Chapitre 6

Chapitre VI

- Dal ? Je sors boire un verre avec Cléa. J'ai prévenu maman. Tu restes ici ?

Rose mettait son manteau en cherchant quelque chose dans son sac à main. Jasper, à moitié endormi, ne nous écoutait déjà plus parler, Lynn et moi.

- Oui. Je rentrerai plus tard avec Lynn.

- Faites attention sur le chemin du retour. Envoyez-moi un message quand vous arrivez. Bonne soirée, tous les trois !

Nous lui avons fait un signe de la main, alors que Jasper ouvrait un œil vitreux.

- Hein ? Ah, salut, Rose.

Puis, alors que ma sœur fermait la porte, il s'est redressé d'un coup sec, comme mu par un intérêt soudain.

- Nous sommes en train de planifier une tournée dans la région, avec le groupe !

J'étais toujours plus lente et moins expressive, mais Lynn a aussitôt réagi.

- Incroyable ! Où ?

Jasper a secoué la tête avec un grand sourire. Je l'avais toujours trouvé beau, mais sa passion le rendait encore plus attirant. De son teint bronzé à ses boucles folles en passant par ses yeux lumineux, il ressemblait à un feu qui projetait des étincelles autour de lui.

J'avais d'abord connu Jasper grâce à nos deux sœurs, inclues dans des projets d'école ensemble. Quand Cléa venait jouer à la maison et que ses parents étaient absents, elle emmenait Jasper avec elle pour ne pas le laisser seul. Il avait à l'époque un visage joufflu et une silhouette rondelette, bien loin du visage qui semblait sculpté dans un bloc de glace qu'il arborait aujourd'hui. Petit garçon timide, rejeté à l'école, loin d'être premier de la classe, souvent triste. Je n'ai pas la prétention de dire que je l'ai sorti de quoi que ce soit. Je l'ai aidé, oui.

C'est la musique qui l'a sauvé.

Jasper a touché une guitare pour la première fois quand il avait neuf ans, dans un cours d'initiation musicale dans le conservatoire de notre ville. Coup de foudre. Il était revenu la semaine suivante pour essayer le piano, la fois d'après la harpe, et ensuite la batterie. Il n'avait plus quitté cet instrument depuis, au grand désespoir de ses parents.

J'avais passé des heures à l'entendre bosser, et bosser encore, pendant que j'essayais d'écrire mes premiers poèmes sur les couchers de soleil et les animaux de mon jardin. J'avais essayé de développer une passion aussi dévorante que la sienne, alors qu'il enchaînait les représentations devant ses parents toujours plus fiers.

Notre réelle amitié est née en sixième où nous nous sommes retrouvés dans la même classe. Nous nous connaissions déjà bien avec nos sœurs, à présent, tout était différent. Les premiers mois ont été faits chacun de notre côté, avec des amis différents, des options différentes. Et puis en art plastique, ce fameux projet, où le prof nous a demandé de peindre nos rêves.

Un sujet bateau pour un prof en manque d'inspiration.

Nous avons été obligés de coopérer, nous qui ne nous connaissions qu'à travers nos aînées et nos passions respectives.

Il voulait dessiner une batterie, moi un calligramme. Il voulait peindre une partition et moi une plume.

Nous avions chacun formé des fleurs de peinture dans des palettes en plastique, sans nous regarder, même pas enthousiastes. Nous y avions trempé nos mains. Une couleur pour chaque doigt, du noir sur ma paume, du blanc sur la sienne. Et nous avions plaqué notre main l'une sur l'autre, avant de l'appliquer sur la feuille de dessin en face de nous. Des nuances de couleurs filandreuses sur le papier et des mélanges impromptus étaient nées deux empreintes aux longs doigts arc-en-ciel. Parce que nous voulions créer nos rêves, de nos mains, et que ces couleurs étaient nos inspirations, nos horizons, nos espoirs, qui, plaqués contre la paume de l'autre, donnaient des teintes nouvelles, des marques de rencontres et de personnes qui nous changent.

Nous avons eu huit sur vingt, la note la plus basse de la classe, et dans les couloirs du collège, nos deux mains, la sienne plus grande que la mienne, dominaient fièrement les violons, l'espace, les micros, et les trèfles à quatre feuilles de la classe.

Nous avions toujours gardé cette idée au fond de nous, sans jamais en reparler, la certitude que nous nous étions changés l'un l'autre au cours de ces années, que l'avenir se façonne de nos choix.

Jasper et moi nous sommes reparlés le lendemain, le surlendemain, nous sommes assis à côté en français, en musique.

Les années ont passé. Ma plume s'était déliée en même temps que mes mots, soufflés par une muse invisible. Sa passion s'était déchaînée. A mesure que les mois passaient, je voyais l'étincelle de ses yeux rayonner quand il décidait d'apprendre la guitare, le piano, quand ses boucles miel poussaient devant ses yeux en l'aveuglant alors qu'il battait la mesure de coups de menton dans le vide. Je voyais le muscles de ses bras grossir alors que les années défilaient, ses traits changer. Il me voyait grandir, devenir aussi silencieuse que mes mots devenaient vivaces, prenants. Il me voyait devenir une femme et je le voyais devenir un homme.

Aujourd'hui, Jasper avait dix-sept ans. Un succès avec son groupe dans tout le lycée, des boucles en désordre tranchées par des yeux d'une incroyable lueur mordorée, des opportunités uniques avec ses amis, un sourire plus rayonnant de jour en jour.

Sa passion ne l'avait jamais quitté, pas une seconde, pas plus qu'il n'avait un jour douté de son appartenance à ce monde, à cette musique, à ces vibrations qui pulsaient en lui dès qu'il jouait d'un instrument, à ces frissons qui couraient sur son épiderme quand il entendait résonner autour de lui la moindre note.

La fierté emplissait chaque fibre de mon être alors que je le regardais, lumineux, décrire les détails de sa tournée.

Jasper avait de la chance, et il la méritait.

- On joue encore samedi prochain à l'Orion, vous serez là, hein ?

- Oui, a assuré Lynn alors que je me contentais de hocher la tête.

Parce que Jasper savait que je viendrai.

Jasper prenait sa douche, et Lynn s'était endormie. A part les sifflotements de mon ami, la maison était très calme. Je me suis levée. J'ai appelé ma mère. Nous allions rester dormir ici ce soir.

Cette soirée, que j'aurai aimé passer avec Rose, ne s'était pas du tout déroulée comme prévu.

Même mon objectif de parler à Sephir était tombé à l'eau.

Mes poings se sont serrés alors que mon regard tombait sur Lynn, étendue dans la pénombre des guirlandes lumineuses de Jasper, seules sources de lumière dans la pièce.

Savoir que mes deux meilleurs amis désapprouvaient fortement mon intérêt pour Sephir me rendait malade.

Parce que je me sentais protégée, et je détestais ça.

Ne pas avoir ma mère à la maison souvent, laisser ma sœur partir, tous ces événements avaient fait de moi quelqu'un d'aussi indépendant que d'attaché à Jasper et Lynn. Même Reyan faisait partie intégrante de ma vie. Tous ces gens étaient ma famille. Au même titre que Rose, que je ne voyais jamais, au même titre que ma mère, dont la présence était loin d'être indispensable.

Mais j'avais l'impression d'être couvée.

J'avais besoin d'eux, oui, mais pas de cette façon.

Et mon instinct me disait de traverser ce foutu couloir.

En moins de deux, j'étais devant sa porte. Encore un coup frappé, et sa voix parvenait jusqu'à moi. Encore un instant, et j'étais dans sa chambre.

Il s'attendait à voir quelqu'un d'autre, ou alors il me trouvait changée. Toujours était-il que ses yeux se sont écarquillés quand il m'a vue sur le pas de la porte. J'ai croisé les bras sur ma poitrine pour cacher le tremblement de mes main.

- Oui ?

- Je te dérange ?

- Non. Enfin... j'allais partir.

- Je viens avec toi.

- Ah ?

Il a haussé un sourcil moqueur, qui le rendait profondément narquois, et il s'est détourné.

- Ta sœur a l'air d'être quelqu'un de bien.

Il a haussé les épaules, comme si au fond, il n'en avait rien à faire.

- Elle a des choses à dire, elle, ai-je grogné.

- Pardon ?

- Rien.

Il était glaçant, tout à coup. Il s'est assis sur son lit pour enfiler ses chaussures, masses de cuir et de lacets, et a attrapé sa veste en cuir noir qui pendait contre la porte de sa salle de bain.

- J'étais sérieuse quand je disais vouloir t'accompagner, ai-je ajouté alors qu'il ouvrait la porte.

Il a coincé une cigarette entre ses lèvres, avec un demi-sourire, qui a, très étrangement, illuminé seulement la moitié de son visage, alors que l'autre semblait d'une nonchalance morte.

- Ça ne plairait pas à Jasper.

- Je n'ai pas besoin de son accord.

Encore une fois, il a haussé les épaules. Il a traversé le couloir, descendu les escaliers, passé la porte d'entrée sans dire un mot. J'ai eu tout juste le temps de saisir ma veste sur le portemanteau avant de le suivre en refermant la porte derrière moi.

Le froid a refermé ses bras autour de moi une seconde plus tard. J'ai serré les mâchoires pour ne pas claquer des dents, et il a continué de marcher jusqu'à une moto garée à l'extérieur de la propriété.

- C'est la tienne ?

Il a simplement hoché la tête, et m'a tendu le casque.

Je portais une robe, une simple veste. La perspective de ce voyage semblait soudain bien dangereuse.

- Tu en as un deuxième ?

- Non. Prends-le, de toute façon on ne va pas loin.

Je commençais déjà à regretter, et pourtant, j'ai obéi. J'ai envoyé dans mon dos ma tignasse de boucles pour pouvoir enfiler le casque, puis j'ai lissé le devant de ma robe, alors que Sephir prenait place sur la moto. Je me suis installée derrière lui.

- Prête ?

Non. Clairement pas. C'était terriblement imprudent.

- Prête.

- Accroche-toi.

Mes mains se sont faufilées autour de ses hanches pour l'agripper fermement. Il n'a pas bronché. Son odeur de tabac et de parfum était encore plus violente, d'ici.

Il a démarré.

Instinctivement, j'ai raffermi ma prise, et, aussitôt, tous mes doutes se sont envolés.

Le paysage noir et gris défilait autour de la moto sans réel impact sur le temps. J'avais l'impression de décoller. Ce n'était pas la première fois que je montais sur une moto, en revanche, c'était la première fois que je ressentais un trajet avec autant d'intensité. Je présumais que nous allions à l'Orion. Mais, au fond, je n'en savais rien.

Et le laisser me guider m'allait très bien.

La petite voix qui braillait mon insécurité à mes oreilles s'est vite tue, à mesure que je laissais l'air frais gifler mon corps. En effet, nous sommes vite arrivés, et en effet, c'est l'Orion qui s'est détaché dans la nuit. Je suis descendue de la moto et je lui ai rendu son casque sans un mot, en secouant mes cheveux dans mon dos.

Ce soir-là, apparemment, il n'y avait pas de fête. L'ambiance était beaucoup plus calme que d'habitude. Les lumières étaient toutes allumées, à l'intérieur, et une trentaine de jeunes discutaient entre eux. J'ai repéré Reyan au bar, qui parlait avec Tobias. Comme Sephir ne prononçait toujours pas le moindre mot, j'ai décidé que ce serait une bonne idée d'aller dire bonjour.

- Je vais saluer un ami.

Je ne savais même pas s'il m'avait écouté. Comme il n'en avait probablement rien à foutre, je ne l'ai pas attendu.

Reyan était en plein débat avec Tobias. Je les ai interrompus alors que Tobias allait jeter son argument suivant.

- Bonsoir vous deux. Qu'est-ce qui se passe ?

- Les parents de Reyan veulent qu'il reparte en Irlande, a lâché Tobias en croisant ses bras musclés sur son torse. Et lui qui prévoyait un tour du monde pour l'année prochaine avec l'argent qu'il se fait ici, il se retrouve baisé.

- Alors quel est le différent ?

- Il ne veut pas tenir tête à ses parents, a renchéri Tobias alors que Reyan levait les yeux au ciel.

- Il a oublié de dire que mon grand-père se fait vieux, et que je n'ai pas encore entamé mes études, a poursuivi Reyan en calmant le jeu. En allant là-bas, je prends soin de ma famille, et j'assure mon avenir. Du moins c'est comme ça que mes parents voient les choses.

J'avais du mal à suivre. Reyan avait toujours été plutôt en froid avec ses parents, comme la vaste majorité des gens ici.

Tobias a grogné et a nerveusement passé la main dans ses cheveux bruns. Il avait l'air embarrassé. Au fond je savais parfaitement qu'il n'avait aucune envie de voir son meilleur ami partir, et que c'était ce qui l'embêtait le plus.

- Comment va Théo ? ai-je demandé pour détendre l'atmosphère.

Tobias a souri légèrement ; ses épaules musclées se sont détendues. Un sourire amoureux a joué sur ses lèvres alors qu'il m'expliquait qu'il prévoyait de partir en Crète avec son petit ami. Le fait qu'il sortait avec un homme avait été très mal pris par ses parents, et par sa famille en général ; que son copain soit noir n'avait pas facilité les choses pour ces abrutis. Seule sa sœur était restée dans sa vie. Du reste, je savais qu'avant de se mettre en couple, il vivait chez Reyan et dormait sur le canapé.

Si aujourd'hui Tobias affichait sans honte son couple et semblait être un homme sûr de lui, ça avait été loin d'être le cas plusieurs mois en arrière. Reyan et moi l'avions ramassé à la petite cuillère quand sa famille l'avait foutu dehors. Maintenant, Tobias avait repris confiance en lui, et de son combat contre lui même était sorti victorieux un homme drôle et protecteur, tatoué sur la plupart de ses bras musculeux, souriant. De sa sœur qu'il voyait rarement il n'avait gardé que la large bague en argent qu'elle lui avait donnée avant de partir faire ses études à Boston.

Du fait de son histoire, défendre la cause de Reyan contre ses parents lui était indispensable.

- Tu es venue seule ? s'est finalement enquis Reyan.

- Non, Sephir est là-bas, ai-je indiqué, redoutant intérieurement la réponse.

- Alors c'est lui, a lâché Tobias en se dévissant le cou pour regarder Sephir qui parlait avec un des rares types que je ne connaissais pas ici. Canon.

- Froid comme un iceberg, a ajouté Reyan en grimaçant alors qu'il prenait un verre pour le laver. Il a commandé un verre la dernière fois, je peux t'assurer qu'il est quasiment impossible de tenir une conversation avec lui.

J'ai tourné à nouveau la tête, et, défiant toute l'argumentation de Reyan, vu que Sephir discutait avec animation avec Ambre, une jeune fille blonde, mannequin depuis ses seize ans.

- Apparemment il a trouvé chaussure à son pied, a constaté Reyan avant de hausser les épaules. Bah. C'est lui, l'orphelin ?

J'ai grimacé.

- N'en parle pas comme ça, Reyan, tu sais aussi bien que moi que ça doit être un enfer.

Sephir a éclaté de rire, et ce son s'est propagé dans mon épiderme comme un poison, ou une délivrance. Son rire m'a marquée comme au fer blanc.

Reyan a pincé les lèvres, mais n'a rien dit.

- Comment vont Jasper et Lynn ? a demandé Tobias pour changer de sujet alors que Sephir poursuivait avec Ambre sa pétillante conversation.

Tout au fond de moi, je me sentais trahie. Et, pour la millième fois de la journée, je me suis insultée.

Quelle imbécile.

Penser que parce que tu parles deux fois avec un type tu as une relation privilégiée avec lui.

Mais quelle conne.

- Dal ?

- Ils vont bien. Jasper part en tournée, bientôt.

- Ah, excellent ! s'est enthousiasmé Tobias. Ça ne m'étonne pas vraiment, sur scène, ils sont incroyables.

Sephir, Ambre, et le gars qui m'était inconnu se sont frayés une chemin jusqu'au bar, sous l'œil critique de Reyan.

- Salut toi, a fait Ambre en s'appuyant sur le bar pour lui faire la bise. Salut, Tobias. Dalea.

Je lui ai rendu son froid hochement de tête.

Je ne la regardais pas vraiment.

Parce que Sephir souriait.

- Vodka pour moi, a fait le type.

Amir, un autre mec sympa avec qui j'avais parlé une fois ou deux, a littéralement couru à travers la pièce pour se jeter sur Sephir.

- Eh, toi, ça fait un bail ! Tu es venu tout seul ?

Sephir a continué de sourire, a haussé les épaules.

OK.

Reyan et Tobias ont intercepté mon regard noir et mes mains crispées.

- Tu es très belle, ce soir. La robe, c'est pour une occasion particulière ? a tenté Tobias pour détourner mon attention.

J'ai eu un rictus, sans quitter Sephir du regard, alors que vraisemblablement il n'avait que faire de ma pauvre existence.

- Ne mens pas, Tobias, ça ne marche pas. Et pour te répondre, je dînais chez ce sombre abruti.

Il n'a même pas tourné la tête.

Bon sang, il était littéralement à un mètre de moi !

Ambre a tourné la tête avec un sourire mauvais sur le visage, son troisième shot devant elle. Apparemment, ce n'était pas ses seules boissons de la soirée, puisqu'elle n'avait pas l'air très fraîche. Elle m'a détaillée des pieds à la tête.

- Moi je trouve que tu as un cul énorme dans cette robe.

- Ta gueule est ratée, et pourtant je te laisse tranquille, alors retourne-toi et bois, ai-je aboyé, piquée au vif.

- Qu'est-ce que tu viens de dire ?!

Reyan fut le premier à sentir que ça allait sévèrement dégénérer et, croisant son regard alerté, Tobias s'est interposé.

- On en reste là pour ce soir, les filles ? Tout va bien dans le meilleur des...

- Personne ne saurait que tu existes si tu ne couchais pas avec Jasper, et tu oses me parler sur ce ton ?

Pour la première fois depuis très longtemps, les mots m'ont fait défaut. J'ai laissé tomber mon arme la plus puissante au profil de la bouteille de vodka sur le comptoir que je m'apprêtais à lui exploser sur la figure... mais que Reyan a bloqué dans sa paume droite.

- On se calme !

Sephir était resté religieusement immobile, son verre vide entre les doigts.

- Même tes potes tu les dois à ta sœur, a attaqué Ambre, encore plus vive.

Amir a sifflé pour envenimer la situation. Le mec que je ne connaissais pas a tapé dans ses mains pour marquer l'affront. Et je suis restée muette une seconde.

Parce que je n'avais rien à répondre.

Parce qu'elle avait raison.

- Ça blesse, la solitude, hein ? a poursuivi Ambre en buvant un autre shot. Ça fait mal d'être toute seule. Sans papa. Sans Max.

- Ça suffit, Ambre !

- Sans ta précieuse sœur que tout le monde aime plus que t...

J'ai couru vers elle. Sa tête a heurté le sol dans un bruit mat. Un hurlement a retenti. Elle a tendu ses mains vers mon visage pour essayer de me griffer. Ma robe, que je savais gênante quand il s'agissait de courir, s'est déchirée, créant une large fente sur le côté alors que je la maintenais contre le sol. J'ai levé mon poing, et une main l'a arrêté.

Et contrairement à ce que je pensais, ce n'était pas Tobias.

Le regard de Sephir, réprobateur, m'a transpercée de part en part.

- C'est bon, Dalea, dit-il en détachant à nouveau chaque syllabe de mon prénom. Elle a compris, je crois.

Je l'aurai giflé. J'ai dégagé mon bras de sa poigne, fermement, et je me suis relevée avec l'envie de cracher sur le visage larmoyant d'Ambre.

Tobias m'a saisie quand je me suis redressée, comme pour me dissuader de recommencer.

- Ne me touche pas, ai-je sifflé entre mes dents serrées, aveuglée par la colère et par les larmes. Je n'ai besoin de l'autorisation de personne pour régler mes comptes.

Même foutre Ambre à terre n'avait pas effacé l'humiliation qui me torturait. J'ai tourné les talons et j'ai marché jusqu'à la sortie, en sentant le poids des regards de l'assemblée que je venais de quitter dans mon dos.

- Dalea !

- Je n'ai jamais été aussi humiliée de toute ma vie !

Tobias m'a rattrapée alors que j'étais déjà une dizaine de mètres dehors, dans la nuit.

- Ça va, c'est Ambre. Personne ne peut la saquer.

Il a croisé mes yeux, et a dégluti.

- OK, ce n'est pas ce qu'il fallait dire.

- Pas vraiment.

- Écoute, toi et moi on sait que ce n'est pas vrai. Jasper et toi êtes amis, tout le monde le sait, et personne ne pense que les gens s'intéressent à toi à cause de ça. Personne ou presque ne connaît ta sœur, ici. Et je ne sais pas comment Ambre a su pour ton père, mais...

- Ça va, Tobias, je n'ai pas besoin qu'on me remonte le moral. Encore moins si c'est pour retourner le couteau dans la plaie.

- Désolé. Et ce Sephir, pourquoi il n'a rien dit ?

- Parce que c'est un imbécile !

Mon regard est tombé sur sa moto, vingt mètres plus loin.

- Et en plus ce con ne pourra pas me ramener puisque d'ici dix minutes il sera complètement bourré !

- Désolé ? a hasardé Tobias. Théo doit venir me chercher, je peux lui demander s'il peut faire un détour...

Et moi qui étais persuadée qu'ils se trompaient tous sur le compte de Sephir. Je m'étais bien fait avoir. Bon sang, comment c'est possible d'être aussi crédule !

- Tu n'aurais peut-être pas dû la frapper, par contre.

- Je ne l'ai pas frappée, je n'en ai pas eu le temps.

On sentait l'amère déception dans ma voix, et Tobias n'a pas relevé.

- Ça me fatigue, ai-je murmuré. Je crois que je vais dormir ici ce soir. Tant pis pour Rose avec qui je devais passer une soirée formidable.

Je n'aimais pas beaucoup dormir à l'Orion. Et pourtant, ce soir, mes possibilités étaient clairement limitées.

- Retournons à l'intérieur, au moins, a supplié Tobias.

J'ai haussé les épaules. Nous sommes rentrés et nous nous sommes postés à la table la plus éloignée du bar que possible. Reyan terminerait bientôt son service, il nous rejoindrait à ce moment là.

Ambre a quitté les lieux vingt minutes plus tard. Elle tenait à peine debout. Amir, le gars inconnu, et Sephir, qui n'était pas vraiment dans un état plus rutilant, l'ont suivie jusqu'à la porte. Sephir ne riait plus. Il ne parlait plus non plus. Il a cherché une cigarette dans ses poches.

- Tu rentres comment ? a lancé Amir.

- Moto, a grogné Sephir suffisamment fort pour que je l'entende.

Il a titubé jusqu'à cogner contre la porte, le souffle court.

- Ne me dis pas que tu veux aller l'aider, a grogné Tobias alors que je me levais.

Je n'ai pas répondu, et je me suis dirigée vers Sephir qui cherchait toujours sa cigarette avec des mains qui tremblaient un peu.

- Tu ne rentres pas en moto dans cet état, tu vas te tuer, ai-je lâché comme si ça me coûtait de lui reparler.

Il était tellement beau, même ainsi, c'était indécent, et profondément injuste. L' alcool rabaisse les gens à l'état de moule, pas à celui de dieu grec.

- J'ai pas besoin d'autorisation, moi non plus, a ricané Sephir dans un son qui n'a paru sincère aux oreilles de personne.

- Sephir, ai-je argué, cassante. Il est hors de question que tu te tues sur la route.

Mes mots ont plané dans l'air une seconde ou deux, et l'ont finalement atteint avec la violence d'un roc qui tombe d'un précipice. Ses pupilles se sont étrécies, laissant un océan de gris à traverser pour savoir ce à quoi il pensait réellement. Il aurait fallu inventer un nouveau mot juste pour cette couleur.

- Me tuer sur la route..., a-t-il grondé à voix basse.

« Comme mes parents »

Le sous-entendu était clair et douloureux. Il a jeté un dernier regard à Ambre, qui a haussé un sourcil, et lâché d'une voix pâteuse :

- Tu viens pas avec nous ?

Sephir a secoué la tête. Il a fait trois pas et s'est écroulé sur le premier banc qu'il voyait. Il a passé une main fatiguée dans sa tignasse sombre, et a fermé ses yeux. Tobias s'est levé pour nous rejoindre, alors que Reyan finissait de nettoyer les derniers verres avant de fermer.

- Tu veux dormir ? ai-je demandé d'une voix plus douce.

Il a ouvert les yeux. Si un regard avait pu percer jusqu'au cœur, éclipser tout l'univers autour de soi, ça aurait été le sien.

- Je veux partir, a-t-il soufflé.

Il ressemblait à un petit garçon, il semblait trop grand pour son banc, trop grand pour son corps, sa tristesse elle-même semblait trop grande, et transpirait de ses yeux pour fondre sur son visage comme un masque de peine et de douleur. Son corps s'est crispé, il a posé son front sur la table, et fermé les yeux à nouveau.

- J'ai envie de vomir.

- Tu n'es pas obligée de faire ça, Dal, a soufflé Tobias dans mon dos alors que j'aidais Sephir à revenir des toilettes.

- Bien sûr que si. Je ne vais pas le laisser comme ça.

Il a soupiré, et a rejoint Reyan.

- Si tu as besoin de quoi que ce soit..., a commencé ce dernier.

- Merci, nous allons monter. Je vais lui laisser mon lit pour ce soir.

- Et toi ?

J'ai haussé les épaules.

- On verra.

Je les ai salués tous les deux, et nous sommes montés. Il grimpait les marches avec une lenteur exacerbée, comme s'il était très vieux. Pour éviter de lui prendre la main, j'ai attrapé sa manche pour le guider jusqu'à mon bout de plancher, tout au fond de l'étage, dans l'angle. Je l'ai aidé à retirer sa veste. Dans la lumière très faible de l'endroit, ses muscles projetaient des ombres sur ses tatouages, sa peau pâle, même ses longs cils noirs dessinaient des ombres de plumes sur ses joues.

- Il faut que je prévienne Demetes..., a soufflé Sephir alors que je l'asseyais sur le matelas.

- Où est ton téléphone ?

Il a indiqué sa veste d'un signe de la tête, et s'est allongé sur mon matelas. Il a froncé les sourcils en respirant l'oreiller.

- Il sent comme tes cheveux, a-t-il lâché avant de se tourner sur le côté.

Il était tellement grand qu'il dépassait presque du matelas.

- Ton code ?

- Ma date de naissance à l'envers.

- Et tu es né ?...

- Le 3 février.

0203.

Je suis allée dans ses contacts, cherchant le numéro de son frère. Je l'ai trouvé tout de suite, dans les favoris. Je l'ai appelé sans hésiter plus longtemps, en m'agenouillant à côté de Sephir. Sa respiration était plus lente. Son visage encore plus marqué, creusé, fatigué.

- Sephir Atlendis. Où. Es. Tu.

- C'est Dalea.

Il y a eu un silence au bout du fil, et je suis restée un instant muette. Demetes a repris froidement :

- La question est un peu différente dans ce cas. Est-ce que mon petit frère va bien ?

- Il...

Non, clairement, il n'allait pas bien. J'ai baissé les yeux sur la figure pâle et cireuse de Sephir, dénuée de toute trace de couleur. Il avait fermé les yeux. Calme, mais certainement pas apaisé. Ses traits étaient tellement tirés, on aurait cru qu'il faisait un cauchemar.

- Dalea.

- Il va s'endormir. Nous sommes à l'Orion. Il a un peu bu et je ne voulais pas qu'il prenne la route.

Silence.

- Je comprends. Passe-le moi.

Sephir a entendu, apparemment, puisqu'il a levé négligemment la main en attendant que je lui tende l'appareil. Quand il l'a saisi, il a parlé russe avec son frère, d'un ton affreusement sensuel, avec une voix rauque et des sourcils froncés. Cette langue de sa bouche prenait des proportions divines.

Ce qui ressemblait à un sanglot a soudain déchiré sa gorge, et j'ai sursauté. Sephir pleurait ?

Pour se rattraper, Sephir a toussé bruyamment. Il a laissé échapper une série de jurons en russe que j'ai très bien compris. Demetes a paru se radoucir. Ils ont raccroché dans la même minute.

- Dalea ?

Sephir s'est allongé sur le dos. Toujours ces trois syllabes détachées, roulées sur sa langue comme si j'étais un de ces noms slaves à murmurer.

- Oui ?

- Rappelle-moi de ne plus boire.

- D'accord.

Il y a eut un autre silence, affreux cette fois-ci. Tant de questions à poser, sans savoir s'il me répondrait. C'est lui qui a commencé, finalement.

- Tu couches vraiment avec Jasper ?

- Non.

- Et qui est Max ?

J'ai grimacé.

- Mon ex.

- Ah.

Sa voix tremblait un peu, et il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer qu'il avait les larmes aux yeux. Il avait l'air si fragile que j'ai failli tendre une main et caresser son visage pour lui dire que tout allait bien se passer avant de me souvenir qu'il s'agissait de Sephir et qu'il n'allait certainement pas apprécier.

- Ambre n'aurait pas dû dire ça.

- Et toi tu aurais dû me laisser la frapper, ai-je lâché avec hargne.

Il a eu un petit rire, presque attendrissant. Il semblait essayer de trouver un autre sujet de conversation.

- Qu'a dit Demetes ? me suis-je risquée.

- Que je devais me souvenir de papa et maman quand personne ne sera là pour m'empêcher de prendre la route malgré l'alcool.

« Et merde »

Et là, c'était fini. Sephir n'a pas fondu en larmes, comme j'aurai pu m'y attendre. Il a fermé les yeux, et une unique larme a roulé sur sa joue. Une seule perle d'eau salée qui a ébranlé mon être entier. Parce que son corps entier respirait une douleur que je n'arrivais même pas à nommer. Il a basculé sur le côté, enfouissant son visage dans l'oreiller.

Je n'ai plus vraiment hésité. Il n'était pas dans son état normal, après tout. Je me suis assise plus haut sur le matelas, jusqu'à ce que mon dos touche le mur, et j'ai passé les doigts dans ses cheveux soyeux, espérant l'apaiser, même un tout petit peu. Il s'est d'abord raidi, puis, rapidement, il a abandonné la bataille. Quand il n'a plus eu assez d'oxygène, il a changé l'angle de son visage pour pouvoir respirer sans que je puisse voir s'il pleurait ou non.

Au fond, je m'en foutais.

Parce que le voir souffrir à cause de la perte de ses parents me faisait prendre douloureusement conscience que ce n'étaient pas des mensonges. Que cette double mort prenait sous mes yeux une tangibilité qui m'étreignait le cœur.

- Tu veux en parler ?

Il est resté silencieux si longtemps que je me suis demandé s'il ne s'était pas endormi.

- Je ne sais pas trop quoi dire.

Moi non plus, Sephir, moi non plus.

- Mon père était l'homme le plus incroyable que cette putain de planète ait jamais été foutue de porter.

Son poing s'est crispé sur le matelas, et j'ai pu voir les muscles puissants de ses épaules se raidir.

- La famille de ma mère n'a jamais pu l'encadrer. Je les déteste pour ça.

Il a ri jaune. Son rire était terrifiant.

- Ils se sont tous opposés au mariage, mais quand Demetes est né il a fallu faire des concessions. Mais ça pétait tout le temps. A tel point qu'on a dû changer de pays, de continent, partir le plus loin possible d'eux les dix premières années de ma vie.

Il était terriblement lucide pour être sous l'emprise de l'alcool.

- Les gens qui te disent que l'amitié survit à la distance sont des mythos. Mon frère et moi, on n'a jamais pu garder nos amis très longtemps. Au final, on ne tissait plus de lien extérieurs ; la famille était notre seule raison de nous lever le matin. Nous étions quatre, et deux à essayer de grandir dans cette soif du voyage.

Silence.

- Tu sais, Dalea, j'étais heureux, comme ça. Ça ne me dérangeait pas de ne pas avoir d'amis, de ne pas avoir d'attaches, de chaînes pour me retenir quelque part. Je savais que je finirai par partir, et cette idée me plaisait. C'était comme une ardoise qu'on effaçait pour tout remettre à zéro. Elle en finissait noire, intacte, avec peut-être quelques traces un peu grises. Ce que j'appelle le passé.

Je n'aurai jamais cru avoir la chance de faire partie de ses confessions à ce point. Je l'ai écouté attentivement, consciente que j'étais sans doute l'une des seules personnes à qui il racontait ce genre de pensées.

- Je n'ai jamais souffert de ce que j'avais commis auparavant. Les cœurs brisés, les trahisons, les faux-amis, les échecs, tout était derrière moi. Et ensuite, je repartais. Je finissais toujours par partir...

- Je suis désolée, Sephir.

- Sephir... Mon père disait que nos prénoms étaient les plus beaux qu'ils auraient pu trouver. J'ai toujours pensé que c'était un prénom de fille. Ma mère m'a alors inculqué cette formidable pensée qu'est le féminisme. C'est ça, aussi, de grandir seulement en famille. On ne s'attache pas assez aux autres pour voir le côté pourri de la société. A force de déménager, on est libres comme l'air. On ne voit pas le sexisme et le racisme, les discriminations et les privilèges sociaux, tout ce contre quoi mes parents se sont toujours battus. Tu sais, même si on ne restait pas longtemps au même endroit, elle trouvait toujours le moyen de s'investir dans des manifestations ou des associations. Le genre de trucs que plus personne ne fait aujourd'hui.

J'ai pensé à Lynn, instinctivement, et sa manière de toujours reprendre les paroles des gens quand elle déviaient dans une quelconque forme de discrimination. J'ai aussi pensé à Katrina, qui avait toujours donné cette idée d'égalité à ses enfants. Jasper était l'une des personnes les plus humbles et respectueuses que je connaissais.

- Partir, partir..., répétait Sephir, comme une berceuse. Ils ont fini par partir, eux aussi.

Coup dans l'estomac. Ses paroles lui ont fait un choc aussi, apparemment, parce qu'il s'est tu brusquement. Tant de questions me brûlaient les lèvres. Et les sept dernières années passées à Paris ? Et avant ? Et après ?

Et maintenant ?

Mais rien n'est sorti, parce que je ne voulais le forcer à rien.

- Dalea ?

- Oui ?

- Garde bien ça en tête.

Et quand il a rouvert les yeux humides, son regard s'est ancré au mien.

- Je finis toujours par partir.

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