Chapitre VII
Un véritable déluge frappait Seattle. Le vent secouait le sommet des gratte-ciel. Des trombes d'eau s'abattaient sur la poignée de passants encore assez fous pour s'aventurer dans les rues. Ils pataugeaient sur les trottoirs inondés, ou vociféraient après un camion de secouristes qui, pressé, les aspergeait copieusement. Malgré l'interdiction des autorités locales, certains tentaient de braver les éléments, mais les chances de succès d'une telle opération restaient cependant assez maigres.
Seth marchait parmi eux. Il fendait la foule éparse et les rideaux de gouttes avec une détermination surprenante. Il coupait les rigoles glaçantes d'un pas ferme. Son jean lui collait aux mollets, mais il ignorait le froid et bravait les éléments. La capuche de son sweatshirt, rabattue sur sa tête, dissimulait un visage dur, presque furieux, mais aussi, d'une certaine manière, satisfait par une perspective encore inconnue.
Au contraire des habitants de Seattle, le jeune homme remerciait mille fois le ciel – littéralement – de lui envoyer des pluies torrentielles. Quelle aubaine, cette tempête. Chacun chez soi jusqu'à nouvel ordre, voilà une belle opportunité quand on souhaitait mettre la main sur une personne en particulier.
Durant la semaine précédente, ensoleillée du matin au soir, Seth s'était dégoté une chambre en périphérie de la ville. Retrouver ses anciens amis se révéla assez simple ; il suffisait de parcourir les réseaux sociaux dans le cyber café du coin de la rue pour apprendre le nécessaire. S'en était suivi un jeu de piste ; à l'instar d'un traqueur qui étudie l'environnement de ses proies, Seth avait espionné tantôt Kevin, tantôt Mary, afin d'en apprendre davantage sur leurs habitudes.
Au cœur d'une jungle urbaine constamment animée, on pouvait sans problème qualifier leurs vies de plates et inintéressantes. L'étudiante modèle et le raté de service, ni plus ni moins. Pas d'aventures trépidantes dans les bars, rien d'oiseaux de nuits volages, aucun vilain secret à dissimuler dans une ruelle sombre – quoique, à ce sujet, Seth trouvait à redire. Car la banalité de leurs existences en elle-même demeurait une insulte à la mémoire du jeune homme. Ceux qui lui survivaient écrivaient leur histoire sans un regret ni un regard en arrière. Aucune forme d'amende honorable, aucune tentative pour racheter une erreur cachée – en somme, aucune rédemption. La culpabilité n'existait simplement pas.
S'il n'avait pas entendu leur conversation dans son ancien appartement, Seth aurait pu croire que Mary et Kevin incarnaient l'innocente masse des moutons blancs, constitutive de l'humanité.
Les voir brasser ainsi un quotidien insipide mettait Seth hors de lui. Il enrageait de savoir que la vérité se trouvait si près, claquemurée derrière ces façades hypocrites. Plus ils feignaient la pureté, plus il les percevait comme des monstres aberrants et se persuadait de leur culpabilité – en ce sens, il demeurait humain au plus haut degré, par son entêtement et sa capacité à construire des obsessions parfois destructrices.
Ils étaient coupables, point. Il ne restait plus qu'à leur arracher la vérité – à l'extirper de force de leurs bouches mielleuses.
Le temps pressait. Dès que le déluge cesserait, les habitants de Seattle reprendraient leurs activités courantes. Mary et Kevin sortiraient de nouveau et ne seraient plus si aisés à confronter – sans compter que le côté cataclysmique d'une telle météo plaisait à Seth ; elle possédait cette coloration propre à rendre effrayantes les histoires de fantômes.
Le jeune homme lançait des regards à droite et gauche, à mesure qu'il approchait du domicile de son meilleur ami. Dans le journal, deux semaines plus tôt, il avait lu cet encart au sujet de l'explosion d'un appartement dans les beaux-quartiers – le sien. Une angoisse sourde l'habitait depuis. Il connaissait les sécurités du lieu, pour en avoir fait le tour ; impossible qu'une fuite de gaz ait causé autant de dégâts. Il ne restait donc qu'une seule possibilité : des poursuivants jusque-là invisibles cherchaient à le retrouver, et effaçaient derrière lui les traces de son passage.
Leur identité potentielle terrifiait le jeune macchabée. Le FBI ? La CIA ? La NSA ? La zone 51 ? Dans tous les cas, de quoi finir dans un vieux hangar du Texas, où on le disséquerait sur une table d'opération. Ses pires cauchemars refaisaient surface. Son esprit luttait pour ne pas sombrer dans la folie. Les visions qui l'avaient assailli au moment de son réveil revenaient à la charge. La nature précise de sa résurrection lui échappait toujours, et il ressentait un besoin naturel de connaître les causes et les conséquences du phénomène.
Seth se rassurait en songeant à l'étrange aptitude qu'il expérimentait depuis peu ; une capacité à passer inaperçu. Deux ou trois larcins dans des supérettes de quartiers confirmaient que son image n'imprimait pas les caméras, et qu'à moins de se manifester ouvertement devant une caissière, il pouvait quitter le magasin sans soucis. Jusqu'à un certain point, il embrouillait donc la technologie autant que le cerveau humain, comme si un mort devait impérativement être effacé, et que l'univers, par programmation rationnelle, s'attelait à compenser de son mieux un défaut de fonctionnement – une erreur.
Sans cette assurance d'exister sous le seuil des perceptions de l'homme, Seth aurait déjà filé jusqu'au port, où il se serait dissimulé dans la cale d'un navire afin de rallier un microscopique pays d'Amérique Latine. Mais le besoin de réponses dominait, à tel point qu'en marchant, le jeune homme ruminait le scénario qu'il préparait à l'intention de Kevin.
Seth savait qu'il le trouverait tranquillement assis chez lui, occupé à tout sauf à regretter ses actes. Un chômeur qui passait ses journées à se gratter les couilles devant du porno bas de gamme, piraté sur des sites fangeux, après avoir vécu quelques années dans la cave de sa mère. Le tableau pathétique se devinait sans même que l'on ait besoin de l'avoir sous les yeux ; un simple tour sur les réseaux sociaux suffisait.
Kevin habitait un petit appartement miteux, au huitième étage d'une vieille tour de banlieue. Ces bâtiments vétustes détenaient toutefois un avantage : l'escalier de secours. Il serpentait sur un de leurs flancs et y formait une excroissance métallique. Les architectes de l'urbanisme les cachaient en général dans une ruelle sombre, histoire de masquer la misère.
Sur celui devant lequel Seth s'arrêta, on distinguait à peine les caillebotis qui signalaient le palier des différents étages.
Le jeune homme, avide de vengeance, s'agrippa aux barreaux qui pendaient dans le vide et tira sur ses bras pour se hisser jusqu'à la première plateforme. A partir de là, il dut faire preuve d'une extrême prudence afin de ne pas glisser sur les marches détrempées ; il préférait que le voisinage ne soit pas alerté de sa présence, sans compter qu'il ignorait les conséquences d'une telle chute sur son organisme. Les vieux bouts de métal grinçaient et cliquetaient, mais le martellement de la pluie battante couvrait ses pas.
Après plusieurs minutes à jouer les équilibristes, Seth parvint à la fenêtre crasseuse du huitième étage. Elle ouvrait sur un petit salon étouffant. Dissimulé sous un amoncellement de vêtements sales, un canapé à la couleur indéterminable laissait dépasser d'entre ses coussins des objets divers et variés, allant de l'aliment périmé aux préservatifs très usagés. Un écran plat irradiait une grande partie de la pièce ; la lumière blafarde donnait à ce spectacle un air lugubre. La sono, poussée à fond, faisait trembler les vitres et soulevait l'épaisse couche de poussière déposée sur les meubles. Relié à la télévision par le cordon d'une manette de jeux vidéo, le stéréotype de l'être humain pitoyable se vautrait dans sa fange en sous-vêtements.
Kevin s'excitait sur son jeu en poussant des cris de bête enragée. Parfois, il remettait en place ses testicules dans son caleçon ; il grattait au passage son paquet avec une élégance digne d'un singe primitif. Il reniflait ensuite ses doigts et paraissait se délecter de son odeur virile – sûrement une manière de se convaincre qu'une absence prolongée de contact avec un pain de savon le rendait masculin au possible.
Un klaxon résonna depuis l'avenue. Ce parfait représentant des rebus de l'humanité tourna machinalement la tête vers de la fenêtre. Seth se réfugia en vitesse dans l'angle mort du palier métallique ; il priait pour ne pas avoir été découvert – un vieux réflexe. Les bruitages de la console reprirent, et il souffla, pourtant conscient qu'à moins de hurler en dansant la gigue tout nu, on ne s'apercevrait pas de sa présence.
Le jeune homme recouvra son calme et se concentra sur son objectif : faire avouer son crime au porcelet qui braillait dans la pièce voisine. Il examina la fenêtre, afin de déterminer le meilleur moyen d'effectuer une entrée spectaculaire. Malheureusement, elle ne s'ouvrait pas de l'extérieur. Seth avait espéré que les fenêtres d'un vieil immeuble comme celui-là céderaient facilement sous la pression, mais elles étaient épaisses et solidement encastrées. Il pouvait toujours briser celle-ci carreau par carreau, mais cela laisserait à Kevin le temps de s'enfuir.
Le jeune homme enrageait. Il s'imaginait mal sonner à la porte, l'air de rien, en brandissant une petite boîte de chocolats. Pranked, tu t'es foiré mon gars, j'suis toujours vivant ! Allez, on s'est bien marré, maintenant avoue que tu m'as fait un sale coup ! La scène serait cocasse, très certainement, mais peu propice aux aveux.
Seth regardait la figure trouble de Kevin, si proche et inaccessible. Sous les cascades de pluie qui dégringolaient du toit, il marmonnait dans sa barbe et se retenait de frapper contre le mur. Il serra les poings et tenta de refouler sa rage, son envie de passer à travers la fenêtre pour saisir son ancien ami à la gorge et le secouer jusqu'à ce qu'il crache le morceau.
Alors qu'il fulminait intérieurement, une paralysie s'empara du corps de Seth. Il se raidit soudain. Un froid inexplicable colonisa ses membres en un instant, partant de la chevalière qui irradiait à son annulaire droit. Sa vision devint floue. Un vertige embruma ses sens, au moment où son cerveau expulsait son esprit d'un coup sec.
Libre, léger, Seth flottait, perdu. Autour de lui, le monde se distordait, les barrières n'existaient plus. Une obscurité nébuleuse enveloppait la réalité. Un étrange phénomène acoustique emplissait l'air ; de mystérieuses vibrations secouaient l'espace, comme celles que devait ressentir au moindre bruit un poisson prisonnier dans un aquarium.
Le jeune homme s'avança en direction d'un épicentre magnétique. La silhouette de Kevin se dessinait, plus nette que le reste. La vie qui l'habitait le rendait lisible, appréhendable par rapport à l'univers inanimé des objets. Le canapé se distinguait à grand-peine, noyé dans l'épaisseur de cet étrange univers psychotrope.
Seth tendit la main dans l'espoir d'atteindre sa cible ; il craignait que, comme le reste, elle ne soit qu'une sorte d'illusion éthérée à travers laquelle il passerait – preuve qu'il lui restait un peu de cohérence dans cet instant d'incompréhension totale.
Un obstacle invisible arrêta son mouvement. Sa paume heurta une surface inexistante, plane, froide, qui se dressait devant lui. Kevin bougeait et hurlait contre sa console sans que ses mots ne percent l'étrange silence peuplé de sons assourdis ; il gesticulait en ignorant qu'à moins d'un mètre, un danger le guettait.
Toujours sous l'emprise de ses émotions – rage, frustration, désir – Seth cogna contre l'invisible mur. Cette pulsion sauvage, née de sa fureur, fissura l'espace. Face à lui, semblable à un miroir que l'on cogne, la réalité se diffracta. Un réseau de fissures verticales se forma ex nihilo. Le visage de Kevin fut fragmenté et parut tout à coup plus accessible. Seth cogna derechef. Sa main invisible, irréelle sur un plan physique, passa au travers de la barrière et disparut. Suivant son instinct, il enfonça son corps entier dans la résistance.
Sous les yeux ébahis d'un Kevin en pleine partie de jeu de guerre, l'espace derrière sa table basse se replia soudain sur lui-même. La fine couche de verre dimensionnel forma, éclat après éclat, la silhouette encore incertaine d'un corps qui s'extirpait du vide – une entité miroitante sur laquelle la lumière venait peu à peu se poser. Cette forme naissante ressouda ses centaines de facettes ; son corps devint lisse, se colora, se couvrit de multiples détails, jusqu'à devenir la parfaite reproduction de Seth Larkin, revenu d'entre les morts pour hanter celui qu'il croyait être son meurtrier.
Le pauvre bougre resta immobile, bouche bée. Ses doigts continuaient d'appuyer machinalement sur les boutons de sa manette, alors que sa partie importait peu, à présent.
Seth paraissait légèrement désorienté. La transition le perturba. Cependant, il se ressaisit vite, bien décidé à ne pas laisser passer sa chance ; l'heure des questions viendrait plus tard. Il risqua un pas maladroit, puis un suivant, jusqu'à se tenir au-dessus de son ancien ami.
Kevin bafouilla. Son regard passait successivement de l'apparition face à lui à la bouteille de whisky bon marché posée sur la table. Il leva son bras, dans un effort apparemment surhumain, et pointa un doigt tremblant vers Seth.
– Im-p-p-possible. Tu ne p-peux pas... Tu n'es pas réel ! Un fantôme ! Au secours !
L'empâté se leva pour fuir, mais l'apparition l'empoigna par l'épaule et, d'un geste ferme, le renvoya au fond de son canapé. Réel ou non, il conservait la force qu'il possédait de son vivant, et peut-être même plus.
– Qu'est-ce que tu veux ? demanda Kevin à celui qu'il prenait pour un spectre.
Seth se pencha lentement, jusqu'à ce que ses bras puissants se positionnent de part et d'autre de sa victime. En son for intérieur, il jubilait. Dans les yeux de Kevin, il devinait la peur qu'il lui inspirait, et il en tirait une forme de joie perverse, même s'il ne souhaitait pas réellement en arriver à une forme de violence quelconque. Le jeune homme prononça sa demande d'une voix sourde, presque d'outre-tombe, pour se rendre plus effrayant encore.
– Je suis revenu d'entre les morts pour entendre ton aveu, n'est-ce pas évident ? Alors avoue ! Confesse l'horrible chose que vous m'avez faite, avec Mary.
Les yeux de Kevin s'écarquillèrent démesurément. Il se recroquevilla et couina comme un porcelet.
- C'était un accident, hurla-t-il. Personne n'aurait pu l'éviter ! Tu es mort... Mort... Les morts restent morts... Tu n'es pas vraiment là ! J'ai trop bu, encore, et j'hallucine... Oui, c'est ça, une hallucination... Pas réel... Idiot... Rien fait... Pas coupable...
Le prétendu spectre saisit le menton de Kevin dans sa main, enserra sa mandibule dans une poigne d'acier et le fixa. A cet instant, ses yeux, légèrement plus verts qu'à l'accoutumée, vacillèrent et prirent l'aspect miroitant, fragmentaire, qu'ils possédaient une ou deux minutes auparavant. La main de Seth subit à son tour le contre-effet. Il se sentit rappelé en arrière et peina à contrôler le phénomène qui l'avait projeté dans l'appartement. Il ignorait le pourquoi du comment, mais pressentait que son temps sous cette forme touchait à sa fin. Il grommela un « pas encore » qui dévoila sa faiblesse momentanée.
Kevin profita de la vulnérabilité de son tortionnaire pour lui envoyer un puissant coup de talon dans l'abdomen. Le jeune macchabée s'étala sur la table basse ; il convulsa et s'échina à demeurer tel qu'il était. Plusieurs parties de son corps refluaient dans l'autre dimension – faute d'un meilleur mot pour nommer l'étrange sensation de flottement – et il les ramenait de force dans celle-ci, avec une difficulté croissante.
Le malheureux qui l'avait mis au tapis, par chance sans doute, se précipita vers la porte en appelant à l'aide et en gémissant comme un cochon poursuivit par le boucher.
Seth, qui roulait sur le sol et reprenait de son mieux le contrôle, fut soudain envahi par une douloureuse intuition. Une impression de danger imminent lui hérissa la nuque. A demi-rampant, il se précipita cahin-caha dans la salle de bain crasseuse, à l'instant où un hurlement strident retentissait dans le couloir, non-loin de la porte d'entrée. Il écoutait ses entrailles, et s'en félicita quand il vit Kevin revenir dans le salon, plus acculé qu'un gibier le jour d'une battue à l'imbécile.
Caché derrière la porte entrebâillée, Seth se risqua à élargir son champ de vision. Un autre homme entra dans la pièce. Grand, il portait un sweat à capuche dont les manches déchirées permettaient de contempler sa carrure imposante. Un jean et une paire de rangers boueux aux lacets craquelés complétaient cette tenue de maraudeur des bas-fonds. Ses bras nus révélaient une musculature certaine, recouvertes de tatouages qui, à première vue, s'apparentaient à ceux des militaires. Un aigle, un serpent, ainsi qu'une ménagerie complète se perdaient dans les ramifications d'un arbre ; les branches, tantôt réalistes, tantôt en arabesque, partaient du bout des doigts et remontaient jusqu'à disparaître sous les vêtements.
Kevin cria derechef. Il s'essaya un instant au courage, mais un crépitement l'en dissuada immédiatement. Seth l'entendit tomber à terre et hurler de douleur. Une odeur de brûlé lui parvint. Un tiraillement, derrière son estomac, paralysait le jeune homme. Il ferma les yeux et s'évertua à reprendre l'emprise qu'il avait sur ce corps sorti de nulle part. La peur ne facilitait pas les choses, ni la voix rauque qui couvrit soudain les cris de son ancien ami.
– Où est-il ? Je sais qu'il est ici.
Le ton suave de son agresseur contrastait avec sa voix d'outre-tombe. On aurait cru à un ours imitant un serpent. Kevin s'étouffa en bafouillant. Un nouveau crépitement, proche de l'explosion. Le malheureux hurla qu'il ne savait pas, il le jura sur tous les dieux que son faible esprit envisagea dans l'instant.
– Allons, montre-toi mon garçon, lança le tatoué à la cantonade. Inutile de te cacher... Tu ne voudrais pas que ce pauvre type ait des ennuis à cause de toi quand même ? Ou peut-être que si, pathétique comme il est ?
Seth sentit l'angoisse monter encore d'un cran. Cela confirmait ses pires craintes ; on le traquait bien depuis un moment, et cet homme venait pour lui. Pas le temps de songer à de potentiels employeurs, un nouveau crépitement accentua les hurlements de Kevin, et attisa la peur du jeune homme. S'il tue l'autre nigaud, songea-t-il, je peux dire adieu à mes réponses !
Kevin appela à l'aide. Ses paroles se perdirent dans une énième salve de... De quoi au juste ? L'odeur de charbon se faisait plus prégnante à chaque bruit. Seth se pencha pour en voir davantage, mais impossible sans trahir sa présence.
Son tortionnaire éclata de rire.
– Je sais que t'es ici, gamin ! Je sens ta présence, de la même manière que tu devines la mienne, au fond de tes entrailles. Allez bon dieu, montre-toi ! Ne joue pas avec ma patience, elle a ses limites !
– Il... est... sûrement... parti... cracha Kevin en suffoquant dans son coin. Il est sorti... de...
Ce dernier revint dans le champ de vision de Seth. Ses sous-vêtements fumaient sur lui, troués de partout. D'immenses plaques rouges recouvraient sa peau, certaines à vif, d'autres sur le point de former des cloques. Une partie de ses cheveux, très courts de base, n'existaient plus, remplacés par une chair noircie. Il rampa en direction de la porte. L'homme posa un pied sur lui en ricanant.
– Puisque tu ne me laisses pas d'autres choix, gamin, j'y suis contraint. Tes réponses sont là, sous ma botte. Dis-leur adieu !
Un éclat incandescent naquit dans la paume de l'agresseur. Un trait brûlant traversa l'espace et frappa Kevin en plein dans le dos. Ventre à terre, ce dernier hurla, puis se tut. Il regarda en direction de la salle de bain et, alors qu'il rendait l'âme, il eut pour dernière vision le visage horrifié de Seth. Le corps de Kevin s'embrasa, l'air tremblota sous l'effet de la chaleur, la température monta en flèche, jusqu'à ce qu'il ne reste du pauvre garçon qu'une forme noircie, pétrifiée dans la cendre, à l'instar des victimes de l'antique Pompéi.
Dans un sursaut d'humanité, Seth se précipita hors de sa cachette et se précipita vers Kevin, déjà disparu. Il en aurait presque pleuré de rage, s'il n'avait pas dû serrer les poings pour s'obliger à conserver une certaine contenance – au sens propre du terme. C'en était fini du meilleur ami et des secrets qu'il emportait désormais dans l'au-delà.
– Je préfère ça, quand même, susurra la voix dans son dos. Content de te voir enfin en chair et en os, gamin.
En chair et en os. L'expression interpella Seth au moment où il faisait volte-face. De par sa position dans la pièce, il remarqua un détail fondamental qui échappait au pyromane ambulant. Derrière la fenêtre, celle-là même qu'il avait souhaitée ardemment traverser, il aperçut une chose qui bouleversa une fois encore son sens commun et sa raison.
Lui, Seth Larkin. Debout. Ici et là. Dans le salon, agenouillé près des restes de Kevin. Sur le caillebotis, à l'extérieur, exposé à la pluie et au vent.
Son corps était dissimulé dans l'angle mort de la fenêtre, ce qui le protégeait encore du danger immédiat. Il se voyait, raide, figé, sûrement froid comme la mort, marmoréen au possible. Ses yeux, deux gemmes vertes aussi étincelantes que celle de sa chevalière, perçaient l'obscurité relative et les rideaux diluviens.
Seth dissimula de son mieux son trouble, tandis que son esprit digérait difficilement l'information : il existait bel et bien dans deux endroits à la fois. Il n'eut toutefois pas le loisir de chercher une explication et se contenta d'ajouter ce phénomène sur la liste des questions sans réponse, juste après le retour d'entre les morts.
Le pyromane suivit son regard et constata son trouble. Seth redirigea alors son attention vers lui, pour le détourner de ce qu'il présumait être sa véritable enveloppe charnelle – celle vers laquelle l'autre forme essayait de revenir depuis un moment.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il à la hâte. Que me voulez-vous ? Pourquoi est-ce que vous êtes là ? Et comment... ?
Il se releva en désignant Kevin du regard.
– Voyons mon garçon, tu connais déjà la raison de ma présence : t'es spécial, tu t'en doutes, n'est-ce pas ? Un mort qui circule parmi les vivants, ça n'est pas chose courante.
L'inconnu chercha à prendre une expression qui se voulait sans doute bienveillante, en vain. Sa physionomie n'avait décidément rien de rassurante.
Ses traits asiatiques ne permettaient pas de lui donner un âge précis – autour de la quarantaine, peut-être un peu moins. Imberbe et chauve, ses tatouages remplaçaient sa pilosité. Hormis autour des yeux, cet homme avait transformé son corps en œuvre d'art, tantôt classique, tantôt néo-impressionniste, cubiste, ou encore abstraite. Les dessins s'empilaient, se superposaient, tant et si bien que l'on distinguait toujours plusieurs formes et plusieurs images – comme chez leur propriétaire, à la fois mielleux et terrifiant.
– Vous aussi, vous êtes mort ? lança Seth sur un ton de défi, mais qui laissait entendre une certaine curiosité.
Le pyromane hocha la tête.
– T'as peur, rien n'est plus normal. Tu dois être désorienté, ton réveil est récent, ta transition aussi. Tu vas t'habituer à ce paradoxe : à la fois mort et vivant. Humain et...
L'inconnu s'interrompit. Frustré, Seth décida d'obtenir de lui les réponses qu'il espérait de Kevin.
– Et quoi ? Monstrueux ? Anormal ?
– Divin ! Magnifique ! Tu n'as pas encore effleuré ton potentiel, tu n'as pas la moindre idée de ce dont tu seras bientôt capable, sous la houlette d'un maître – d'un guide.
– Vous, je suppose, railla Seth. On se croirait dans un mauvais film de série B, pitié. Vous ne serez pas mon maître, et je n'ai rien d'un padawan ! Alors remballez vos effets spéciaux, il est hors de question que je devienne ça ! s'exclama-t-il en pointant le corps carbonisé.
Visiblement peu patient, le pyromane serra les dents et grogna :
– Tu ne comprends pas encore. Ce type n'était rien d'autre qu'un déchet, sa vie n'importait pas plus que celle d'un cafard. Quand on s'élève au rang de dieu, que l'on mérite les louanges, les prières, la myrrhe et l'encens, on ne doit pas se préoccuper des insectes.
Emporté par son prosélytisme, il s'avança vers Seth, décidé à s'emparer de lui, de gré ou de force :
– On m'a donné pour consigne de te ramener, alors tu viendras avec moi, même si je dois te traîner hors d'ici comme un vulgaire sac de viande.
Il saisit le jeune homme par le bras, mais celui-ci se débattit et le repoussa. La poigne de l'inconnu lui serra alors le poignet, qui se délita sous ses doigts ; la forme miroitante et éclatée refit surface, remplaça la peau, la chair, le membre entier. Spectrale, la main de Seth échappa à son adversaire qui, surpris, ne réalisa pas tout de suite ce qui allait suivre. Seth profita de l'instant inespéré pour lui envoyer un magistral coup dans le thorax.
L'inconnu tomba à la renverse et, quand il se releva, ses prunelles irradiaient. Une flamme incandescente les éclairait de l'intérieur, leur donnant un aspect rouge vif. Ses tatouages parurent s'animer tout à coup ; de noir, leur encre vira à l'écarlate, rappelant les rigoles de lave qui serpentent le long des volcans, au moment de l'éruption. La température grimpa d'un seul coup. L'air vacilla sous le coup des ondes de chaleur brute qui émanaient dans cet homme. La chair de ses bras devint diaphane, alors qu'il concentrait en eux une puissante vague incendiaire. L'oxygène se raréfia. Sa victime commençait déjà à vaciller, affectée par la fièvre ambiante.
La main du pyromane s'enflamma. L'effet s'étendit bientôt à son avant-bras complet, jusqu'au biceps, sous le regard tétanisé de Seth, qui n'en croyait pas ses yeux. L'agresseur esquissa un mouvement dynamique en direction de ce dernier. Une langue de feu s'étira. Elle s'apprêtait à frapper le jeune homme au moment où, dans un accès de terreur, il libéra d'instinct le point de tension derrière son estomac.
En un éclair, il reprit l'apparence d'une silhouette cristalline, qui se résorba dans le vide d'où elle était sortie.
Le passage par l'étrange dimension psychotrope ne dura qu'une microseconde. Seth fut rappelé vers la source de son étrange pouvoir – la chevalière, dont l'aura nimbait discrètement l'occupant du caillebotis.
Si une brûlure avait divisé le corps et l'esprit, un froid intense les ressouda lorsque la conscience de Seth réintégra la réalité charnelle. L'emprise paralysante reflua jusque dans le bijou, à son annulaire. Celui-ci reprit alors l'aspect d'une élégante antiquité, aussi innocente que n'importe quelle autre.
Un flux d'air bouillonnant pénétra dans les poumons collés par le manque d'activité. La trachée de Seth le brûla. Les carreaux de l'appartement de Kevin ondulaient sous l'effet de la chaleur. De l'autre côté, le pyromane montait en tension, énervé par la résistance qu'on lui opposait. Personne ne le fuit ! Personne ne lui échappe !
Par instinct, Seth sauta in extremis par-dessus la rambarde, au moment où le mur explosait. Une onde de chaleur lui rasa le dos, mais il échappa de justesse à un sort bien pire – du moins le pensait-il, jusqu'à ce que son corps percute le sol, huit étages plus bas.
L'atterrissage fut rude. La colonne vertébrale craqua en plusieurs endroits. La nuque se rompit sous le choc. Le corps rebondit comme une pauvre poupée de chiffon bringuebalée par la gravité.
Un instant d'inconscience céda la place à une indescriptible douleur. Seth ressentait la souffrance de ces pantins désarticulés avec lesquels jouaient les enfants. Aucun mouvement possible. Etendu dans la ruelle, au pied de l'escalier de service, il subissait.
Peu à peu, alors qu'il retrouvait ses facultés mentales, dans un univers qui lui paraissait illogique au possible, une horrible réalité percuta le pauvre garçon. Sur le dos, dans un état qu'aucun homme vivant n'aurait pu endurer, il comprit l'étendue des conséquences de sa résurrection. La mort n'avait rien d'une transition à laquelle il avait accidentellement échappée ; il s'agissait davantage d'un statut irréversible dans lequel il se trouvait piégé. Par conséquent, Seth Larkin ne parvenait plus à mourir – et il n'y parviendrait peut-être plus jamais.
Le voilà paralysé sous une pluie de cendres qui se mêlait aux trombes d'eau, à réfléchir sur la vie, la mort, alors qu'au-dessus de lui, un autre appartement flambait. Il flottait dans l'air une horrible odeur de brûlé. Une épaisse fumée opacifiait tout et rendait la respiration difficile.
L'esprit de Seth voyait défiler devant lui une éternité. A quoi bon comprendre ? L'ubiquité, la mort, la chevalière, le pyromane... Ces images dansaient devant ses yeux. Elles s'agençaient pour former une fresque psychédélique sans queue ni tête. Allait-il rester là, brisé, jusqu'à ce qu'un bon samaritain tombe sur son cadavre ? Cadavre qui n'en était pas un, en réalité...
Seth en aurait ri, s'il avait pu bouger la mâchoire.
A vrai dire, il ne s'écoula que quelques secondes avant que les os du jeune homme ne commencent à se ressouder. Vertèbre après vertèbre, côte après côte, le corps se répara de lui-même. La nuque se ressouda, les pensées de Seth s'éclaircirent. Ses dernières écorchures se refermaient déjà tandis qu'il se relevait.
Alors, saisi par une innommable terreur, il prit ses jambes à son cou pour ne pas courir le risque d'un nouveau tête-à-tête avec le monstre au caractère inflammable. Nul doute que cet homme le poursuivrait jusqu'en enfer, si son maître lui en donnait la consigne.
* * *
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