22. Faut-il que nous mourrions ensemble ?

Apolline ne comprenait par quelle magie elle arrivait encore à rester droite. Bloquée par quelque chose de plus grand qu'elle, elle ne pouvait que poser les yeux sur celui qui ne tenait plus sur ses pieds. Jean-François n'avait plus rien du marquis avide de grandeur et mené par ce charisme hors du commun qui le définissait. Là, il ne lui faisait plus peur. Au contraire. Etait-ce de la pitié qu'elle sentait au fond de son propre ventre ? Il lui rappelait tout ce qu'elle avait été, toute cette faible créature qu'elle croyait avoir laissé derrière elle. Elle revoyait sa colère et sa tristesse lorsqu'il avait compris. La douloureuse morsure de ses crocs et de ses étreintes. La folle passion qu'il avait fait naitre en elle.

Lui ne la lâchait pas des yeux. Elle lisait tant de soulagement dans ce regard bleu qu'elle avait autrefois aimé. Elle n'était plus mortelle et le charme du vampire n'avait plus d'impact sur son esprit enfin libéré. Pourtant.... Avait-elle fini par l'aimer autrement que dans le mensonge dont il avait paré sa vie ? Elle se sentait entière là qu'il apparaissait devant elle. Plus encore. Elle était soulagée mais tellement inquiète.

Mais elle ne bougeait pas.

— Monsieur Jean-François de Morangiès, notre cher enfant disparu, susurra le Prince, un amusement félin roulant dans la tessiture de sa voix.  C'est un plaisir que de vous voir enfin vous présenter à la cour. J'en aurais presque été déçu de ne pas vous avoir croisé avant.

Jean-François ne daigna pas même tourner la tête vers le vampire. Il ne quittait pas Apolline des yeux et, elle le sentait, tentait de lui offrir des mots qu'elle ne comprenait pourtant pas. Son esprit était muré dans un béton solide, enroulé dans une fumée opaque. Elle essayait. Elle luttait, se débattait. Les pouvoirs qui l'étreignaient étaient trop forts.

Le Prince se racla la gorge, obligeant le regard de la marquise à se tourner vers lui. Tous les autres semblables s'inclinèrent alors qu'il s'avançait, ses mouvements trop souples glissant sur le parquet ciré. Il s'approche d'Apolline et, alors qu'elle ne rêvait que de reculer, agrippa sa mâchoire de sa main gantée.

Le contact du cuir était désagréable, aussi glaciale que les blocs venus de Russie. Il crissa contre la peau de la vampire. Elle releva la tête, forcée par la poigne brutale du Prince. Il voulait plonger dans son regard. Sans un mot, il lui offrit un sourire carnassier qui ne la fit pourtant pas trembler. Elle avait l'impression d'être en son pouvoir, à sa totale merci. Son corps, encore, lui échappait.

Elle se tourna sans le vouloir jusqu'à Jean-François. Accrocha, les yeux ronds, sa peau de ses crocs dévoilés. Les autres ne la lâchaient pas du regard, sans aucun expression sur leurs visages de marbre. Ils n'étaient que des statues se gavant du triste tableau.

Apolline, le poignet ensanglanté, se mit à genoux devant Jean-François. Autour d'elle, comme dotée d'une volonté propre, les tissus de sa robe s'étiraient, formant les pétales d'une rose. Il la regardait, ouvrit la bouche. Leurs yeux se suffisaient à eux-mêmes. Se promettaient des choses que les mots n'auraient pu exprimer.

Elle posa la plaie contre sa bouche. Le sang, au début, roula contre ses lèvres. Il ne voulait pas. Se débattait contre le carmin envouteur. Fini par se laisser aller au parfum passionné. Elle grinça des dents lorsqu'elle sentit ses crocs se refermer autour de sa peau. Mordit dans sa propre lèvre alors qu'il se mettait à boire. Voulu l'éloigner lorsque la douleur l'entoura de ses bras glacés. Il faisait mal. Bien trop mal. Bien plus mal qu'elle ne l'aurait jamais fait.

Puis la souffrance s'arrêta aussi vite qu'elle avait commencé.

L'esprit d'Apolline, brusquement, était redevenu clair. Comme si le contrôle lui avait été rendu. Les fils à ses membres s'étaient coupés. Elle tourna les yeux vers le Prince. Il la toisait toujours de son air de prédateur, accroché aux lèvres ce sourire qui, elle le savait, finirait certainement par la hanter.

—Notre Jean-François favori aurait moins de mal à se déplacer maintenant...

Sur ses paroles, de légers rires émanèrent des vampires réunis. Certaines femmes cachaient sagement leur moquerie derrière un éventail. Elles se ressemblaient. Arboraient la même mouche au coin de l'œil, le même air charmeur et la même longue chevelure clairs.

Apolline leur offrit un regard noir, revenant à Jean-François. Elle lui offrit son bras, l'aidant à doucement se relever. Il chancelait. Où es-tu ? C'est de ta force dont j'aurais besoin maintenant... Mais la supplication n'était que mentale. Pourtant, dans le regard de son créateur, Apolline vit une nouvelle force grandir. Il se tenait plus droit encore lorsqu'ils se tournèrent vers le Prince. Malgré ses vêtements tachés, malgré les blessures persistantes sur sa peau, son air altier revenait, agrémenté de cette royauté qui avait tant effrayé la jeune fille lorsqu'elle était encore mortel. Jean-François avait l'allure d'un prédateur, identique à celle de ce Prince qui souriait toujours.

—Infante et Sire enfin réunis. J'en aurais presque la larme à l'œil si je le pouvais encore.

Il se parait d'une moue cruelle, trop brève qu'Apolline crut avoir rêvé.

— Mais... Nous ne vous avons pas réuni aussi pour vos retrouvailles, aussi touchantes puissent-elles être. J'aurais cru que vous lui auriez sauté à la gorge. Dommage... Un spectacle de plus dont ont été privées nos chères Furies, soupira-t-il.

Les vampires aux éventails cancanèrent, répondant à l'appel du Prince. Leurs yeux, moqueurs, brillaient d'une lueur mauvaise. Elles ressemblaient à des harpies, étranglées dans leurs suffisances. Sur un air triste trop faux, l'immortel reprit. Dans son regard à lui ne chantaient qu'une mélodie macabre. Ses mots, presque doux, hurlaient pourtant des mises en garde claires.

Son sourire disparu alors que son visage se parait du même marbre que celui de chaque semblable présent. Droit comme un I, il les toisait de toute sa hauteur. Sa voix sonna comme un glas lorsqu'il reprit enfin la parole.

— Evangeline de Morangiès, vous êtes par la présente accusée de complaisance avec l'ennemi. L'Ordre de Saint Michel vous a reconnu comme l'une des leurs, vous déclarant ainsi hostile à notre Assemblée. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

Le visage d'Apolline se glaça plus encore qu'il ne l'était déjà. Elle sentit, tout contre elle, les doigts brulants de Jean-François. Ils agrippèrent les siens, les serrèrent plus forts encore. Semblant lui offrir un courage qu'elle n'aurait jamais cru obtenir de cet homme qu'elle avait tant haï.

Elle se redressa à son tour de tout sa hauteur. Le Prince était grand mais elle soutient pourtant son regard, l'obligeant à baisser les yeux pour agripper le sien. Sur une brève pression, elle obligea la poigne de Jean-François à quitter la sienne. Libera ses doigts et son corps. Elle se mit en mouvement, ses talons claquant sur le sol. Durant une longue minute, la marquise garda le silence. Observant, un à un, tous les visages qui la jugeaient. Elle n'offrait aucun sourire, juste un regard glacé. Les Furies furent les seuls à le soutenir, de leurs iris plissées par les moqueries.

L'enfant n'en était plus une lorsqu'elle prit enfin la parole. Elle sentait, toujours, au creux de son cœur, la puissance de la Mère Supérieure. Comme si dieu, au milieu de tous ces êtres damnés, l'avait choisi elle. Elle qui n'était rien, elle qui n'était qu'une minuscule créature dans un univers dont elle n'avait aucun code. Peut-être lui importait. On était venu la voir, on l'avait élu. Et cela fit grandir, enfin, le même sourire prédateur qu'elle avait vu sur les lèvres du Prince.

—Je ne l'aurais peut-être pas fait si on ne m'avait pas arraché mon Sire. Si je n'avais été obligée de rester au milieu de moines à risquer ma vie. Pensez-vous que j'ai eu le choix de ce que je dois faire aujourd'hui ? Vous me jugez bien hâtivement, sur des seuls racontars dont je n'oserais demander la provenance. Vous ne m'avez pas même demandé alors que je suis la principale concernée par mes actions. Je vous ai cherché, il va de soi. Mais ne croyez-vous pas que c'était pour mieux comprendre qui j'étais ? Pourquoi j'étais, en l'espace d'une nuit, devenu un monstre responsable de la mort de ceux que j'avais un jour aimé ?

Elle tourna les yeux vers Jean-François à cette instant, lu dans ses yeux la douleur du souvenir. Simon n'était maintenant plus que l'ombre de son premier repas. Et cet enfant qu'elle avait porté, le fantôme d'un rêve qu'elle aurait voulu touché du doigt. Il lui avait tout pris en une nuit, par colère ou pas vengeance.

—Alors soit... Vous me voyez comme une ennemie. Je n'ai pourtant jamais demandé à arpenter la même route que vous.

Chaque mot faisait revenir, comme des gerbes sanglantes, les souvenirs de cette vie de mortelle qu'elle n'avait qu'à moitié vécue. Il lui avait tout volé. Sa famille, le Gévaudan. Son titre, le mariage dont elle aurait pu rêver. Son rôle de mère auquel on l'avait pourtant préparé toute sa vie. Plus encore. C'était ses espoirs que Jean-François lui avait arrachés.

Mais la colère était un pêché. Si Apolline blasphémait devant les vampires, elle ne voulait tâcher son âme d'aucune noire violence.

— Aujourd'hui, vous me jugez coupable. Je ne finirais peut-être pas cette nuit pour une faute que je n'ai pas commise. Vous pourriez faire de moi une arme au lieu d'un martyr pour leur cause. La première vampire à mourir pour l'Ordre, ria-t-elle, faussement. Ne voyez-vous pas l'ironie de la chose ? Même moi, qui n'en sait que trop peu, la décerne. Alors vous...

Elle se tenait désormais à nouveau devant le Prince, sa ronde des visages terminée. Apolline leva la tête, plongeant l'azur de ses yeux dans l'onyx du vampire. Il la toisait froidement, n'offrant pourtant dans son regard aucun expression autre que le givre.

— Mais soit. La décision doit déjà avoir été rendue. Vous ne m'auriez fait venir par tous les chemins détournées, accompagnées par une créature à moitié animale. Vous ne m'auriez pas montré l'étendue de votre puissance, cette ignoble charnier qui doit déjà pourrir vos âmes si vous n'aviez prévu de me faire disparaitre ce soir. J'aurais toute fois une question... Pourquoi offrir ce spectacle à Jean-François ? Pour le punir de m'avoir mis au monde ? Je pensais les vampires créatures libres loin des entraves du Tout Puissant. Vous créeriez donc vos propres chaines ?

Ce ne fût pas le Prince qui réagit aux mots de la vampire. Les chuchotements avaient repris, n'atteignant qu'à moitié celle qui soutenait avec tant de morgue le visage glacé de son vis-à-vis. Ils enflaient, chargés de colère.

Une demoiselle la fit taire avant les autres.

Apolline ne l'avait pas vu venir, pas même entendu. Elle sentit pourtant toute la violence du coup.  Sa mâchoire craqua. La douleur irradia dans tout son être, bien plus virulente que d'habitude. Disparue plus vite également, comme oubliée par son esprit alors qu'elle le sentait se voiler.

Devant elle, le feu aux creux de yeux, la toisait une brune incendiaire. Habillée à la garçonne, elle dévoilait des jambes fuselées, une taille menue serrée dans une ceinture de cuir souple et à son aine pendant une épée à la garde ouvragée. Sa crinière de boucle sombre aiguisait plus encore les traits secs de son visage. Elle ôta le gant avec lequel elle avait giflé Apolline sur le sol, la défiant de ses yeux bruns.

—Il suffit, grogna le Prince.

C'était la première fois qu'il laissait des émotions apparaitre.

Apolline en resta coite. Elle sentait revenir les fils autour de ses bras et le bâillon invisible qui muselait ses lèvres. Elle tenta de forcer, de passer outre la puissance imperceptible qui l'entourait. Se heurta à un mur de glace plus gelé encore que les froids hivers du Gévaudan.

—Evangeline.... Vous parlez beaucoup pour une nouvelle-née à peine éduquée. L'Ordre ne vous a pas choisi pour rien, ne prenez pas les vampires pour des idiots. Nous avons eu le temps de vous voir grandir, alors même que Jean-François n'a daigné vous présenter à notre cour. Votre progrès et vos échecs furent autant d'avertissements donnés aux progénitures des nôtres.  Vous ne faites pas partie de l'Assemblée. Nous ne jugeons pas seulement vos actes ce soir. Mais bien la potentialité de votre présence entre nos murs. Les vampires sont libres d'être des bêtes assoiffés de sang ou de suivre l'Assemblée en embrassant nos règles.

—Ce choix ne lui appartient pas.

La voix de Jean-François était comme un éclair dans les ténèbres, arrachant Apolline à la glace qui l'enserrait. Le Prince perdit du sourire que ses mots avaient fait naitre, de la flegme apparente de son visage. La vampire tourna les yeux vers son Sire, s'abandonnant à son regard.

Elle le retrouvait là comme elle l'avait autrefois connu. Stature de mousquetaire, yeux brillant de hargne, poings serrés sur une colère refreinée. Il avait ôté sa chemise, offrant à tous la vision des cicatrices de son torse. Il n'y avait pourtant plus de marques du soleil, comme si le sang de l'immortelle avait soigné les plaies plus profondes, ne laissant que les souvenirs de lames cruelles.

— Octave... Si tu comptes faire mon procès ce jour, Evangeline n'est pas concerné. Je ne vous ai pas présenté la sainte naissance de mon sang sacré, est-ce donc tant un crime ? Jugez-vous le fait que personne n'a cru bon d'aller sauver une enfant des griffes de l'Ordre ou que j'ai eu l'audace de transmettre mon sang sans mon nom ?

— Ferme là Marcus, siffla la vampire aux côtés du prince, posant déjà sur la garde de son épée ses doigts.

—Ou quoi Alienor ? répliqua Jean-François. Penses-tu vraiment que notre Prince te laisse me...

— Silence.

L'ordre claqua sans que le Prince n'eut besoin d'hausser le ton. Il ne regardait pas l'altercation entre les deux vampires, les yeux plongés sur Apolline. Une fois de plus, il avança dans la direction de l'immortelle. Une fois de plus il laissa ses doigts courir sur sa joue, descendant sur ses épaules pour atterrir au creux de ses reins. Malgré le frisson douloureux qui la fit frémir, cette dernière ne réagit pas, prisonnière des propres barrières qu'il avait apposé à son esprit.

—Votre combat de coq m'agace. Je suis certaine que notre petite Evangeline a plein de chose à m'apprendre. Jean-François, vous nous ferez le plaisir de déguerpir. J'ai à m'entretenir avec votre Infante. Après tout...

Sa main droite remonta jusqu'aux boucles de la vampire, les portant à son nez.

— Nous partageons le même sang et nous avons bien des choses à nous raconter.

Son ton s'était fait calculateur, presque charmeur dans l'âpreté raque de son temps. Apolline n'eut le temps d'offrir un regard à son Sire qu'elle était déjà arrachée aux mains du Prince, entrainée par l'homme à l'odeur humaine qui l'avait présenté à la cour.

— Je laisse cette soirée aux mains du Dauphin. Il est maitre jusqu'à mon retour. Buvez amis. Et surtout, amusez-vous.

Son air tranchait bien trop avec ses paroles, prometteurs de tourments et non de facéties. Les vampires le fixaient, leurs visages trop inexpressifs. Seules les Furies daignaient encore sourire, ayant baissé leurs éventails, dévoilant leur bouche de rose et leurs moues intrigantes.

Puis il emboita le pas à Apolline, sur un sourire dangereux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top