Chapitre XIV
Lorsque Seth ouvrit les yeux, une étrange sensation flottait encore à la lisière de sa conscience – une panique qui emballait son cœur sans qu'il ne puisse dire précisément pourquoi. L'angoisse le tétanisait. Il contracta ses muscles et retint sa respiration, l'espace d'une seconde, puis se détendit.
La fraîcheur des draps doux contre sa peau l'apaisait. Sa tête se noyait littéralement dans un océan de plumes duveteuses – un oreiller comme il n'en avait jamais connu depuis sa résurrection. Son corps s'enfonçait dans un matelas moelleux.
Le jeune homme se redressa difficilement dans son lit. Il ne pensait pas qu'un macchabée puisse être aussi courbaturé. Il se leva et s'étira en examinant la pièce. Sobre, immaculée, elle ressemblait à ces chambres d'hôtel luxueuses, impersonnelles au possible. Un grand lit, plusieurs meubles modernes, une horloge, quelques livres disposés sur une étagère – des classiques, rien de risqué. En revanche, aucun appareil électronique. Le réveil à aiguilles fonctionnait grâce à un remontoir ; impossible donc de savoir avec certitude s'il indiquait la bonne heure.
La lumière pénétrait à flot par une immense fenêtre ; elle occupait pratiquement tout un pan de la pièce et ouvrait sur un vaste panorama montagneux. A cette période de l'année, la neige commençait déjà à affleurer sur les plus hauts sommets. Le vent soufflait sur les grands pins, et leurs branches se balançaient en douceur, dans un léger bruissement apaisant. Ce spectacle charma Seth et acheva de rassurer son cœur affolé. Il se posa devant ce décor et tenta de réunir ses esprits.
Il se rappelait les flammes et la violence, sur le campus de Seattle. Sa peur, puis ce déchaînement de haine contre le pyromane – la force qui avait soudain envahi sa projection. Une telle puissance dans ses poings, dans ce corps astral. Il ne s'imaginait pas capable d'une telle chose. Il se serait connu avant son décès, il aurait même pu dire que cela ne lui ressemblait pas... Mais lorsqu'aucun souvenir ne persiste, peut-on encore dire que l'on est quelqu'un ? De son passé, il n'héritait que le nom de Seth Larkin. Pour le reste, tout était à écrire.
Sa soif de vérité lui revint en mémoire. Kevin et Mary, morts sans confesser leurs péchés, ne pourraient plus lui apporter la moindre réponse. Seth eut une triste pensée pour leurs cadavres carbonisés, ainsi que pour celui du pauvre inspecteur, involontairement mêlé à toute cette histoire par sa faute et celle de...
La femme ! Il se souvenait ! Il parlait à la femme lorsque... Une violente douleur dans sa nuque - sa vraie nuque. Il s'était dissimulé derrière l'université, au milieu d'un taillis de ronces, dans l'espoir que l'on ne retrouverait pas son corps. Il ne devait pas s'absenter longtemps, seulement quelques minutes, pour parler à l'espionne, comprendre ce qu'elle lui voulait et découvrir si elle possédait des informations au sujet de sa mort.
A présent il se retrouvait là, quelque part au milieu des montagnes – quelles montagnes ? Les montagnes Olympiques qui bordaient Seattle ? Ou bien d'autres montagnes, ailleurs dans le monde, loin d'un chez-lui qui ne correspondait plus à son identité ?
On l'avait enlevé, cela ne faisait aucun doute. A cette fin, on lui avait administré un produit assez puissant pour assommer un mort, et brouiller la connexion entre son corps et sa projection, d'où les douleurs dans ses muscles. Seth les étira derechef, fit craquer ses articulations et pratiqua quelques exercices afin de retrouver la pleine possession de ses moyens. Combien de temps était-il resté dans ce lit, sans bouger ? Il n'aurait su le dire.
Tout en repensant aux récents évènements, il s'aperçut du vide qui régnait dans la pièce. Aucun signe de son vieux sweatshirt, de ses tennis crasseuses, de son jean élimé, ou même du sac à dos qu'il traînait avec lui depuis sa fuite de la morgue. L'environnement aseptique et neutre duquel il se sentit soudain prisonnier lui hérissa l'échine. La peur latente, à la frontière de son subconscient, revint à l'assaut ; il oubliait un détail – un élément important, peut-être.
Un poids apaisant, à son annulaire droit, lui rappela la présence familière de la chevalière, ainsi que de son émeraude taillée. Le bijou demeurait inamovible. Peut-être avait-on essayé de le lui ôter, en vain. Il revenait toujours auprès de son propriétaire légitime – Pourquoi ? Comment ? Et de quelle manière décidait-il à qui il appartenait ? Autant de mystères auxquels Seth souhaitait encore répondre.
La porte, dans un coin de la pièce, titillait la curiosité du jeune homme ; depuis son réveil, il s'efforçait de l'ignorer tout en se demandant ce qu'il découvrirait de l'autre côté. En terrain inconnu, mieux valait jouer la carte de la prudence, mais bon... Il la fixa tout en retrouvant l'usage de ses membres, avec une intensité telle qu'il sursauta lorsqu'elle finit enfin par s'ouvrir.
Une femme entra. Agée d'une quarantaine d'années, ses longs cheveux sombres absorbaient la lumière environnante et donnait l'impression que deux grandes ailes de corbeau encadraient ses joues rondes. Sa peau, d'une pâleur délicate, n'en ressortait que davantage. Son teint lisse conférait à ses traits l'innocence d'une enfant, même si de petites rides aux coins de ses yeux imprimaient la marque de la quarantaine sur son visage. Ses lèvres pâles s'entrouvrirent lorsqu'elle surprit Seth pendant qu'il étirait son corps athlétique, en simples sous-vêtements.
Le jeune homme observa cette femme d'un œil suspicieux. Si elle ne paraissait pas menaçante à première vue, il tirait des leçons de ses récentes expériences et préférait adopter un comportement méfiant vis-à-vis d'un ami potentiel, plutôt qu'un comportement trop confiant pour ensuite recevoir un coup de poignard dans le dos.
La nouvelle venue s'avança à petits pas dans la chambre, déposa une coupelle d'eau sur la table, ainsi qu'une serviette, puis se dirigea vers l'armoire. Elle en sortit une tenue propre, pliée avec soin, qu'elle déposa sur le lit, à quelques mètres de Seth. Ce dernier l'interrogea du regard. Elle lui adressa la parole d'une voix intimidée :
– Je ne pensais pas que vous seriez réveillé, monsieur. On me demande de venir vous laver, depuis plusieurs jours, et de m'occuper de vous convenablement... Vous dormiez très profondément, et avec la froideur d'un mort.
L'explication, formulée avec une crainte respectueuse, intrigua Seth. Ils ont vraiment dû m'injecter un truc puissant, pour me tuer temporairement, songea-t-il. Au moins, maintenant je sais ce qu'elle venait faire avec son bol et sa serviette. J'espère au moins qu'elle n'en a pas trop profité. En s'imaginant la scène, Seth se demanda en effet jusqu'où sa veilleuse s'était permis de le nettoyer. Il se la représentait, à genoux devant lui, en train de passer un chiffon humide sur son épiderme quasi-imberbe, comme s'il s'agissait du cadavre christique.
Il émanait de cette femme une sorte de révérence religieuse – une croyance inhérente, encore indéterminée, qui posait sur son visage un masque d'humilité absolue. Elle aurait tout aussi bien pu être bouddhiste, musulmane, catholique, qu'elle se serait probablement drapée de ce même linceul de piété. Sa robe immaculée descendait jusqu'à ses pieds, et ne mettait en valeur que ses cheveux noirs. Aucune partie de son corps ne se distinguait, ni les bras, ni les jambes, ni la poitrine, ni les hanches. Lorsque les plis flottaient autour d'elle et reflétaient les rayons du soleil, elle ressemblait à ces apparitions mariales dont parlent les Evangiles.
Avec une sorte de fascination muette, Seth lui rendit son silence tout en enfilant à son tour les vêtements blancs qu'elle posa devant lui : une chemise, quelque peu serrée aux entournures, surtout au niveau des épaules, ainsi qu'un long pantalon de lin. Alors qu'il achevait de se préparer, sa visiteuse se dirigea vers la porte, mais il la rattrapa. Il souhaitait seulement savoir où il se trouvait, mais bientôt une avalanche de questions dégringola sur sa pauvre interlocutrice, si bien qu'elle n'en saisit pas la moitié, et ne répondit à aucune. Il se contenta donc de lui demander son prénom. Elle répondit « Catherine », puis reprit son chemin. Seth l'arrêta derechef.
– Veuillez m'excuser monsieur, mais j'ai reçu pour consigne très stricte d'alerter Son Eminence dès l'instant où vous ouvririez les yeux. Je suis donc déjà en défaut vis-à-vis de cette obligeance, que je me dois désormais d'honorer dans les plus brefs délais.
Son Eminence... Seth se souvenait, au milieu du brouhaha de culture générale qui composait sa mémoire, que l'on employait parfois le terme de « secte » pour qualifier les branches les plus radicales de certaines religions. En s'appuyant sur ces racines culturelles, les complotistes nourrissaient ainsi un réseau de fantasmes et de théories allant des spéculations autour de l'Opus Dei jusqu'aux annonces les plus alarmistes sur un renversement de l'ordre mondial par de vieux prêtres en bure râpée.
Seth craignit soudain d'avoir été enlevé par des émissaires du Vatican – ou pire, des croyants indépendants, endoctrinés par un prédicateur fou – qui le considéraient soit comme un signe annonciateur de l'Apocalypse, soit comme une sorte d'Antéchrist revenu pour annihiler l'humanité. S'il y avait souvent songé depuis son évasion de la morgue, il ne lui était pas venu à l'esprit de se tourner vers les Ecritures afin d'élucider ses origines. Il nourrissait l'intime conviction que la réponse – si tant est qu'elle existait – ne se nichait pas entre les pages arides et les lettrines poussiéreuses de la foi.
Catherine s'apprêtait à refermer la porte. Seth força l'entrebâillement et, n'étant pas de taille à résister, elle dut le laisser sortir. La crainte se lisait sur son visage : s'il s'enfuyait, elle subirait sûrement les foudres de sa hiérarchie. Le jeune homme la rassura vite : il ne comptait pas filer à l'anglaise, et quand bien même il l'aurait voulu, il en aurait été incapable, faute d'une connaissance suffisante des lieux. Au contraire, il exigea d'un ton calme, mais sans appel, qu'on le conduise à « Son Eminence ». Ce dernier lui devait des explications, autant sur son enlèvement que sur le reste.
Toujours avec un respect mêlé d'une crainte biblique, Catherine obtempéra ; elle baissa la tête et demanda poliment à son patient – Seth ne voyait pas quel autre terme employer, et celui-là paraissait convenir à peu près, puisqu'elle avait pris soin de lui durant son coma – de bien vouloir la suivre. Elle en profita pour lui présenter, en quelques mots, ce qu'elle nommait « le complexe divin ».
Un groupe de mots simple et efficace pour désigner un ensemble monumental de bâtiments, en partie encastré dans les montagnes. La roche dynamitée et creusée formait un écrin autour de ces structures modernes. Rien à voir avec l'idée que l'on se faisait d'un vieux monastère, ou d'un couvent français d'Ancien Régime.
Perçu depuis l'extérieur, le complexe s'apparentait davantage à un ensemble hospitalier ou scientifique : de nombreuses baies vitrées permettaient au soleil de se déverser à flots dans d'interminables couloirs blancs ; l'odeur de propre rappelait les produits aseptiques ; chaque pas résonnait sur le sol carrelé. De loin en loin, plusieurs portes coulissaient et dévoilaient momentanément les chambres des résidents, toutes aussi impersonnelles que celle quittée par Seth deux minutes auparavant.
A première vue, rien n'évoquait une quelconque religiosité. Ni crucifix, ni motif mauresque, ni tapis oriental, ni symbole judaïque, pas même un bouddha ou une représentation païenne. Les gens circulaient, se saluaient, échangeaient entre eux, et portaient tous invariablement la même tenue : robe de lin blanc pour les femmes, chemise et pantalon pour les hommes. Les relations paraissaient cordiales, aucune voix ne supplantait l'autre, chacun devisait avec le même ton doux qu'employait Catherine lorsqu'elle s'adressait à Seth, la pointe de crainte en moins.
Le jeune homme s'immobilisa lorsqu'il entrevit le canon d'une arme, au détour d'un des nombreux corridors, Plusieurs hommes, par groupes de trois ou quatre, circulaient dans les différents niveaux du complexe en portant à leur ceinture des révolvers et des matraques. Protégés par des plaques de polycarbonate, ils arboraient fièrement cette armure de chevalier moderne, qui s'accordait avec le ton clair de l'endroit. Seth dissimula de son mieux son étonnement ; il ne s'attendait pas à rencontrer des gardes armés dans ce qui se présentait comme un sanctuaire. Catherine n'en paraissait pas offusquée, pour sa part, signe que cela ne dépareillait pas avec son univers quotidien.
Décidément de plus en plus intrigué par les croyances qui peuplaient un lieu aussi atypique, Seth essayait de contenir son impatience tandis que sa guide le conduisait à travers un véritable dédale. Sa détermination se renforçait de seconde en seconde, et il fantasmait déjà l'entrevue qu'il aurait bientôt avec « Son Eminence » : il s'y voyait, en maître de la conversation, à réclamer de bon droit les explications qu'il recherchait depuis son réveil. Une petite voix, cependant, nichée au creux de sa nuque, lui rappelait ses déceptions passées, et l'exhortait à ne pas s'exciter outre-mesure.
Le jeune homme et sa guide traversèrent une cour, puis Catherine s'arrêta enfin devant une porte en bois, relique surprenante au cœur d'un ensemble de bâtiments contemporains. Elle toqua ; une voix lui répondit d'entrer. A ce moment, saisi par une hâte irrépressible, Seth la devança et s'engouffra dans la pièce comme un rustre dans un salon de noble.
Il serait rentré avec des chaussures crottées et une tenue de gueux qu'il n'en aurait pas paru plus gêné qu'à cet instant. Si le luxe n'avait rien d'écrasant, l'esthétique du bureau imposait une certaine modestie au visiteur – car il s'agissait bien d'un bureau, à en juger par la splendide pièce d'acajou laquée qui occupait l'espace central, encadrée par deux fauteuils à dossiers capitonnés. En velours matelassés, ils formaient l'élégante compagnie d'un meuble dont la sobriété concurrençait les vieilles arabesques baroques. Le tapis étouffait les pas et intimait le silence dans un lieu visiblement dédié à l'étude ; de grandes bibliothèques couvraient les murs jusqu'au plafond et croulaient sous le poids d'épais volumes dont les reliures reflétaient le soleil. Une rosace, au plafond, formait un puits de lumière ; le jour y cascadait pour venir se poser sur une série de pupitres, derrière le fauteuil de Son Eminence, où plusieurs livres enluminés attendaient patiemment qu'on les interroge sur les mystères insondables des croyances humaines.
Seth ouvrit des yeux ronds, incapable de dissimuler son admiration. La décoration et l'aménagement détonaient, par rapport au reste du complexe divin. Les tableaux, les étagères à boisson, même une discrète cheminée où rougeoyaient encore les braises moribondes de la nuit passée ; on se serait cru dans le cabinet privé d'un haut dignitaire du XIXe siècle, si bien que le jeune homme fouilla les lieux du regard, à la recherche d'un vieillard mitré et écharpé comme un pape, dont la main supporterait le poids des instruments de la bénédiction.
Même si le bureau distinguait son propriétaire des autres occupants, c'était divaguer que de l'imaginer de manière aussi caricaturale. Assis dans son fauteuil, il s'absorbait dans la lecture de textes complexes. Il mit volontairement un long moment à redresser la tête et ne feignit pas l'étonnement lorsqu'il croisa les prunelles vertes de Seth ; d'un geste lent, il se leva et vint lui serrer la main, comme s'il le connaissait de toute éternité.
Il possédait un de ces visages qui donnent l'impression qu'il est habité par une béatitude intérieure si vaste qu'elle pourrait se répandre à l'univers entier sans s'épuiser. Ses traits, plats et lisses, affrontaient avec honneur les premières rides profondes de la cinquantaine. Ses yeux en amande s'apparentaient à un sourire permanent, allié à une forme de sagesse que seuls obtiennent les plus grands théologiens. Plus petit que Seth, moins imposant – et peut-être un plus ventripotent – il caressait mécaniquement sa légère bedaine dès qu'il cherchait ses mots. Il hésita tout de même un instant, face à un interlocuteur dont il ignorait encore l'inclinaison, mais dont il envisageait en revanche la dangerosité.
Le jeune impudent, désormais mal à l'aise d'avoir ainsi fait irruption dans un bureau aussi impressionnant, baissa les yeux, conscient de se trouver face à la personne que Catherine nommait « Son Eminence ». La maîtrise intellectuelle qu'il dégageait justifiait sa position dans la hiérarchie du complexe divin. Aucun élément extérieur ne le différenciait de ses congénères, à l'exception d'un détail qui, sur le fond blanc de la chemise en lin, se détachait au point d'agresser l'œil.
Une broche en métal chromé rutilait sur sa poitrine. Bien que petite, on en distinguait aisément le motif, assez simple : deux ailes repliées, traversée à la verticale par une épée pointue, qui formait comme un axe de symétrie, une ligne de divisions entre les ailes ensanglantées – car, qu'il s'agisse de la lame ou des plumes, une teinture écarlate les maculait. Le rouge ressortait tellement qu'il semblait que la poitrine immaculée de Son Eminence portait la marque d'une blessure à vif.
Des ailes et une épée. Ce symbole inspirait une telle fascination ! Seth ne parvint à s'en détacher que lorsque son interlocuteur prit enfin la parole. Les tempes grisonnantes s'étirèrent en un sourire qui se voulait franc et, après une longue minute de silence, l'homme se présenta comme étant le Cardinal Claudius, régent sacré du complexe divin. D'un geste de la main, il remercia Catherine, la congédiant par la même occasion :
– Merci pour vos services, très chère, je suis certain que monsieur Larkin apprécie les soins que vous lui avez apportés durant sa convalescence. Désormais votre présence n'est plus requise : je suppose que notre conversation risque de très vite dériver sur des lourdeurs théologiques qui ennuieraient une femme telle que vous.
Catherine baissa la tête en signe d'allégeance, puis s'éclipsa dans un courant d'air. La porte s'ouvrit, se referma, et Seth ressentit soudain le poids d'une angoissante solitude ; inconsciemment, il avait utilisé la présence de sa veilleuse comme une ancre de soutien, une sorte de bouclier qui lui garantissait une sécurité irrationnelle. Il s'attendit presque à ce que le comportement du Cardinal change à l'instant où Catherine se volatilisa, mais il n'en fut rien ; il demeura le même, calme et sagace, dans un esprit d'apaisement qui se ressentait plus qu'il ne s'expliquait.
– Convalescence, reprit Seth sur un ton sarcastique. C'est ainsi que vous justifiez mon enlèvement ?
Le Cardinal parut tout à coup fasciné par les innombrables livres qui peuplaient sa bibliothèque. Il s'aventura dans l'exploration de chacun des titres, sans départir de son sourire. Alors qu'une tension naissait entre les deux hommes, il concéda enfin une réponse, donnant ainsi l'impression qu'il venait de sélectionner avec prudence les mots les plus diplomatiques, afin de ne pas froisser son hôte.
– Il faut que vous compreniez, monsieur Larkin, que vous avez forcé notre intervention... Mais trop tard, j'en ai peur. L'incident du campus de Seattle n'aurait jamais dû se produire. Tant de morts, de blessés, et toutes ces flammes, par votre faute...
Seth ouvrit la bouche, prêt à riposter qu'il n'y était pour rien, que l'agression du pyromane ne relevait pas de sa responsabilité. Mais avant qu'il ne puisse formuler la moindre objection, le Cardinal poursuivit :
– Vous représentez un danger, monsieur Larkin, pour vous comme pour les gens que vous pouvez côtoyer à l'extérieur de ces murs. Vos amis ont connu une fin tragique par votre faute, et vous avez sûrement commis d'autres crimes que vous n'oseriez pas me confesser, ici et maintenant.
Les mots firent mouche. Le jeune homme observa ses mains ; il les revit, dans cette ruelle, appuyée sur la gorge d'un vulgaire brigand. L'horreur de l'instant l'envahit et il revécut le traumatisme d'avoir ôté la vie à un être humain, même parmi les plus méprisables. Le regard du Cardinal Claudius s'emplit de compassion quand il comprit à quel point il avait vu juste.
– Je ne peux vous absoudre de ce péché, mon garçon, je n'en ai malheureusement pas le pouvoir... Je suppose que c'est le sort des Immortels que de vivre avec sur la conscience le poids des hommes qu'ils condamnent à l'Au-delà. Vous êtes un meurtrier, baptisé dans le premier sang versé... Vous voilà Séraphin – l'Ange qui brûle – au même titre que notre vénéré Seigneur.
Devant l'air interloqué de Seth, le Cardinal Claudius produisit un petit rire de circonstance – le rire de ceux qui savent et qui, par bonté d'âme, se décident enfin à partager leurs connaissances avec les ouailles ignorantes.
– Monsieur Larkin, si je ne m'abuse, vous vous trouvez bien dans l'incapacité physique de mourir ? ... Inutile de répondre, je sais déjà que oui, puisque pour vous neutraliser, nous avons dû vous injecter un puissant sédatif pour éléphant, accompagné d'une dose non-négligeable de différentes neurotoxines. Mais vous n'êtes pas le seul...
L'espoir s'alluma dans le regard du jeune homme, confirmant au religieux qu'il lui accordait son attention pleine et entière. Le Cardinal s'empara d'un ouvrage, sur une étagère, l'ouvrit à une page qu'il connaissait d'avance, et présenta à son interlocuteur une gravure en noir et blanc.
– La Chute des Anges Rebelles, monsieur Larkin. Il s'agit du moment où le Créateur a banni de son Royaume l'un de ses plus proches serviteurs – un Séraphin. Pour s'être opposé à Sa volonté, voyez le châtiment qu'il a reçu, regardez comme il tombe parmi les bras levés, foudroyé par celui que l'on prétend n'être qu'Amour. Le Séraphin, désormais Déchu, a toutefois conservé sa nature d'être supérieur parmi les hommes. Il s'agit à présent d'un guerrier dont les ailes sont tâchées du sang de ses victimes, et qui porte sur son dos le poids de l'Immortalité... C'est lui que nous vénérons ici, monsieur Larkin. Notre Séraphin. Notre Déchu. Notre Immortel. Et contrairement à ces entités purement spirituelles, dont l'existence même nécessite une absence de preuve, lui nous apparaît sous sa forme diminuée, faite de chair et de sang.
– L'avez-vous déjà vu ? demanda Seth, fasciné d'entrevoir enfin une possible explication à ses origines, aussi mystique qu'elle puisse paraître.
– Je n'ai pas besoin de l'avoir vu, monsieur Larkin, puisque vous vous tenez devant moi ! Vous ! Son Envoyé ! Son Cavalier de l'Apocalypse, engendré par ses soins, à partir de sa propre immortalité. Vous êtes ici pour l'aider à accomplir son grand projet ! Il nous a guidés jusqu'à vous pour cette simple raison : vous devez l'aider à élever l'humanité ! A vous deux, vous parviendrez sûrement à purifier la vermine grouillante, afin qu'elle soit digne de recevoir votre don. Ainsi vous reprendrez le Royaume des Cieux. Fini le péché, fini l'orgueil du Créateur ! Le Déchu fera régner l'harmonie sur un monde enfin débarrassé de la Mort et de ses craintes, car il n'a pas besoin d'un aussi vil instrument ; l'amour de ses fidèles lui vient au contraire de la liberté qu'il leur accorde, non de la crainte qu'il place en eux par une chose aussi futile que l'arrêt d'un cœur.
Le Cardinal s'enflammait. Son prêche prenait une ampleur que Seth n'aurait pas soupçonnée une minute auparavant. Sa voix s'envolait dans ses sphères de conviction si haute qu'il était impossible de l'en détrôner. Le livre, qu'il brandissait comme une Evangile, manqua de s'écraser sur le tapis. Puis, voyant qu'il n'avait comme auditoire qu'un païen sceptique, le Cardinal Claudius s'apaisa et reprit son ton posé de docte froid :
– Je me doutais que vous ne seriez pas convaincu dans l'instant, mais au moins vous comprenez désormais votre nature profonde, et j'espère qu'à notre contact, elle se développera davantage. Vous devez l'accepter ; prenez le temps qu'il vous faut pour cela. Le complexe divin s'assure que ses occupants soient purs, selon les volontés du Séraphin. Vous constaterez qu'il n'est pas adepte des règlements absurdes ou tordus, lui, et qu'il ne s'oppose qu'à peu de choses, parmi lesquelles la violence. Il prépare toutes ces bonnes âmes qui le rejoignent à s'élever ; elles doivent connaître la transsubstantiation du corps vers une nouvelle forme, plus proche de la vôtre. C'est notre vocation, et nous nous y attelons entre ces murs, là où nul mal ne peut pénétrer.
Le sous-entendu piqua Seth au vif. Le religieux hocha la tête avec connivence, comme pour dire : je sais ce qui te poursuit, je sais que tu as besoin d'asile et de protection, et c'est l'offre que je te propose. Joue le jeu dans ma secte, et il ne viendra pas te chercher ici. Pour enfoncer le clou, le Cardinal Claudius ajouta :
– Le Démon n'entre pas dans la demeure du Déchu qui, autrefois, le combattait ardemment. Ses flammes n'ont pas la force nécessaire pour briser les murs de notre foi, pas plus qu'elles ne peuvent en réalité consumer un Emissaire de notre bien-aimé Séraphin. Vous ne courez aucun danger ici, monsieur Larkin.
Le jeune homme demeura un instant pensif, puis secoua la tête.
– Je n'ai rien contre vous et je respecte vos croyances, dit-il avec une certaine prudence, histoire de ne pas froisser son interlocuteur, mais j'ai si longtemps cherché des réponses, je peine à croire qu'elles soient aussi mystiques que vous le dites.
Seth tritura sa chevalière, mal à l'aise à l'idée de contrarier un homme aussi passionné. Ce dernier prit les devants et désamorça le conflit :
– Je comprends, monsieur Larkin ! Je comprends très bien votre position, croyez-moi. Vous vous trouviez dans le monde extérieur, corrompu, plein de vices et de monstres, là où vous pensiez découvrir vos origines. Un matin, vous vous réveillez parmi nous, et tout cela vous semble impossible. « Comment les choses pourraient-elles être aussi simples ? » vous demandez-vous. Elles le sont, et votre foi ne reposera pas sur du vide – bien que ce soit là la définition même de la Foi. Le Déchu reviendra bientôt vers vous, qui êtes sa créature. Mais avant tout, vous devez entamer une transition, afin de vous rapprocher de lui. Vous êtes son Lazare, mais vous l'avez malheureusement oublié ! Vous êtes perdu et vous errez, sans histoire. Mais comprenez que la mort de vos amis n'était qu'un commencement risqué auquel nous avons coupé court par notre intervention ; ce sera pire si vous retournez dans le monde. Aucune réponse ne vous y attend, et je peux vous le prouver !
Le Cardinal sortit un ordinateur portable – première véritable trace de technologie – d'un tiroir de son bureau. Il l'alluma tout en expliquant :
– J'ai bien supposé que vous vous étiez mis en quête de réponses immédiatement après votre réveil, monsieur Larkin. J'en ai déduit qu'étant donné la brutalité de votre mort, vous pensiez qu'il s'était produit un phénomène au moment précis du décès, n'est-ce pas ? Il est vrai que ce soir-là, vos amis vous ont joué un bien mauvais tour, mais rien qui ne puisse justifier votre état actuel... Alors, pour vous, certains contacts dans le monde séculier m'ont fourni ceci.
Le religieux tourna l'écran dans la direction de son hôte. Il lui présenta une vidéo sur laquelle on voyait une route plongée dans le noir. L'heure sur le coin supérieur gauche, ainsi que le brouillard grisâtre de la vision nocturne confirmaient que les images provenaient d'une caméra de surveillance routière.
Bientôt, une voiture débarqua à toute allure. Elle ne roulait pas droit et percuta de plein fouet un vieux chêne. Le tronc épais encaissa le choc ; la carrosserie de la voiture se plia en accordéons, comme une vulgaire feuille de papier. Un coup brutal, venu de l'intérieur, souleva le pare-brise.
Le silence ambiant rendit le moment insupportable pour Seth. Il serrait ses mains sur les bords du bureau. Sa mâchoire se contractait tellement qu'elle en paraissait cubique. Sous sa chemise, les muscles de ses bras ressortaient, tant il les contractait de rage. En silence, il vit la portière du côté conducteur s'ouvrir : Kevin en sortit, titubant, sonné, mais bien vivant. Mary s'extirpa de l'arrière du véhicule. Elle manqua de s'écouler dans les bras de son ami, qui paniquait déjà et s'agitait autour de la carcasse fumante. Il pointait du doigt l'intérieur, sur le siège passager – la place du mort, songea Seth avec une pointe d'amertume.
Ce qui suivit choqua le jeune homme, mais il s'efforça de regarder, dans l'attente d'un renversement fantastique – comme dans ces films où, alors que l'horreur et la tension culminent, le héros débarque armé de magie et s'occupe de résoudre tous les problèmes. Mais rien... Kevin et Mary, alcoolisés et probablement sous l'emprise de quelques produits stupéfiants, parvinrent malgré tout à bouger le cadavre, afin de faire croire qu'il conduisait. S'il ne s'était pas échappé de la morgue, on l'aurait donc enterré en le blâmant pour l'accident – lui le garçon pourtant irréprochable.
Furieux, le jeune homme attendit plusieurs minutes. Il vit l'arrivée des pompiers, puis des policiers. Ses amis montèrent dans une ambulance qui s'éloigna, puis son corps fut emballé dans un sac mortuaire, et enfin la voiture remorquée par une dépanneuse. Même là, alors qu'il ne restait plus que le vieux chêne, Seth continua de scruter la vidéo, les larmes aux yeux. Il serrait sa chevalière dans sa paume, à s'en détruire les phalanges. Elle était forcément là, quelque part ! Elle allait apparaître, dans un éclair, avec du tonnerre, la foudre, le vent, la pluie ! Elle devait apparaître, maintenant ou jamais, histoire d'au moins donner l'impression d'un début de réponse plausible ! Ou alors on lui avait glissé au doigt plus tard ! Après, oui, forcément, pendant le trajet ! Si ça se trouve, l'un des coronaires... Ou bien même un policier... Un fonctionnaire de police avec une bague magique sur lui...
Ridicule ! La meilleure explication restait encore celle du Cardinal, avec son histoire d'ange déchu.
En colère contre lui-même et ses espérances naïves, Seth claqua le couvercle de l'ordinateur. Il détourna son regard de l'homme face à lui, pour ne pas lui donner le privilège de le voir pleurer.
– Nous avons toutes les vidéos, monsieur Larkin, du moment de l'accident jusqu'à votre admission à la morgue. Vous n'y trouverez aucune réponse. Et vos deux amis étant décédés, vous voilà à court d'option. Le monde extérieur n'a plus rien à vous apprendre, ce n'est qu'ici que vous découvrirez votre véritable nature... Je vous laisse à votre désarroi, monsieur Larkin, et quand vous serez prêt, je vous accompagnerai dans votre élévation spirituelle. Alors vous régnerez aux côtés de notre Séraphin.
Seth acquiesça puis, aussi irrespectueusement qu'il avait surgi dans le bureau, il le quitta en trombe. Il s'égara plusieurs fois et mit des heures avant de regagner sa chambre, mais l'errance dans les couloirs du complexe divin correspondait à sa situation mentale. Perdu, il ne voyait pas où aller ni vers qui se tourner, hormis ces étranges religieux qui, somme toute, manifestaient une certaine bienveillance.
Seth s'y raccrocha, pour ne pas sombrer dans le désespoir. L'unique objectif de sa mort venait de voler en éclats. Il ne lui restait comme seule perspective que les Evangiles et les enseignements sacrés du Cardinal Claudius, quand bien même il ne leur accordait qu'une infime crédibilité.
* * *
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