, aussi accepta-t-il l'invitation de Catherine.
Plusieurs cercles de permaculture formaient un ensemble de vastes champs ; il s'agissait en réalité de légers entonnoirs creusés dans le sol défriché des montagnes. Le long de ces vastes étendues agricoles, un horizon de petits logements, aussi blancs que les infrastructures du complexe, s'étirait sur le fond vert et ocre de la forêt. Parfaitement carrée, chaque habitation ressemblait à une dent qui, alignée à côté des autres, donnait l'impression d'une parfaite orthodontie, d'où le nom que les habitants attribuaient affectueusement à l'endroit : la Mâchoire.
La Mâchoire formait un village droit, le long d'une unique route. Chaque « module » – terme inscrit à l'entrée de ces étranges maisons – portait un numéro plutôt qu'un nom, car la population variait en fonction des tâches que l'on attribuait lors des conseils de vie trimestriels.
En s'approchant, Seth eut l'impression d'effectuer un bond futuriste au milieu d'une campagne visiblement fabriquée de toute pièce, agencée pour permettre de nourrir les occupants du complexe. On se croirait dans une expérience, pensa-t-il. Ces gens pourraient se trouver dans un vivarium géant où l'on teste l'agriculture de demain. Les portes des modules coulissaient lorsqu'on appuyait sur un écran tactile, à l'extérieur, et se refermait après le passage de leur hôte. Des codes et des mots de passe protégeaient la vie intime des locataires. La technologie entrait soudain dans le quotidien, alors qu'elle paraissait réduite drastiquement par ailleurs – aucun téléviseur, aucun téléphone, aucun ordinateur à l'exception de celui du Cardinal, et voilà qu'apparaissait tout à coup ces écrans innovants qui régissaient la domotique des paysans.
Ce changement de politique vis-à-vis du numérique intrigua Seth, même s'il n'en dit rien. Il ajouta ce mystère à la pile de questions amassée dans son esprit.
Le jeune homme accompagna Catherine dans son module, curieux d'en découvrir davantage à propos de cette femme à qui Claudius l'avait confié durant son coma. Quelle déception quand il découvrit son habitat sobre, épuré au possible. Les lieux mesuraient une dizaine de mètres carrés, arboraient toujours cette blancheur uniforme, mise en valeur par des néons incrustés dans la cloison. Une couchette avec un matelas et une couverture servait de lit. Au centre du carré, une table ronde et deux chaises. Au-dessus, un hémisphère en verre dépoli permettait de diffuser une lumière jaune, plus apaisante et propice à l'endormissement. Dans un coin de la pièce, un évier et un rideau qui dissimulait des sanitaires. Sous le lit, un tiroir contenait les vêtements officiels du complexe – une splendide collection de robes immaculées. Un panier de fruits posé sur une étagère apportait un semblant de couleur à la pièce, sans rien révéler de son occupante.
Catherine invita Seth à se débarbouiller avec une serviette et un bol d'eau. Il se dévêtit et s'empressa d'enlever la terre qui maculait ses mains, son torse et son visage, avant de renfiler sa chemise pour ne pas gêner davantage son interlocutrice, qui détournait scrupuleusement le regard. Dire qu'elle m'a nettoyé pendant Dieu sait combien de jours. Au moins je suis sûr qu'elle n'a pas profité outre-mesure, vu le malaise.
Catherine servit ensuite un bol de bouillon à son invité, espérant l'occuper un minimum pendant qu'elle s'installait devant l'évier. Dos à Seth, elle dénoua ses longs cheveux sombres, défit sa tresse, puis délaça sa robe et la laissa tomber jusqu'à sa taille, où elle la noua par les manches. Immortel ou non, Seth agit en homme et, bien que respectueux, il finit par accorder un regard à ce dos nu qui se présentait à lui. Les cheveux y cascadaient, soyeux, couvraient des épaules douces, de beaux omoplates, et guidaient le regard jusqu'à une chute de reins sensuelle, là où s'ouvrait la voie à des secrets intimes – ici gardés par une marque profonde. On distinguait la cicatrice d'une brûlure dans le bas du dos ; une croix chrétienne, incrustée profondément dans la chair de la pauvre femme.
Une fois propre, Catherine revêtit sa robe et, pudique, elle garda ses bras serrés contre elles en s'installant à table avec son repas. Elle mit un certain temps avant de soutenir le regard de Seth. Dans ses prunelles vertes, elle lut la question qui le démangeait, même s'il n'osait pas la poser par politesse.
– Avant de vivre sous la protection du Séraphin, je croyais dans un autre Dieu, confia-t-elle. Un Dieu plein d'amour, de compassion, mais qui engendre de terribles enfants – des monstres. Dans leurs univers de règles, d'ordre et de mots, il n'y a pas de tolérance pour la faute... J'appartenais à une congrégation évangéliste de Nouvelle-Angleterre, assez autonome, renfermée sur elle-même dans un village reculé. Je comptais parmi les plus ferventes fidèles ; je tenais ma foi de mes parents, et je suivais leurs pas, dans ma jeunesse. L'église, les prières, les messes, on me voyait comme l'enfant irréprochable, promise à une vie de sainteté après que j'ai prononcé mes vœux pieux. Seulement... je devais avoir ton âge, à peu près, lorsque j'ai commis ma faute. Un péché, selon eux. Mais y a-t-il un péché dans le fait d'aimer ? Est-ce donc si criminel ?... Je venais de rencontrer un homme, bon, gentil, qui appréciait la femme que j'étais. Alors je me suis donnée à lui, corps et âme. Les fidèles de ma paroisse, en zélateurs, n'ont pas supporté que j'offre ma vertu à un autre que leur Seigneur, alors ils m'ont infligé ce châtiment – la flétrissure, comme ils l'appellent. Une croix de fer chauffée à blanc, appliquée sur moi devant l'hôtel, pour me scarifier. A crime de chair, châtiment égal...
La voix brisée voulut poursuivre son récit. De légers trémolos secouaient la gorge si pure. Catherine toussota et, voyant qu'elle retenait ses larmes, Seth posa une main sur la sienne, comme pour dire : « je suis un étranger, tu ne me dois pas d'explication. Tu n'es pas obligée de me raconter ta vie si tu ne le souhaites pas. » Il craignait de devenir intrusif, même sans rien demander. Sa curiosité évidente, non-formulée, suffisait à justifier des explications, dans l'esprit d'une créature aussi honnête que la religieuse.
– Ils ont chassé l'homme que j'aimais, et j'ai été excommuniée à coup de pierres, poursuivit-elle. Ils m'ont arraché mes habits, et je me suis trouvée là, condamnée à errer dans le monde extérieur. Puis un jour, alors que ma foi sombrait dans les méandres du désespoir, au milieu d'une société corrompue par le vice, un vrai fidèle m'a tendu la main. Il m'a parlé du crime du Créateur, de la déchéance du Séraphin, et d'un lieu où l'on ne stigmatisait pas l'amour, quel que soit sa forme. Ce jour-là, j'ai compris que toutes ces règles, depuis mon enfance, provenaient d'un être idolâtré, irrespectueux, qui aime torturer sa création et la punir ! Ici, rien n'est puni si ce n'est la violence et la cruauté ! Si je veux y aimer un homme, je peux ! Si je veux m'offrir à un homme, je peux ! Procréer pour le Séraphin serait même l'offrande suprême, précisément parce que j'ai le choix, et qu'on ne m'interdit rien. Le Séraphin est tolérance, là où le Créateur bafoue les lois biologiques de l'espèce humaine, en nous refusant le plaisir, l'amour total, la joie et l'espérance ; sa foi repose dans l'aride croyance d'une mort salvatrice. Je refuse, et si tel est mon péché, qu'il m'en châtie, mais qu'il se dépêche avant que je m'élève et ne vienne le détrôner aux côtés du Déchu.
Enfin Catherine révélait une émotion forte. Elle quittait son carcan de réserve et, de douce, elle devenait prosélyte. Comme le Cardinal Claudius au cours de ses sermons, un feu intérieur l'envahissait et l'entraînait dans un discours échaudé, aux relents de vengeance et de justice divine. Finalement, elle a ses raisons d'être ici, se dit Seth. Elle a subi des horreurs ; elle avait besoin de croire à nouveau en quelque chose... Une histoire qui lui permettrait de prendre sa revanche sur la vie qu'on l'a poussée à mener par le passé.
La compassion se lisait dans les prunelles de l'immortel. Il étreignait la main de la pauvre femme dans la sienne. Elle caressait sa peau lisse, jeune, a priori indemne, épargnée par le péché ; le visage de Seth affichait encore une certaine candeur, comme celui d'un enfant qui serait né hier, avec derrière lui plus de vingt années non-vécues. Il paraissait être Adonis tombé du ciel ; un homme achevé en tous points, à l'âme neuve, en cours de formation. Cependant, cette clarté en lui s'opacifiait ; par moments, il prenait l'air sombre qu'ont les adultes préoccupés par ce qu'ils pensent être de grandes questions. L'existence l'érodait peu à peu, comme les autres, et Catherine décelait en lui les traces résiduelles d'un malheur – son crime.
Elle caressa le dos de sa main, afin d'amadouer ce garçon peu confiant. Elle détailla au passage l'imposante chevalière. Elle passa ses doigts dessus et, voyant que Seth ne se confiait pas si facilement, elle lui demanda l'origine de son bijou.
– Son Eminence a insisté pour que je n'y touche pas, expliqua-t-elle. Il a dit que tu serais furieux si jamais tu te réveillais sans...
Aucune réponse. L'ancienne religieuse se leva et, s'approcha de son invité, qui se fermait davantage de minute en minute, elle effleura sa joue, se pencha sur lui et murmura d'une voix douce :
– Je t'ai confessé mes péchés, confesse-moi les tiens ? Dans les champs, tout à l'heure, tu évacuais le mal qui t'habite. Tout comme moi, tu portes une blessure au plus profond de toi, et si elle n'a pas marqué ta chair, elle imprègne ton cœur. Il saigne, je le vois, même si les autres ne le remarquent pas. J'ai croisé assez d'hommes dans ma vie pour savoir qu'ils recherchent tous la même chose : l'absolution, dans le sang, le sexe et l'oubli.
Le jeune homme baissa les yeux. D'une voix atone, il ouvrit les portes de sa mémoire, d'un coup sec, par effraction. Lui qui se retenait depuis si longtemps, il revécut seconde par seconde l'horreur de son acte. Il s'autorisa à revoir le corps, dans la ruelle, la plaie, ses mains, le couteau sur le sol. Voilà l'acte involontaire qui dévorait sa conscience. Involontaire ? Il en doutait, depuis longtemps déjà. Peut-on être maladroit au point d'ôter la vie à un homme ?
Seth exposa son acte ; il le dévoila, cru, tel qu'il le portait à son for intérieur. Catherine écouta, à genoux devant de son hôte. Elle serrait ses mains et, l'espace d'un instant, impossible de ne pas l'imaginer en Madone Sainte, en train de prier dans son cloître. Même la Vierge n'aurait pas eu l'air si pieuse, ce soir-là, devant le meurtrier. Dans son cœur, elle cherchait l'absolution pour Seth, et si elle l'y trouvait, elle la lui donnerait sans contrepartie. Sa place n'est pas parmi nous, mais au ciel, entourée par les anges, songea Seth en la voyant ainsi, totalement désintéressée, pleine d'empathie.
Il se tut. Un silence s'installa. Loin d'être pesant, il apaisait ; il ressemblait à l'instant de recueillement dont le jeune homme aurait eu besoin beaucoup plus tôt, pour faire la paix avec lui-même. Et lorsqu'il devint superflu de conserver cet instant, Catherine parla, toujours douce et égale.
– Tu te défendais, Seth. Cet homme possédait le couteau, il a initié la violence et en a récolté les fruits. Il t'aurait frappé à mort, si tu ne t'étais pas protégé. Ne te blâme pas pour avoir sauvé ta vie...
Le rire jaune étonna l'ancienne religieuse, mais comment se retenir devant une telle ironie. En quelques mots, elle présentait à Seth le cœur du problème. Il en fut tellement surpris qu'il ne put s'empêcher de rétorquer d'une voix mi-larmoyante, mi-hystérique :
– Me tuer, lui ! Voilà le hic ! Il m'aurait planté, pour sûr qu'il l'aurait fait, l'enfoiré, et plus d'une fois ! Mais me tuer, je l'en crois bien incapable ! Et quand bien même il y serait parvenu...
Ces horribles paroles choquèrent Catherine, qui se leva d'un bond. Elle mâchait déjà une tirade sacrilège sur le suicide, la détestation de soi, le désespoir, lorsque Seth lâcha un « parce que je ne peux pas mourir », libérateur pour lui, mais qui la foudroya de stupeur. Son visage parut se décomposer – ou plutôt hésiter entre la crainte et la ferveur. Soudain, elle comprenait l'importance que le Cardinal Claudius accordait à ce garçon ; elle réalisait l'origine de cette froideur apparente de la mort, durant son coma. Jour après jour, elle avait nettoyé un cadavre qui parlait et bougeait à présent devant elle. Seule sa foi dans les catéchismes du complexe divin lui permit de ne pas défaillir sur le moment.
– Serais-tu... ? Enfin, si tu es l'Immortel, alors... ?
Ses mots lui échappaient à mesure qu'elle échafaudait des théories surréalistes. Seth secoua la tête ; il n'avait rien d'un Séraphin tombé des nuées. En revanche, il admit que les similitudes entre eux laissaient supposer une parenté quelconque. Catherine se comporta tout à coup comme si le Messie venait d'apparaître dans sa demeure ; Marie devant l'Ange Gabriel, à genoux, prête à recevoir les commandements. Seth la releva et marmonna qu'il ne méritait pas tant de cérémonies, ni qu'on lui voue un culte quelconque.
– Tu as tes croyances, et j'ai les miennes, dit-il, amer. Enfin, j'ai des indices, mais aucun ne permet d'étayer une réponse fiable... Bon sang ! Je me hais tellement, non pas pour ce que j'ai fait, mais simplement pour ce que je suis ! Tous les hommes rêvent d'immortalité, à ce qu'on raconte. Eh bien qu'ils prennent ma place... Je suis prêt à jurer que de mon vivant je n'ai jamais demandé ça ! Je n'ai jamais convoité l'éternité, parce que j'étais simplement trop jeune pour songer à la mort... Quelque part, je pense que je suis un accident cosmique – une erreur parmi les étoiles. Elles se sont gourées, ces connes. Elles ont dû s'entrechoquer un peu fort, ne plus tourner rond, et pouf ! un pauvre gars se réveille dans une morgue, avec un bijou de famille plus lourd encore à porter que les autres. Me voilà à présent avec le complexe de Dieu ; je me sens investi d'une mission que je ne connais pas... Il y en a forcément une : l'immortalité, c'est pas rien quand même, ça doit bien servir à quelque chose, comme une commande spéciale de l'univers – une espèce de raccourci-clavier... Un sale truc, que ce complexe de Dieu ; je me déteste parce que j'ai saigné un type comme un porc dans un abattoir. Oh oui, il m'aurait infligé pire, mais toute la différence réside dans le simple fait qu'il ne m'aurait pas tué. Peu importe combien de fois la lame serait entrée dans mon corps, j'avais l'avantage sur lui, quoi qu'il arrive. Je n'aurais pas dû le tuer, parce que même à terre je le dominais. Je suis supérieur aux hommes, il faut l'admettre... Supérieur et amnésique. Anonyme. Incapable d'être à nouveau quelqu'un – encore moins quelqu'un de bien...
– Etre quelqu'un de bien, c'est justement se sentir coupable du mal qu'on commet, rétorqua Catherine sur le ton de la vérité évidente. Tu te fiches de cet homme, en vérité. Tu gardes son image comme point fixe, afin de ne pas regarder en face la vérité ; ta culpabilité est la preuve même de ton humanité. Te voilà humain à nouveau ! Tu échappes à la mort, et tu ne saisis pas la seconde chance qui se présente ? Si tu le souhaites vraiment, alors tu peux devenir quelqu'un de bien – qui tu veux même. Tu es libéré du carcan héréditaire, sans famille, ni éducation, ni croyance, ni environnement pour te définir et imprimer dans ton cerveau les codes d'une société. A l'heure actuelle, tu es peut-être l'homme le plus libre sur terre, parce que tu n'es prisonnier d'aucun déterminisme. Crois-en une femme que l'on a jetée en pâture à la religion dès son plus jeune âge ; ne pas dépendre de ces paramètres change tout. Alors accorde-toi ta propre absolution pour un crime dont tu n'es pas responsable, mais que tu montes en épingle pour dissimuler ta crise existentielle, et ensuite commence à te construire cette deuxième vie.
Devant un visage illuminé d'autant de bonté, de bienveillance et d'honnêteté, Seth sourit. La sincérité de Catherine la poussait à parler ainsi, avec son cœur et non sa foi, car sinon elle aurait réalisé que, par ses paroles, elle éloignait l'immortel des préceptes du Cardinal, en l'exhortant à vivre sa vie loin des influences. Elle caressait les joues du jeune homme entre ses mains d'albâtre et, tout en les étreignant avec amour, elle baisa son front. A partir de cet instant, le poids qui pesait sur l'âme de celui-ci s'allégea de minute en minute, d'heure en heure, jusqu'à ce qu'il s'évanouisse totalement.
La nuit progressait à l'extérieur du module et, devant retourner aux champs le lendemain matin, Catherine alla se coucher. Seth demeura un temps assis sur sa chaise, dans le noir, à réfléchir. Le bric-à-brac de ses pensées empilait toutes les informations, mais ne cherchait plus à en dégager une cohérence précise ; l'explication, il la découvrirait, tôt ou tard.
Les brumes de son esprit se dispersaient à mesure qu'il triait, classait et remettait sa nouvelle vie en perspective. Après une journée aussi intense, il repensait encore au catéchisme qui régissait le complexe divin ; le mythe du Déchu, et surtout l'histoire des Elus, qui rejoignaient les rangs du sycophante céleste. En excluant le sacré de l'histoire, il n'en demeurait qu'un élément strictement profane : des occupants disparaissaient après les rituels et, d'une manière ou d'une autre, ils atteignaient l'immortalité. Comment Seth pouvait en avoir la certitude ? Parce que quelque part dans sa mémoire, il gardait gravé pour l'éternité le regard incandescent du pyromane, sur le campus de Seattle.
Une balle dans la tête, et toujours en vie. Un enfant du Séraphin ? Un démon ? Quelqu'un devra bientôt me répondre, songea le jeune homme, avant de se lever pour s'allonger à son tour dans le seul lit du module, contre Catherine, l'ancienne religieuse châtiée pour avoir aimé.
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