Chapitre X
Vers deux heures de l'après-midi, sous un soleil à peine retrouvé, les étudiants menaient leur barque, insouciants. Les journées maussades passées chez soi, à observer les rideaux de pluie par la fenêtre, semblaient déjà n'être qu'un lointain souvenir. Sur le campus, on conversait, buvait un café, dégustait une pizza au fromage tout juste sortie du four. Même l'angoisse des partiels, ou la corvée de se rendre dans un amphithéâtre pour deux assommantes heures sur un sujet aussi passionnant que l'allotropie, possédaient un attrait particulier, maintenant que les habitants de ce petit univers avaient regagné leurs pénates professionnels. La jeunesse studieuse de Seattle se pressait sur les bancs, les sentiers pavés, les bâtiments et les tables installées çà et là.
Au moment où Seth s'engouffrait discrètement dans les locaux du département de médecine, des pneus crissèrent sur l'asphalte. Un bolide débarqua depuis l'avenue la plus proche. Cela ne manqua pas d'alerter quelques curieux, qui reportèrent cependant vite leur attention sur leur téléphone, puisqu'il ne s'agissait que d'une banale intervention de police, en dépit de cette entrée spectaculaire. Les arrestations n'étaient pas rares dans les parages, avec tous les produits qui circulaient et se vendaient quotidiennement, inutile de s'affoler pour si peu.
La voiture se gara en vitesse et, alors que Virginia Cromwell en descendait à la hâte, un bruit de son dos l'arrêta net. Elle soupira, leva les yeux au ciel, puis se retourna lentement, obéissant aux consignes de l'agent Sutton. Ce dernier braquait son arme en direction de sa collègue, et tenait dans sa main gauche - aussi tremblante que la droite - une paire de menottes.
- Vous croyez vraiment que je vais vous laissez débouler dans en endroit rempli de monde, s'exclama-t-il d'une voix chevrotante, presque paranoïaque. Vous êtes en état d'arrestation, qui que vous soyez. Je vous ramène au poste, et ensuite on avisera à propos de la prétendue menace terroriste... Qui me dit que vous n'avez pas tout inventé, hein ? Que vous ne faites pas ça pour obtenir ce que vous voulez ?... Allez, amenez vos jolies mimines par ici, je vous arrête j'ai dit !
Un soupir d'agacement échappa à son interlocutrice. Elle pointa un doigt vers les locaux, qui se remplissaient de jeunes gens à cette heure de reprise - manière de rappeler que le temps pressait s'ils souhaitaient éviter un désastre imminent. Mais Sutton secoua la tête, insensible à cet argument muet. La panique faisait ressortir son double menton, conséquence d'une surconsommation de nourritures grasses ; difficile aussi de ne pas rire en voyant ses doigts boudinés - détail nettement moins comique lorsqu'ils risquaient de presser une détente à tout moment, à cause d'un propriétaire anxieux au possible.
- Alors quoi ? rétorqua l'agent Cromwell. Vous comptez me ramener à votre commissaire bien-aimé ? Et ensuite ? Il vous prendra pour fou ! Après tout, c'est vous qui avez perdu la boule, il y a quelques années... Et votre grand ami n'a pas levé le petit doigt pour vous aider, que je sache. Ce sac à purin véreux... Il a sûrement plus de victimes à son compteur que moi - et ce n'est pas peu dire ! Votre collègue, là, Sarah Belfort, qui a étouffé son cas à votre avis ? Elle connaissait quelques relations de Truman - des relations gênantes, inutile de le dire. Ses indics lui avait filé un tuyau qu'elle n'aurait jamais dû avoir... Quelle tragédie ! Et cette balle perdue qui tombe pile au bon moment. Pratique, n'est-ce pas ?
Les yeux de l'inspecteur prirent une telle ampleur qu'on les aurait cru sur le point de se détacher, tant ils devinrent globuleux. D'un côté, il tentait d'occulter la voix hautaine, incroyablement détestable ; d'autre part, elle réveillait chez lui vieux soupçons, des manigances qu'il avait imaginées dans les plus terribles nuits de sa dépression, alors que le sommeil le fuyait irrémédiablement. Il s'évertua à rejeter ses anciens démons en secouant la tête, comme s'ils se promenaient en essaims autour. Sutton baissa un instant sa garde, et une douleur lui vrilla le poignet. On lui ôta son arme. En un rien de temps, elle se trouva entre les mains de son adversaire.
- J'en aurais davantage l'usage, alors maintenant rendez-vous utile Sutton, ou dégagez de mon chemin !
N'écoutant que son instinct, le quinquagénaire bedonnant voulut se jeter sur la jeune femme, mais avant qu'il ne réalise, elle l'esquiva et le fit vaciller. Ses mouvements félins lui conféraient une force que l'on ne soupçonnait pas dans un corps aussi svelte. Faute d'une meilleure option, Sutton s'interposa entre elle et le chemin qui conduisait aux locaux de la faculté de médecine. Cette fois, il se retrouva à son tour avec le canon d'une arme - la sienne - pointé entre les deux yeux.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il en s'efforçant de demeurer stoïque. Pourquoi êtes-vous venu à Seattle ? Pour nuire à ma carrière ? Pour utiliser la police et commettre des crimes ?
Aucune réponse. L'inspecteur crut que le coup allait partir. Il attendait, les yeux rivés sur celle qu'il prenait désormais pour une criminelle, sans en être vraiment persuadé - la confusion de son esprit lui provoquait des sueurs froides. Il ressentait déjà l'imminence de la mort. C'en est fait de toi, mon vieux Larry. Si seulement tu n'étais pas aussi buté ! Et tout ça pour mille six cents dollars par mois... ça en valait le coup, sûr ?
Sa collègue baissa l'arme. La condescendance et le mépris désertèrent peu à peu son visage. Les sourcils cessèrent de marquer un V, les pommettes retombèrent, la mâchoire se détendit et, soudain, la physionomie parut s'affiner, comme si cette femme changeait littéralement d'apparence. Elle conservait sa jeunesse, paraissait toujours aussi vigoureuse, impressionnante par certains aspects, mais le masque de Virginia Cromwell venait de glisser pour aller se briser en mille morceaux sur un sol imaginaire. La voix même sembla soudain différente, plus neutre, à l'instar de cette face qui, d'un instant à l'autre, pouvait incarner un personnage différent.
- Vous voyez, c'est ça le problème quand on joue un rôle, expliqua Emily Novak. On veut bien faire, ne pas être découvert, alors on peaufine le personnage, on se dit que personne ne s'y attachera - et je pense que vous ne vous êtes pas attaché à moi, loin de là, inspecteur. Seulement les pions finissent par se prendre pour des rois... L'urgence de la situation me pousse à fissurer les apparences, et voilà que vous vous pensez au centre d'un complot mondial. Mais vous n'êtes personne, Sutton. Vous m'indifférez, autant que les gens sur ce campus. Je ne cherche pas à éviter un attentat ! Qu'il le réduise en cendres, cet endroit, si ça lui chante ! Mais il embarquera ma cible au passage, et ça, vous voyez, ça me pose un problème. Je ne laisserais pas Seth Larkin m'échapper, après tous les efforts que j'ai fournis pour lui mettre la main dessus. Alors maintenant, hors de mon chemin !
Sutton déglutit. A bien y réfléchir, il préférait la vampe des services internes. L'agent Novak lui passa devant et se précipita vers l'entrée la plus proche. Alors qu'elle fouillait la foule des yeux, l'inspecteur la rejoignit et, sans crier gare, tira sur l'alarme incendie. La sonnerie stridente retentit dans les couloirs.
- Vous avez dit qu'il y avait urgence à évacuer, non ? Je sors les gens d'ici, et vous retrouvez mon cadavre disparu ?
Emily Novak sourit. S'il croyait encore à l'histoire du cadavre disparu, il risquait d'avoir une drôle de surprise.
En dépit de l'alerte, les étudiants mirent un temps considérable à évacuer les lieux. Ils fixaient leur téléphone, ramassaient leurs affaires sans se presser et écoutaient les consignes flegmatiques d'enseignants qui râlaient qu'on ne les avait pas alertés au sujet d'un exercice. Le bâtiment se vidait trop lentement, l'agent Novak craignit qu'il ne se produise un incident regrettable. Pressée, elle leva l'arme qu'elle avait prise à Sutton et tira trois coups de feu en l'air. Paniques, cris, hurlement démentiel, mais la peur d'un attentat mit en branle la marée humaine, qui se précipita à l'extérieur en courant.
A présent, il ne restait plus qu'à retrouver Seth Larkin, avant que le feu ne se déclare vraiment.
*
Mary résistait tant bien que mal à l'envie de se jeter par terre pour prier - Satan ou le Saint Esprit, elle ignorait lequel. Les deux, dans le doute. Car qui la punirait au point de ramener d'entre les morts un homme sur qui elle avait jeté honte et déshonneur, en racontant à la police d'odieux mensonges - desquels elle se repentait toutes les semaines d'ailleurs, mais pas au point de se dénoncer à la justice.
Elle baragouinait encore un Ave Maria pendant que Seth refermait derrière eux la porte d'un amphithéâtre désormais vide. L'alarme incendie retentissait toujours dans le couloir. Par chance, dans la cohue provoquée par des coups de feu, l'étudiante lui était passée juste sous le nez. Il n'avait eu qu'à la saisir au vol et à l'entraîner malgré elle dans un coin tranquille, la panique générale couvrant ses cris.
Dès l'instant où le visage de son agresseur lui était apparu distinctement, Mary avait proféré les prières que son père, pasteur d'une église évangéliste, lui apprenait depuis sa petite enfance. Plus pâle qu'un spectre, elle contemplait celui qui se tenait devant elle. Lazare ressuscité n'eût pas fait mieux, Seth en convenait largement. En son for intérieur, il étouffait un rire quelque peu sadique, sans oublier que le temps jouait contre lui. Il ne parviendrait pas à sortir son ancienne fiancée du campus, à présent que l'alerte était donnée. Il se savait au cœur d'une traque et doutait que l'évacuation soudaine ne soit qu'une simple coïncidence.
Mary toucha son sweatshirt, son jean, passa une main sur le visage, sentit la chaleur sous ses doigts, la douceur du teint abricot, les cheveux sombres, courts et soyeux, ramenés en mèches ondoyantes au-dessus du front, comme Seth aimait les coiffer - il y passait des heures, dans la salle de bain, elle s'en rappelait. Les yeux rougis, elle se laissa aller aux larmes, sans pour autant paraître émouvoir le moins du monde la figure inflexible.
- C'est imp-p-p-ossible. Seth est... Il est... Tu... es mort ! J'ai identifié son... ton corps, après l'accident. Tu es mort, tu ne peux pas...
Seth s'approcha d'un pas. Elle plaqua une paume sur son torse ferme, afin de le tenir à distance. De son autre main, elle se tenait au dossier d'un des sièges. La posture possédait un quelque chose de théâtral, presque tragique. C'est une bonne comédienne, songea le jeune homme, ou alors elle porte vraiment sur ses épaules le poids de sa culpabilité. Pourtant, en repensant à la scène dans son appartement, Seth se remémora la duplicité de son ancienne fiancée. Néanmoins, si se retrouver devant lui la traumatisait vraiment, autant en profiter pour obtenir des réponses.
- Mary, réponds à mes questions et je m'en irais, tu as ma parole. Je disparaîtrais de ta vie, tu seras libre de me considérer comme mort, si c'est ce que tu souhaites.
La voix ! La même que la sienne. Comment encore douter de son identité ? Elle ne le pouvait pas. Mary pleurait, ses genoux frôlaient le sol. Elle joignit si fort ses mains que ses jointures en blanchirent. Comme la vierge devant l'Ange, au moment de l'Annonciation, elle leva la tête jusqu'à croiser le regard vert - si beau, si séduisant à une époque - de l'homme qu'elle aimait autrefois.
Mais, devant son air impassible, elle se releva, visiblement contrariée, lissa son chemisier avec une dignité tremblante et, abandonnant son caractère de bigote, lui demanda sur un ton nettement moins mélodramatique :
- Bon, tu veux savoir quoi, au juste ?
Un tremolo indiquait encore la confusion, l'incompréhension et la peur devant un phénomène que seule sa religion expliquait. Aussi conserva-t-elle une distance respectueuse avec le macchabée ; dès qu'il esquissait un mouvement dans sa direction, elle portait la main à son cou, là où se trouvait une petite croix au bout d'une chaîne. Seth l'imaginait déjà en train de faire des parallèles avec des épisodes tels que la Résurrection, la sortie du tombeau, le Noli me tangere. Mais il n'avait rien d'un saint, au contraire. Si on le touchait, il était persuadé que l'on sentirait le sang poisseux qui maculait son âme, après son ignoble crime.
- Dis-moi simplement comment je suis mort... La vraie version, pas celle que tu as vendu à l'inspecteur, édulcorée à coup de toxicomanie et d'alcoolisme.
Mary hésita. Elle ne comprit d'abord pas la nature d'une telle demande et bafouilla :
- Mais... tu étais dans la voiture, avec nous. Tu ne te rappelles pas l'accident ? Non, tu ne te rappelles pas...
Le jeune homme perdait déjà l'avantage. Son ancienne fiancée réalisait peu à peu le trouble dans lequel il nageait également et, futée, elle ne tarderait pas à essayer d'en tirer parti. Il réitéra sa question sous la forme d'une injonction pressante ; elle fut accueillie avec condescendance, cette fois.
- Ecoute, qui que tu sois, j'm'en tape, j'te dirai rien de plus. Tu peux aller te faire...
La nuque de Seth se hérissa tout à coup.
Une tension apparut quelque part au niveau de son estomac, au moment où les yeux de Mary s'écarquillaient. Ses pupilles reflétèrent une lueur incandescente. Elle leva les bras pour se protéger d'un ennemi invisible, situé derrière son interlocuteur. Seth la bouscula pour son bien, in extremis. Elle roula dans les escaliers, vulgaire poupée de chiffon, tandis que le malheureux défunt se trouvait propulsé dans les airs par une violente bourrasque brûlante.
La porte à double bâtant éclata. L'obscurité se répandit en nuées ardentes - de longs filaments sombres, brumeux, chargé de braises volatiles. L'épaisse fumée destructrice dévala les rangées de l'amphithéâtre pour empêcher toute retraite. Les bancs en bois prirent feu. L'air devint vite suffocant. Les ténèbres consumèrent, incendièrent et détruisirent une partie des lieux en un rien de temps. Les alarmes stridentes explosèrent à même le plafond ; leurs composants ne résistèrent pas à la chaleur.
La force volcanique précédait l'entrée de son maître. Les épais nuages s'écartèrent afin de laisser passer la silhouette aux tatouages incandescents. Possédé par son pouvoir, l'inconnu de l'appartement souriait, fier de son effet. Ses poings luisaient, la peau de ses bras irradiait, l'on distinguait ses muscles et ses veines par transparence.
Terrifiée par une telle apparition, Mary se jeta une nouvelle fois à genoux. C'en était trop pour la pauvre fille. Elle sortit son petit crucifix et, se réfugiant dans une éducation dont elle n'avait jamais fait grand cas jusqu'à ce jour, elle commença à réciter les versets et les prières dont elle se souvenait, mélangeant la liturgie, le chant, le latin et la langue profane.
Le pyromane s'avança dans sa direction. Seth, qui se relevait douloureusement après le coup qu'il venait d'encaisser, assista impuissant à la scène qui se jouait ; son corps se régénérait encore, il peinait à bouger. Il vit son ennemi s'approcher d'une Mary tétanisée, incapable de fuir. Les nuées ardentes se réunirent autour d'elle tandis qu'elle brandissait sa petite croix, devenue brûlante dans sa main. Le fer blanc chauffa, mais elle refusa de le lâcher. Les ondes de chaleurs soulevaient son carré de cheveux noirs. Ses yeux exorbités lui donnaient l'air de se livrer à un exorcisme. Elle hurlait, en vain :
- Vade retro Satana ! Satan, je te chasse !
Les braises enveloppèrent son corps. Ses vêtements se trouèrent, constellé par des milliers de petites brûlures. Elle continua ses imprécations et renouvela une foi à peine retrouvée.
- Seigneur, délivrez-nous du mal ! s'écria-t-elle dans ses derniers instants. Sainte Marie mère de Dieu... Que Sa volonté soit faite, sur la terre comme au ciel... Amen !
Les nuées ardentes l'enveloppèrent, pénétrèrent par sa bouche, son nez, brulèrent ses poumons et, sous le regard satisfait de son bourreau, le corps de la jeune femme se consuma, jusqu'à ce qu'il ne reste d'elle qu'une forme pétrifiée, carbonisée, parcourue par de longues zébrures rouges, preuve de l'intense chaleur qui venait de l'envahir. Anéantie dans une posture pieuse, elle ressemblait à un Vierge Noire, détruite par le Démon au moment d'une extase mystique. Elle conserverait ses mains jointes pour l'éternité, elle qui n'avait pourtant rien eu d'une sainte de son vivant.
Le pyromane redirigea ensuite son attention vers sa véritable cible. Seth, médusé, tenta de fuir, mais se heurta aux murailles sombres et brûlantes. Comme vivantes, elles le fouettaient, le repoussaient vers le monstre, au centre de la salle.
- Cette fois, plus de tour de passe-passe, ricana-t-il. Tu viens avec moi, que tu le veuilles ou non, espèce de sale morveux ! Estime-toi heureux, on m'a demandé de te ramener en bon état, sinon je me serais fait une joie de ne livrer de toi que des cendres !
- J'aimerais vous voir essayer !
Courageux malgré tout, le jeune homme lança une ultime provocation au moment où son ennemi s'approchait. Hors de lui, le monstre enragea. La flamme qui filtrait par ses yeux se dilata ; ses prunelles possédaient une puissance telle qu'elles auraient pu consumer un être humain sur place. L'intensité de sa colère conférait à son regard une force infernale. Il saisit Seth au poignet, brûla ses vêtements à cet endroit, puis sa peau. Le malheureux s'arracha la gorge en criant. Sa chair fumait. Sa faculté de guérison empirait les choses ; il souffrait et se soignait en même temps.
Les tatouages irradiaient sur le corps du démon. Son visage aurait horrifié Satan lui-même, tant le plaisir de la torture y était évident. Il tirait une joie sadique, presque orgasmique, à chaque fois que Seth exprimait sa douleur. Le pyromane se délectait de ces hurlements - ils lui rappelaient probablement ceux de l'Enfer. Quelle jouissance de les entendre, si mélodieux ! Les nuées ardentes vibraient, pulsaient à un rythme quasi-cardiaque. Elles s'écartèrent derechef, ouvrant la voie à leur maître, afin qu'il s'empresse de livrer la proie qu'on lui réclamait avec insistance.
Seth s'étouffait. La chaleur investissait ses poumons. Il ne parvenait pas à atteindre le point de rupture entre corps et esprit - celui qui lui permettait de s'en sortir en cas de danger, d'utiliser son étrange pouvoir. La tête lui tournait. L'obscurité environnante se dissipait vaguement, mais il n'entrevoyait aucune échappatoire. Sa conscience vacillait, proche d'un état semi-comateux. Il ne percevait que son poignet - son bras investit par la fureur inflammable de son geôlier.
Un coup retenti. L'étreinte se relâcha. Seth tomba à la renverse dans les escaliers. Son corps dégringola. Autour de lui, les nuées se dispersèrent en quelques secondes.
L'état fiévreux du jeune homme se dissipa peu à peu et, le temps qu'il revienne à lui, un visage se trouvait près du sien. Une voix essayait de le ranimer. On lui tapotait les joues. Tapotait ? Non, les baffes s'enchaînaient, les unes après les autres, de moins en moins délicates. Un son diffus parvenait à ses oreilles. Il gagna progressivement en clarté, jusqu'à ce que Seth perçoive enfin des paroles.
- Allez, debout ! Lève-toi Seth ! Courage, tu dois de lever, nous n'avons pas de temps à perdre !
L'agent Novak souleva de son mieux l'imposante carrure du poids mort - littéralement, dans ce cas précis. En dépit de son petit gabarit, elle le tira par le bras et essaya de le soutenir au mieux. Cela devint plus facile à mesure qu'il reprenait ses esprits et parvenait à marcher par lui-même. Il aperçut un révolver encore fumant dans la main de sa sauveuse.
- J'ignore qui vous êtes, mais vous visez bien, remarqua-t-il d'une voix pâteuse alors qu'il passait à côté du pyromane abattu.
Il admira un instant le trou au milieu de son front et sourit malgré lui. Emily Novak le rappela à l'ordre.
- Ne rêve pas trop, il ne va pas rester comme ça très longtemps. On ne tue pas ce qui est déjà mort. Ça serait tellement plus simple...
En effet, l'orifice sanglant se refermait déjà, lentement mais sûrement. Pris d'un accès de panique, Seth se reprit totalement et se dirigea d'un pas pressé vers la sortie. Dans le couloir, il croisa l'inspecteur Sutton, qui l'observa d'un air ébahi et bafouilla devant l'agent Novak.
- Mais... C'est... Il est... La morgue... Il s'en est échappé tout seul, le con. Il a pas compris qu'il devait y rester ! Il était mort, non ? Ou pas ?
- Vous êtes encore là, vous ? remarqua l'agent Novak. Fichez-le camp, allez ! On ne doit pas traîner, il va bientôt...
L'espionne n'eut pas l'occasion de finir sa phrase. Un hurlement furieux retenti. Le mur de l'amphithéâtre explosa hors de sa structure. Des morceaux de plâtres et de bétons se répandirent sur le sol. Les nuées ardentes jaillirent derechef, emplirent le couloir et nimbèrent le monstre qui les engendrait, alors qu'il se précipitait aux trousses de l'agent Novak. Cette dernière hurla à Seth de s'enfuir, tout en tirant de nouvelles salves. Les balles ne prirent pas le pyromane par surprise, cette fois ; elles se ramollirent et éclatèrent en l'air avant de l'atteindre, comme de malheureux pétards mouillés.
La jeune femme rattrapa le macchabée et l'attrapa par la manche pour l'inciter à courir plus vite. Derrière eux, l'agent Sutton, en moins bonne condition physique, s'arrêta pour reprendre son souffle. L'espionne voulut lui intimer l'ordre de continuer, mais trop tard. Les brumes noires s'emparèrent de son corps et, à en juger par le hurlement qu'il produisit, il connut le même sort que Kevin et Mary - transformé en statue de charbon, consumé de l'intérieur jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'une image fumante, un résidu statufié.
Les deux survivants couraient aussi vite que possible en direction de la sortie, mais les nuages sombres s'étiraient déjà sur les murs, à leur hauteur. D'ici peu, ils leur barreraient le chemin. Et quand bien même, songea Seth, il continuera de tuer, d'attaquer. Le conduire hors du bâtiment n'y changera rien... Au contraire, il risque de massacrer des innocents à tour de bras. Un regard sur l'espionne, à ses côtés, convainquit le jeune homme. Personne ne devait plus perdre la vie par sa faute. Il lui cria de continuer de courir, peu importe ce qui se produirait, puis, conscient que son adversaire ne s'occuperait pas de la jeune femme, Seth pila net et fit volte-face.
Les nuées le percutèrent de plein fouet, l'encerclèrent et tentèrent de dévorer son corps. Ses vêtements partirent en cendre, par endroits. Ils se transformèrent en lambeau calcinés. Les morsures brûlantes s'enfonçaient dans sa chair, mais il s'en remettait vite. Plus le pouvoir ardent essayait de le détruire, plus son organisme ripostait. Il souffrait, mais qu'importe.
Le visage de l'incendiaire apparut, à deux ou trois mètres. Il progressait d'un pas tranquille, sûr de sa force. Son sourire carnassier en disait long sur ses désirs sadiques. Une rage sourde monta en Seth, depuis ses entrailles - là où, pour une incompréhensible raison, il ressentait l'haïssable présence de ce monstre. Son désir de l'anéantir sur le champ fut si intense qu'il ressentit à peine la scission entre son corps et son esprit. La paralysie s'empara de lui sans qu'il n'éprouve la gêne qu'il avait connue jusqu'à présent. Il traversa l'espace immatériel à une vitesse fulgurante, débarrassé de la confusion habituelle, et, à quelques centimètres de son ennemi, il éclata littéralement la barrière dimensionnelle, plus efficacement qu'une balle de révolver. Le concentré d'émotions - peur, rage, ainsi qu'une violence irrépressible - suffit à diffracter le mur invisible dans lequel il s'enfonça.
Le corps cristallin surgit devant le monstre abrasif. Le temps que la figure de Seth se précise et prenne forme, celui-ci envoyait déjà un magistral coup de poing dans la mâchoire de son adversaire. Le pyromane recula. Il ne s'attendait pas à une telle force. Un deuxième uppercut l'envoya au tapis. Perturbé, et pris par surprise, il serra les dents. Ses tatouages retrouvèrent un instant leur noir profond, avant d'irradier de nouveau. La lueur volcanique, dans les yeux, vacilla également.
En représailles, un poing rougeoyant percuta Seth en plein torse. La poitrine du jeune homme explosa en un millier d'éclats translucides, qui regagnèrent leur place en moins d'une seconde. Une autre attaque, puis une troisième, une quatrième. L'incendiaire frappait et déchargeait son pouvoir, mais la projection reprenait sa forme initiale, même si des membres entiers volaient parfois en miettes miroitantes. Ni les nuées ardentes, ni la force ignivome ne parvenait à la détruire.
Les volées de coups s'enchaînaient avec une maîtrise incroyable. L'inconnu savait se battre ; il cognait avec une précision militaire. Son visage plat se déformait de rage à chaque fois que sa cible se reconstituait. La densité du corps augmentait à mesure que la détermination de Seth grandissait. Il comprenait peu à peu que cette apparence possédait la force, la complexité structurelle et la résistance d'un esprit pur, incarné dans la réalité matérielle.
Rassemblant ses forces mentales, le jeune homme bloqua maladroitement les salves de poings qui pleuvaient sur lui et, profitant d'une petite brèche, il enfonça son épaule dans le sternum du pyromane, ce qui le fit chanceler. Le macchabée se précipita ensuite sur lui et enchaîna à son tour les coups, avec une réelle volonté de faire mal. Il frappa au visage, dans les côtes, sur le thorax, tout en serrant la gorge de son ennemi. Il le tenait fermement plaqué contre un mur et l'utilisait à présent comme punching-ball.
Les flammes léchaient le corps astral sans parvenir à l'endommager. La terreur et la haine se lisaient dans le regard du monstre. Malgré sa carrure, plus imposante que celle de son agresseur, il ne parvenait pas à se défaire de sa poigne ferme. Pour la première fois de son existence, sans doute, cet homme se retrouvait à la merci d'un ennemi plus fort que lui.
Seth libérait ses pulsions les plus sombres. Il frappait avec une telle violence que les os se brisaient sous ses jointures. Pourtant, en dépit de la douleur, le pyromane ne craquait pas.
- Tu peux... cogner. Aaaaah ! Tant que... tu veux... Aaaaah... Toi et moi... Pareil !
Bien que conscient de la faculté de régénération de son adversaire, ainsi que de la nature de ce combat stérile, Seth ne s'arrêta pas pour autant. Hors de lui, il cogna à en devenir fou. Il ne se ressemblait plus ; la peur le poussait à continuer jusqu'à ce qu'il parvienne à neutraliser la menace, sans quoi il ne serait jamais en sécurité nulle part. Mais déjà la tension se faisait ressentir ; son corps le rappelait, incapable de tenir l'esprit loin de lui durant une trop longue période, surtout lorsque les serpents sombres, ardents, dévoraient le moindre morceau de sa chair à vif. Alors, en désespoir de cause, Seth serra le cou du pyromane.
- Tu vas... faire quoi ? Sale merdeux... Tu ne peux pas me tuer !
- Mais je peux toujours essayer !
D'un geste sec, le jeune homme saisit à deux mains le visage et tourna la tête jusqu'à ce que la nuque cède. Le corps refroidit immédiatement. Les dessins incandescents s'éteignirent et redevinrent de banales décorations corporelles, très artistiques au demeurant. Le cadavre s'écroula au sol tandis que la projection de Seth s'évanouissait dans l'air. Il regagna son corps et, dès qu'il le put, il prit ses jambes à son cou.
Quand il reviendrait à lui, nul doute que cet homme lui ferait payer cher ce pugilat entre immortel. Il fallait donc fuir, vite et loin, en priant pour lui échapper.
Quelques minutes plus tard, alors que Seth Larkin s'éloignait déjà du campus, le bâtiment de médecine fut rasé par une explosion fulgurante. Un ou deux adeptes de la théorie du complot affirmèrent à la police qu'ils avaient entendu un hurlement, derrière le vacarme du béton déchiré. Les pompiers, quant à eux, conclurent à un problème avec la conduite de gaz principale, mais restèrent cependant quelque peu dubitatifs devant une telle situation.
* * *
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top