Chapitre 1
Chapitre I
L'Orion, c'était un nom de code, qui désignait depuis plusieurs années déjà, un vieux hangar désaffecté, que plusieurs dizaines de jeunes avaient réhabilité. Il était rarement plein, mais jamais vide. Chacun y avait ramené des objets, des vieux matelas, bref, l'Orion, c'était un peu le QG des jeunes de Weryl. En soit, il n'avait rien d'exceptionnel. Du moins, en apparence, c'était un grand bâtiment gris situé dans une vieille zone industrielle, qui servait essentiellement à stocker des tractopelles et deux ou trois cartons. Officiellement, nous n'avions aucun droit sur ce vieux hangar. Dans les faits, la mairie fermait les yeux, et nous faisions en sorte d'être discrets. Enfin, jusqu'à ce qu'une fête soit organisée, ou que le dernier groupe de rock de la ville vienne chanter sa dernière compo.
Dire que tous les jeunes se retrouvaient ici, ce serait extrapoler. On ne retrouverait jamais Madison Walls sur un des matelas défoncés de l'étage aménagé, par exemple. Elle et ses potes étaient sans doute bien trop occupées à faire du shopping dans l'immense centre commercial du centre-ville, ou à faire leurs devoirs jusqu'à ce que leurs pères les conduisent à leurs soirées rock'n'roll de bourges, où les musiques avaient trente ans de retard.
L'Orion, c'était le repère des jeunes un peu à l'écart, un peu rêveurs, un peu spéciaux. Un peu perdus. Ceux qui se font insulter en primaire et ceux qui partent faire le tour du monde à la fin du lycée. Ou pas, d'ailleurs. Je me demandais souvent comment Jasper, mon meilleur ami et accessoirement leader d'un de ces groupes de rock qui adoraient jouer de temps à autres, avait fait pour devenir ami avec les gens de l'Orion.
Enfin, peu importe, j'imagine. Ce n'était que l'endroit où je passais la plupart de mes soirées, et mon refuge le week-end quand personne n'était à la maison.
Parfois, je me disais qu'on avait de la chance. C'était un endroit sympa où j'avais rencontré la plupart de mes potes, comme Lynn, ma meilleure amie. Elle, elle vivait presque entre ces murs, quand elle n'étudiait pas Stendhal sur les bancs du lycée. Tarée de littérature, elle avait un charisme terrifiant qui poussait les gens à se tenir à distance. Moi, il m'avait attirée immédiatement.
A l'instar de Jasp, Lynn était un peu tarée. Elle lisait tout le temps, tout et n'importe quoi, et elle ressortait tout le temps des références à des personnages ou à des passages que je n'avais jamais lus. Jasper, lui, c'était plus un scientifique, chose que je ne comprenais pas non plus pour être honnête. Je détestais la physique, et tout ce qui se rapprochait de près ou de loin aux mathématiques. Mais bon, même si j'aimais lire, je m'éloignais souvent des débats enflammés de Lynn.
Parfois, je me disais que le lycée ne leur réussissait pas vraiment. Lynn était imprévisible, impulsive, un peu chiante parfois. Elle adorait répondre aux profs et collectionnait les heures de colles. Elle avait son monde, son univers, et un humour un peu particulier que moi-même je ne comprenais pas toujours. Jasper était un peu sombre, il ne parlait pas beaucoup quand on ne le connaissait pas. Il passait ses journées à se poser des questions existentielles sur la vie, et le pourquoi du comment de tout ce qui l'entourait, et malgré ses facultés intellectuelles stupéfiantes, il collectionnait les moyennes ridiculement basses et des notes qui frôlaient le zéro absolu, sans pour autant jamais échouer aux examens.
Ma vie n'avait jamais été particulièrement passionnante, quel que soit l'angle sous lequel on la considérait. Ma vie personnelle n'avait rien de très rutilant : aucun petit ami en vue, pas d'ennemis au lycée, pas de harcèlement scolaire à déplorer, une mère rarement là qui me mettait tous les week-end ou presque chez Lynn, et un père qui avait décidé de déménager au Canada avec une nouvelle épouse et deux nouveaux enfants, qui m'envoyait chaque année des mails pour lui demander de le rejoindre au bout du monde. Jusqu'ici, rien d'incroyable.
Si on considérait mon entourage, on se rendait compte que, loin de ma famille inintéressante au possible, se trouvaient quelques amis qui prenaient dans ma vie une place tellement importante qu'on aurait presque plus dire qu'ils étaient des éducateurs. Lynn m'avait appris à dévorer tout ce que je pouvais des yeux, et à approfondir une curiosité sans limite, le tout en répétant à longueur de journée que personne n'était là pour juger et que je pouvais faire ce que je voulais.
Jasper m'avait dit pendant des années qu'il fallait faire confiance, être honnête, et avoir un objectif à ne pas lâcher des yeux sous peine de se perdre.
Il y avait d'autres potes à rajouter à cette équation, mais Lynn et Jasper passaient avant beaucoup.
Bref, de toutes ces rencontres était née une figure pâle et vide de toute trace de couleur, affublée de deux yeux vert pâle lumineux sous des boucles noires découlant en une masse sombre et indisciplinée, têtue et désordonnée, brouillonne et silencieuse.
Moi.
- Tupenses que la passion peut tuer ? a demandé Lynn, manifestement peu intéressée par le spectacle du professeur d'espagnol qui s'appliquait à nous démontrer que sa matière était de loin la plus intéressante pour le bac.
- J'en sais rien, ai-je répondu, placide, sans cesser de fixer le sac brodé de perles de Tessy Biloc, qui racontait à sa voisine ses ébats amoureux avec son petit ami assez fort pour faire toussoter tous ses voisins.
- C'est ce que Zola m'a donné à réfléchir, a lentement développé Lynn, soucieuse. Il a dépeint dans l'un de ses romans un artiste qui reste inconnu, et qui est tué à petit feu par ses ambitions. Il finit par se suicider. Donc je réitère ma question : est-ce que la passion peut tuer ?
- Sans doute, ai-je dit en hochant la tête.
Puis, j'ai décidé de prendre part au débat, d'abord parce que cette question avait réellement l'air de préoccuper ma meilleure amie, ensuite parce que Tessy parlait décidément très fort, et pour finir parce que je détestais l'espagnol.
- Mais qu'est-ce que tu entends par passion ? ai-je rétorqué en me tournant complètement vers elle, calée contre le mur. Il y a la passion comme tu l'as laissée entendre, celle d'un artiste. Il y a la passion amoureuse. Il y a...
Au fur et à mesure que j'étendais la conversation, je voyais le regard de Lynn s'allumer, puis se mettre à pétiller comme des bulle de champagne. Ses grands yeux bleus étaient systématiquement cerclés de noir, dans une ombre fumée qui alourdissait son teint blanc d'une trace lugubre. Elle avait les cheveux très longs, d'un blond décoloré, qui accentuait davantage ses yeux ténébreux, et, tous les jours de l'année, quelque soit le temps ou la saison, elle revêtait des parures noires toujours parfaitement ajustées, que ce soit au niveau des vêtements ou des accessoires. On aurait dit une princesse gothique venue d'un autre temps. Pourtant, elle n'était« pas gothique, non ! J'aime juste le noir. Je trouve ça poétique. ». Alors j'acquiesçais. Je finissais toujours par acquiescer.
Quand la sonnerie, stridente et particulièrement désagréable a retenti, je savais déjà que la soirée promettait d'être longue.
-Comment s'est passée la réunion de famille de Jasper ? a demandé Lynn devant le portail de lycée deux minutes plus tard.
- Je n'en ai aucune idée. Je n'ai pas de nouvelles, il a dû rentrer dans l'après-midi. De toute façon il joue ce soir au QG. Tu viendras, hein ? ai-je ajouté, suppliante. Ne me laisse pas seul avec son groupe.
- Mais oui, je serai là, m'a promis Lynn avant d'agiter la main en signe d'au revoir. Il faut que je rentre, j'ai trop de devoirs ! On se voit tout à l'heure.
Et elle s'est éloignée, dans un bruissement de tissu élégant, me laissant seule au milieu des cigarettes écrasées sur le bitume, des fumeurs, des sixièmes qui, hors d'haleine, couraient vers les voitures de leurs parents, et des groupes d'élèves qui se serraient dans les bras en guise de salut, riant beaucoup trop fort à des blagues que je n'avais même pas envie de connaître.
Une voix écorchée à l'accent anglais vrillait mes tympans pendant que j'essayais de me frayer un chemin à travers les nombreux adolescents qui, la plupart du temps, hurlaient, frappaient dans leurs mains, ou chantaient en exécutant quelques pas de danse hasardeux. L'Orion était bondé ce soir-là. Le bar distribuait de généreux verres d'alcool à des jeunes décidés à passer leur vendredi soir dans un semi-brouillard. Je me suis approchée de Reyan, barman ici depuis deux ans, qui draguait pour la millième fois de la semaine.
- ... Irlandais, mais j'ai passé presque toute ma vie ici. J'ai fait des rencontres fabuleuses, disait-il, une étincelle crépitant joyeusement dans ses yeux verts, à l'intention de la brune souriante qui sirotait son verre en face de lui.
- Reyan, tu aurais vu Lynn ? ai-je demandé d'un ton désinvolte.
- Salut Dal ! Non, je ne l'ai pas vue de la soirée. Tu as cherché en haut ?
- Non, je vais voir. Merci.
Je me suis frayée un chemin dans la foule en sens inverse sans retrouver mon amie, et j'ai finalement trouvé l'escalier de métal qui menait vers le seul étage de notre QG, une sorte d'immense grenier, qui se découpait en espaces plus ou moins personnels. C'était un endroit plus calme que le rez-de-chaussée. Il y avait quelques tables, où les jeunes jouaient aux cartes, ou discutaient paisiblement, enveloppés dans des plaids. Certaines personnes avaient décidé d'amener des guirlandes lumineuses et les avaient enroulées autour des piliers de bois qui supportaient le toit, apportant une touche de lumière pour illuminer le sommeil de ceux qui passaient des nuits entières ici. Un gars appelé Patrick avait dégoté des cloisons de bois au travail de son père, et nous avions ainsi aménagé des sortes de boxes.
Quelques jeunes avaient un passé plus sombre que d'autre, ici. Ceux dont la vie était particulièrement ingérable s'étaient vus attribuer ce qui avait des allures de chambre, c'est à dire quelques lattes de plancher à personnaliser. Il n'était pas rare de croiser deux ou trois livres traînant sur des lits défaits et quelques photos coincées sous les oreillers.
Mon matelas à moi était tout au fond, tout à gauche, dans un angle un peu sombre où personne n'allait, et que personne n'avait songé à éclairer de guirlandes. Alors j'avais une grosse bougie dans un coin avec un paquet d'allumettes, et une unique photo de ma mère et ma sœur qui se serraient dans les bras en riant, que je gardais sous mon matelas. J'avais eu la chance d'écoper de ce petit coin rien qu'à moi, pas très privé, mais assez réconfortant pour me réchauffer le cœur quand je n'étais pas chez moi.
Lynn avait toujours eu le matelas voisin du mien, mais elle n'était pas là. Je me suis assise, puis avachie sur mon oreiller défoncé, et j'ai fermé les yeux, bercée par les hurlements du chanteur qui continuait de brailler quelques mètres plus bas. Jasper devait se démener à la batterie. Je me sentais un peu coupable de ne pas descendre l'acclamer, mais j'avais besoin de calme.
De longues minutes sont ainsi passées. Parfois j'ouvrais un œil, mais il n'y avait toujours personne. Finalement, je n'ai pas eu besoin de descendre, c'est Jasper qui est monté me retrouver.
Mon meilleur ami n'avait jamais eu besoin de forcer sur son côté mystérieux et charismatique. Il avait toujours eu une aura un peu sombre malgré son côté terriblement lumineux. Il ne semblait jamais abattu, était toujours souriant et pourtant personne ne le connaissait jamais totalement. Ces derniers temps il avait laissé ses cheveux chocolat pousser un peu plus longs que d'habitude, et ses boucles étaient désordonnées et pleines de sueur. Ses yeux miel luisaient dans la pénombre. Il était en nage et surexcité.
-Dal ! C'était génial.
- J'ai entendu.
- Tu ne réalises pas, il y avait tellement de monde ! On n'a jamais eu ça.
- J'ai vu, ai-je soupiré.
Jasper ne s'est pas départi de sa bonne humeur.
- Lynn n'est pas là ?
- Non. Je ne sais pas où elle est. Elle m'avait promis qu'elle viendrait.
Jasper a peu élégamment essuyé son front ruisselant dans son tee-shirt, et s'est assis sur mon matelas.
- Je ne reste pas longtemps, je vais boire un coup avec le groupe après. Tu sais qu'on nous a demandé des autographes ? C'est génial. Des gens viennent nous parler, échanger avec nous sur leurs musiques, leurs passions.
La musique, ça avait toujours été la raison de vivre de Jasper. Alors j'ai souri.
- Je comprends. Alors, ta famille va bien ?
Le visage de Jasp s'est rembruni.
- Pas vraiment, non. Ma tante Aurora et son mari Amon se sont encore engueulés avec les doyens et mes parents. Alors leurs deux gamins se sont mêlés à tout ça. On a eu le droit à une querelle familiale supplémentaire.
Il a haussé les épaules.
- J'imagine que maintenant on ne peut plus ignorer les tensions du côté des Atlendis.
J'avais du mal à remettre des visages sur les noms que Jasp déblatérait. J'ai plissé les yeux.
-C'est qui, eux, déjà ? Et pourquoi c'est à ce point tendu ?
- Pas grand chose. Mes grands-parents se sont opposés au mariage d'Aurora, mais avant qu'elle n'ait eu le temps de se marier, elle est tombée enceinte. Quelques mois plus tard, Amon lui passait la bague au doigt. Ça n'a plu à personne dans la famille, parce que personne n'aime ce type. Aucun de nous ne l'a vraiment accepté. J'imagine que c'est pour ça que je ne me suis jamais entendu avec mes cousins.
J'ai hoché la tête. Il ne m'avait quasiment jamais parlé des deux fils de sa tante.
-Enfin bref !
Jasper s'est levé et a rapidement épousseté son tee-shirt noir.
- Je descends. Tu viens avec moi ?
- Je te rejoins. Vas-y.
Jasp m'a adressé un clin d'œil et s'est dirigé vers l'escalier à des mètres de là. Il a percuté Lynn qui accourait, essoufflée, un sac de cuir à la main.
- Je suis désolée ! J'ai été retenue. Ma mère m'a fait une scène. C'était comment ?
Jasper a retardé son départ pour faire à Lynn un exposé détaillé de son concert. Il avait l'air tellement passionné que je me suis instantanément sentie déplacée. Lynn et lui avaient beau être très différents, leurs débats avaient toujours laissé place à une fougue incroyable, qui donnait une touche magnifique à ces disputes. Combien de fois les avais-je entendu parler de l'importance de la musique et de la littérature dans nos vies, sans jamais fatiguer, sans jamais en avoir assez !
Mais ce soir-là, Jasper a fini par redescendre, saluer ses premiers fans qui attendaient, servis fidèlement par Reyan, qui faisait un carton. Lynn s'est assise sur mon matelas, à l'endroit même où Jasper s'était tenu quelques minutes auparavant, et a frotté ses yeux, épuisée.
- Je suis désolée, répéta-t-elle. Je sais que c'était important pour toi que je vienne. C'est juste que c'est un peu compliqué à la maison en ce moment.
-Ouais, je comprends.
C'était faux. Je ne savais pas ce que c'était d'avoir deux parents à la maison.
-Alors, la réunion de famille de Jasp ?
Elle essayait délibérément de changer de sujet. Je me suis contentée de hausser les épaules, comme si tout cela m'était parfaitement égal alors que selon toute évidence Jasp y attachait une importance cruciale.
- Ça a pété entre le type qui a épousé sa tante et le reste de la famille.
- Ah...
Nous avons parlé encore quelques minutes. Les heures ont passé, lentes et narquoises. Nous avons un peu dormi. L'Orion faisait souvent perdre la notion du temps, si bien que, à peine quelques minutes après, il était cinq heures du matin.
Nous nous sommes endormies, cette fois-ci pour de bon.
Bonjour bonjour !
Je suis super heureuse de commencer à publier une nouvelle histoire. J'espère qu'elle vous plaira !
Si vous avez la moindre remarque, vos commentaires sont plus que bienvenus 😊🌟
(Bonnes fêtes à tous)
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