"Live in the present, remember the past, and fear not the future, for it doesn't exist and never shall. There is only now."

Eragon, Brisingr, Christopher Paolini

Arnold est un crapaud, de ceux qu'on nomme "communs". On le reconnaît à sa peau pustuleuse, vert sombre, et à ses magnifiques yeux mordorés, dont la pupille est horizontale, comme celle des chèvres.

À ceci près que les chèvres sont d'étranges créatures immenses et surtout inconnues d'Arnold.

Nous sommes le 14 mars. Il est 20h33. La forêt bruisse des mille sons qui composent son aura habituelle quand tout est tranquille.

Même si rien n'est jamais tranquille. Il y a toujours quelqu'un qui bouge, qui crie, qui meurt. La vie n'a jamais été faite pour être silencieuse.

Arnold, lui, marche.

Son pas est silencieux à une oreille inattentive. Pourtant, ses pattes qui écrasent les feuilles mortes de l'année passée font un vacarme effrayant aux oreilles d'Arnold, qui redoute les prédateurs.

Un hérisson émerge de derrière une tronc d'arbre abattu. Il le surveille du coin de l'œil, et reprend sa longue et lente route solitaire.

Loin devant s'étend une petite mare peu profonde. Il le sait. Il n'y a rien d'autre à faire, sinon marcher. C'est comme un appel. Il y a une mare. Il le sait.

Il pense à Ielma. Crapaud, elle aussi. Amie d'enfance, ils viennent de cette mare. Sortis de l'œuf le même jour, têtards complices entre les roseaux, ils ont quitté la mare en jurant de se revoir.

Il l'attendra.

Sans vraiment le savoir et sans vraiment l'avoir vu, Arnold passe entre deux bâches vertes.

Des obstacles qui auraient pu le sauver. Tout ne tenait qu'à un ou deux mètres, et le hasard en aura voulu ainsi.

Arnold se dirige vers son destin, ignorant tout des salutaires bâches vertes, à jamais hors de sa portée.

L'appel est de plus en plus fort.

Arnold pose la patte avant gauche sur une étrange matière noire et lisse. C'est ce qu'on appelle se lever du pied gauche.

Un crapaud ne saute pas. Il marche. C'est la grenouille qui saute.

Un crapaud marche et peut mettre vingt minutes à traverser une route.

Un crapaud n'a pour ainsi dire aucune chance.

Un crapaud mesure entre 5 et 9 centimètres. Un pneu mesure 50 centimètres de diamètre. David contre Goliath.

Arnold pense à Ielma et à tous ses souvenirs d'enfance alors que la terre se met à trembler. Mais ce n'est pas la terre qui tremble, c'est un goudron noir, noir comme la mort.

Ielma attrape une diatomée et la gobe.

Ielma slalome entre les roseaux. Il perd, mais ce n'est rien. Il gagnera demain.

Ielma, adulte, part. Elle crie un "on se revoit l'année prochaine !"  et disparaît entre deux touffes d'herbe.

Ielma l'attend.

Chez les Vikings, pour atteindre Valhalla, les guerriers doivent mourir une épée à la main. Arnold n'est pas un Viking. Il n'est pas un guerrier. Il n'a pas d'épée. Il ne sait pas ce qu'est le Valhalla.

Pourtant, là, maintenant, tout de suite, Arnold regrette de devoir mourir ainsi, loin de tout, loin de tous, loin des siens, loin d'Ielma.

Et ses yeux mordorés, si beaux, pleurent sans une larme.

À quoi bon rêver de l'avenir s'il ne peut se réaliser ? Pourquoi s'attendre quand on ne sait pas si on pourra se revoir ? Pourquoi vouloir vivre quand on ne sait pas si la mort arrive au tournant ?

On peut choisir de mourir demain, mais on ne peut pas choisir de vivre demain. Vivre n'est pas un choix mais une attente. Lente et mortelle.

Pour Arnold, l'attente est terminée.

Le bolide arrive. Eux, Ils ne savent pas le drame qui va se dérouler, dans les dernières secondes de la vie d'Arnold. Ils ne savent pas pour la presque-veuve, les orphelins, le deuil, les larmes. Ils sont grands et innocents. Ils sont grands et ignorants.

La route se transforme en cimetière. Comme tous les ans.

Des meurtriers peuvent-ils être innocents ?

Ils ne savaient pas.

Mais, même inconsciemment, ceux sont Eux qui l'ont tué.