Chapitre II
Lorsque l'inspecteur Sutton arriva sur les lieux, il les trouva sens dessus-dessous : des agents remuaient le bâtiment de fond en comble, pendant que leurs collègues interrogeaient plusieurs étudiants présents au moment des faits. La morgue s'avérait être l'endroit incontournable quand on travaillait dans les forces de police, mais tout de même, on entendait rarement des histoires pareilles. Le légiste n'en revenait toujours pas ; sa blouse froissée et les lunettes perchées sur le bout de son nez s'harmonisaient parfaitement avec le désordre de sa poignée de cheveux à-demi arrachés. Depuis des années qu'il gérait cet endroit, jamais il n'avait eu à déplorer pareil incident !
– Vous voulez dire que le corps s'est juste... échappé ? Comme ça, il est parti ?
L'inspecteur fixait le médecin, bien conscient de l'absurdité qu'il venait de dire. Ce serait quand même une première, un macchabé qui prend la poudre d'escampette.
– Le terme « échappé » ne convient peut-être pas tant que ça, lui répondit l'homme en triturant sa monture. Disons seulement que le corps n'était plus dans son sac ce matin.
L'inspecteur consulta le rapport qu'on lui tendait. Il le lut avec attention et hocha la tête en feignant de comprendre au moins une partie de ses informations incohérentes.
– Le cadavre a donc été livré hier soir, juste avant la fermeture. Après cela, les caméras de surveillance n'ont filmé personne, jusqu'à l'arrivée de vos élèves, ce matin.
Le médecin baissa les yeux, pensif autant que perturbé. Il savait bien que cette histoire n'avait ni queue ni tête, il n'avait pas besoin d'un balourd sous-diplômé pour le lui rappeler ; il ne lui demandait pas de comprendre, simplement de mettre la main sur le défunt manquant. Ses sbires en uniforme pourraient ensuite s'en aller, et lui avec.
– Etes-vous bien sûr qu'il y avait un corps dans ce sac, docteur ?
– Bien sûr, inspecteur ! J'avais tout vérifié hier soir. Je devais donner un cours d'anatomie à huit heures, ce matin. Mes étudiants étaient d'ailleurs avec moi lorsque nous avons découvert l'absence de notre patient. Si vous voulez les interroger...
Le policier l'interrompit, plutôt perplexe.
– Mes agents s'en chargent actuellement, mais je ne vois pas pourquoi... A vrai dire, je ne vois même pas pourquoi nous sommes là. Il n'y a pas eu de crime avéré, juste un mort qui a fichu le camp. C'est un simple cas de vol, un peu tordu je vous l'accorde, mais rien de bien phénoménal. Portez plainte, comme tout le monde.
Le légiste jeta un regard outré à l'inspecteur Sutton.
– Et vous représentez la police de Seattle !
– En effet, je suis inspecteur, ce qui signifie que j'arrête des trafiquants, des voleurs, des criminels, mais ma fonction ne prend pas en compte un cas d'évaporation de cadavre. Les erreurs administratives ne relèvent pas de mon domaine de compétence. Désolé docteur, votre problème là, c'est pas mon rayon.
– Il n'y a pas eu d'erreur administrative, riposta le médecin en détachant bien chaque mot, et jusqu'à preuve du contraire, je ne suis ni fou ni sénile ! Vous êtes bien content lorsque notre morgue autopsie vos cadavres ! Je vous rappelle que ce sont nos rapports qui font condamner vos malfrats, parce que nous mettons la main dans le cambouis, nous tripatouillons des organes, nous dépeçons, nous disséquons, nous analysons, nous extrayons... Votre rôle à vous, c'est de résoudre les mystères ! Le contribuable ne paye sûrement pas pour que vous passiez vos journées à siroter des bières dans votre commissariat !
L'inspecteur ravala sa fierté et leva les mains en signe d'excuse. Inutile d'envenimer la situation. Il ne devait en aucun cas s'aliéner la coopération des légistes, sinon son patron lui chaufferait les oreilles quand il rentrerait au poste. Mieux valait écouter cet homme en prenant un air concerné.
Le médecin remonta ses lunettes sur son nez d'un geste sévère. Sutton consacra donc un peu de son temps à ce cas, afin de donner satisfaction à son interlocuteur. Il posa les questions d'usage, sans grand enthousiasme – de toute manière, on ne le rémunérait pas pour aimer ça.
– Avez-vous des informations au sujet du corps ? demanda-t-il. Le nom ? La cause du décès ? Y avait-il des traces de drogues dans son sang ? Un quelconque indice qui justifierait la disparition de ce cadavre ? Il faut déterminer si quelqu'un avait intérêt à ce qu'on n'ouvre pas ce macchabé. Vous devez bien avoir un rapport au sujet de cet homme.
– Etrangement, le dossier a disparu en même temps que le corps. Mais heureusement, nous conservons une copie numérique pour chacun de nos clients.
Sutton lut la feuille fraîchement imprimée, en ignorant le caractère glauque de l'appellation client. Sans doute par déformation professionnelle, le légiste se sentit obligé de résumer le contenu exhaustif du document à voix haute, ce qui agaça son interlocuteur – il savait lire quand même, on apprend ça au cours élémentaire.
– Le patient se nommait Seth Larkin, vingt-quatre ans, en parfaite santé, si on excepte les blessures responsables de son état.
– Des antécédents avec la drogue ou l'alcool ? La cigarette peut-être ? demanda Sutton, pris au jeu de la verbalisation, même s'il avait toutes ces informations sous les yeux.
– Je me suis procuré son dossier médical, c'est la procédure lorsqu'on lègue son corps à la science. Je peux vous assurez que ce garçon était irréprochable sur le plan médical : pas la moindre petite maladie ces dix dernières années, ni aucune admission aux urgences, pas même un vaccin en retard.
– Et son métier ?
– Il travaillait comme entraîneur dans l'équipe de football de l'université de Seattle ; il était pompier le reste du temps. Encore quelques années et il devenait le gendre idéal.
– Les raisons de sa mort ?
– Un accident tout ce qu'il y a de plus banal, malheureusement. Un arbre au mauvais endroit, un virage trop serré, une vitesse très élevée. Le résultat n'est que trop bien connu. Je reçois des dizaines de cas similaires chaque semaine, et certains sont en plus mauvais état.
Le policier parcourut le dossier de haut en bas pendant plusieurs minutes, puis interrogea de nouveau le médecin.
– Il a été retrouvé au volant d'une voiture, c'est bien ça ?
– En effet.
– Avez-vous eu le temps de commencer à pratiquer une autopsie ?
Le légiste secoua la tête.
– Je n'avais aucune raison valable de le faire. Il n'y a rien de plus banal qu'un accident, malheureusement. De nombreuses côtes fracturées lui transperçaient les poumons, cela me paraissait cohérent. Ce pauvre garçon avait le thorax enfoncé, j'ai bien cru que je ne trouverais pas un cœur potable pour mon cours.
– Vous n'avez même pas fait de prélèvement sanguin pour des analyses approfondies ?
– Bien sûr que si ! C'est la procédure réglementaire ; les assurances l'exigent pour savoir si le conducteur était sous l'emprise de l'alcool ou d'un quelconque stupéfiant. Ils ne nous demandent pas de l'ouvrir, mais les tests sont obligatoires. Je vous enverrai les résultats dès que le laboratoire les aura effectués.
L'inspecteur acquiesça en signe de remerciement. Alors qu'il s'apprêtait à quitter la morgue, le médecin l'interpella de nouveau.
– Dîtes-moi, inspecteur Sutton, je me trompe peut-être, mais j'ai comme l'impression que mon cas de disparition vous intéresse, en fin de compte.
– Ce qui m'intrigue, docteur, c'est plus la mort que le mort.
Le policier fit demi-tour et montra à son collègue une ligne qui retenait son attention depuis plusieurs minutes.
– Docteur, à votre avis, pourquoi un jeune homme irréprochable serait mort au volant d'une voiture alors qu'il ne possédait même pas le permis de conduire ?
Laissant son collègue dans une grande perplexité, Sutton quitta la morgue, satisfait de sa réplique. Il venait de clouer le bec à ce vieux prétentieux ; il avait fait son boulot en pointant du doigt l'anomalie.
Ce n'était peut-être rien, un détail tout au plus, mais bon... Après tout, des tas de détraqués couraient en liberté dans les rues de Seattle ; des types que la mort excite, et force était d'admettre que ce garçon n'était pas un laideron, de son vivant. On retrouverait probablement la dépouille dans quelques jours, allongée sur une tombe, quand le malade aurait fini sa petite affaire – ou un truc encore plus répugnant. Au poste, à la pause café, les collègues racontaient des choses à propos de certaines sectes de survivalistes, dans les montagnes autour de la ville – un barbecue avec de la viande fraîche au menu, ça tentait plus d'un maboul, à coup sûr...
Dans cette affaire, il n'y avait rien de flagrant, seulement des petits détails insignifiants. Il suffisait donc de passer outre et de classer le dossier sans suite, de ne pas creuser pour rien surtout.
Quelles étaient les chances pour que soit autre chose qu'un coup tordu ? Mieux valait laisser l'anguille sous la roche, pour une fois. Seattle regorgeait de criminels bien plus dangereux qu'un pervers fasciné par la Faucheuse. Mais l'intuition de Sutton percevait trop d'éléments dérangeants pour ignorer cette enquête ; son flair lui donnait le sentiment qu'une chose énorme se dissimulait derrière ce cas minime, comme la montagne derrière le gravier.
Durant toute sa carrière, il n'avait jamais su faire abstraction de ces petits détails, alors pourquoi commencer maintenant ? Parce que t'es à quelques mois de la retraite, mon vieux Larry. Ta pension va enfin se débloquer et tu vas pouvoir emmener mémère aux Maldives. A toi la vie de rêve ! Elle disait vrai, cette petite voix intérieure ; autant passer outre l'instinct, à quelques mois de raccrocher, ça ne changerait pas grand-chose.
Mais en dépit de tous ses efforts, Larry Sutton ne pouvait pas mettre ses intuitions en sourdine – pas aussi facilement. Il avait travaillé dans la police de Seattle pendant plus de vingt ans ; il mettait toujours un point d'honneur à résoudre ses affaires, surtout quand un élément le turlupinait. Voilà comment on gravissait les échelons, selon lui ; par un travail consciencieux, qui n'accepte aucun doute et n'omet aucune piste.
Or, depuis qu'il était entré dans le sinistre bâtiment, une heure auparavant, il traînait une étrange impression derrière sa nuque. Il regarda autour de lui pour dissiper son doute, en vain. Personne aux alentours, et pourtant... L'inspecteur monta dans son véhicule et démarra en trombe pour semer au plus vite cette horrible sensation.
Malgré son regard encore vif, il n'avait pas remarqué la silhouette encapuchonnée, dissimulée dans une ruelle voisine. Personne ne la voyait, personne ne lui accordait d'importance, pas même les caméras de surveillance, a priori. Une silhouette anonyme. Un fantôme.
Un rayon transperça l'épaisse couche de nuages noirs et tomba sur l'inconnu. Celui-ci recula pour s'envelopper dans l'obscurité.
* * *
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