La revanche de l'assassin


Cinq heures du matin : l'insomnie me brise, m'accable tant et si bien que je ne sais plus à quoi peut bien ressembler une nuit sereine. Chaque jour devient un combat contre la fatigue, qui demeure lorsque le ciel s'assombrit sans pouvoir être apaisé. Cette lutte du quotidien reste visible aux traits de mon visage, tirés et creux comme la mort, plus froissés d'heure en heure. Alors je me place devant ma feuille, prends mon stylo, tente d'écrire et... rien.

Je suis écrivain depuis une dizaine d'années maintenant : mes livres se vendent plutôt bien, du moins assez pour que je vive de ma plume. Mais depuis quelques temps, rien. Syndrome de la page blanche, affreuse négation de ce don que je pensais pourtant être gravé au fond de mon âme. J'ai l'impression que mon imagination jadis sans limites m'a quitté un beau matin, m'enlevant l'essence même de mon existence. D'autant plus que le confinement du mois de mars, que j'ai d'abord envisagé comme une opportunité pour écrire, m'a semblé interminable et monotone. Ce fut une période bien trop longue durant laquelle des chiffres toujours plus effrayants apparaissaient chaque jour à la télévision, ère de tourment pendant laquelle je me suis laissé dépérir, ayant perdu ma mère sans avoir pu la voir sourire une dernière fois.

Par la fenêtre, le monde extérieur reprend peu à peu son rythme quotidien en ce beau mois de mai, et semble m'avoir abandonné. Pour échapper à cette triste réalité, je me ressers une tasse de café, qui tremble entre mes doigts. Elle s'écrase violemment sur le sol après que je l'aie projetée contre le mur, comme tant d'autres avant elle. Ces excès de colère me viennent souvent ces derniers temps, et je ne peux pas m'empêcher de manger ou de boire à longueur de journée. C'est désormais la seule chose que je sois capable de faire, je me déteste de plus en plus. Peut-être que tout homme connaît sa période de gloire, puis doit y renoncer. Je ne peux me résoudre à ce terrible constat.

Depuis une semaine, je vois un psy. Cela m'est apparu comme un dernier recours et je n'ai pas encore le recul nécessaire afin de savoir si ces interventions me seront utiles, mais au fur et à mesure des séances, les souvenirs ressurgissent. Ou plutôt des visions étranges, semblant ne pas m'appartenir, surgissant à la manière de songes vacillants et pourtant si réels...

Ces images tournent en boucle dans ma tête : je cours jusqu'à en perdre haleine, des poursuivants sur les talons, silhouettes invisibles et fantomatiques. Pas le temps de me retourner, ni même de réfléchir : je dois sauver ma peau. Mon psy semble toujours compréhensif, pose des questions, prend calmement des notes. Je n'arrive pas à savoir si cela m'effraie ou m'intrigue. Parviendra-t-il à un remède, mon cas est-il seulement soluble? L'espoir de trouver un moyen de me tirer de l'insomnie, autre que des médicaments ingurgités à longueur de temps, est probablement la seconde raison qui m'a poussé à consulter. Mais depuis, mes incertitudes deviennent nombreuses, je ne sais plus comment m'y retrouver et cette impression de poursuite m'accable toujours plus à la manière d'un rêve éveillé.

Pourquoi?
Pourquoi me persécuter?
Me hanter sans relâche?
De jour comme de nuit?
Étrangement, cette vision ne me vient que depuis que je ne suis plus capable d'écrire. Mon travail me manque.

Six heures du matin : soudain, la sonnerie de mon téléphone me tire de mes pensées. C'est ma sœur ! Ma sœur... elle est journaliste, souvent sur le terrain, je crois bien qu'elle est au Soudan pour un reportage en ce moment même. Et elle trouve malgré tout le temps de m'appeler. C'est l'une des personnes les plus inspirantes que j'aie connues, avec laquelle j'ai su garder une complicité merveilleuse depuis l'enfance. La famille a toujours été très importante pour nous deux. Je me souviens de nos nombreux voyages, dans les paysages d'Écosse, au plus proche des mythes celtiques que notre mère nous lisait le soir. Et puis, poussée par son envie d'aller vers les autres, elle a commencé à se rendre à l'étranger pour des voyages humanitaires. Je l'ai suivie en Égypte, en Inde, pour l'accompagner dans sa quête mais aussi trouver des sources d'inspiration infinies. C'est à cette époque que j'ai commencé à écrire, mû par le désir de partager à mon tour ces expériences incroyables.

Encore récemment, je la voyais souvent, rien dans cette complicité n'avait changé. Je devrais sûrement tenter de renouer ce lien. Après tout, elle doit s'inquiéter : cela fait bien plusieurs semaines qu'elle n'a pas eu de nouvelles, comme toutes les personnes que j'ai pu côtoyer auparavant. C'est aussi le cas pour mes chers amis écrivains, que je retrouvais au café ou au restaurant, pour échanger sur nos histoires et sortir du cadre de notre profession si solitaire. Mais je crois que je ne compte plus dans la vie de personne, mon absence leur est devenue habituelle et aucun d'entre eux n'a pu percevoir ma peine. Au contraire, je me rends bien compte de leur absence. Celle de ma sœur à l'enterrement de ma mère a été insoutenable. Je ne pense pas que je pourrai revenir un jour vers elle ni vers personne d'autre, les autres me dégoutent un peu plus chaque jour.

Je choisis de ne pas lui répondre et laisse la sonnerie résonner sans but. Puisqu'elle est si occupée, elle comprendra. Une haine féroce s'empare soudain de moi, et je lance mon téléphone le plus loin possible avant de renverser mon bureau. Ma propre sœur est capable d'aider des gens à l'autre bout de la planète mais sa famille lui est devenue totalement égale. Je la déteste.

Dix heures. J'ai patiemment remis en place le bureau à droite de mon miroir, durant ce qui m'a semblé être une éternité. Mécaniquement, je prends place devant ce même miroir afin de voir ce qu'il reste de moi. Vision d'horreur. Dans la lumière verdâtre de la pièce encore sombre, mon visage n'est que l'ombre de ce qu'il a pu être : creusé, l'œil droit exagérément plus grand que le gauche, tous deux sortant de leurs orbites. Mes lèvres sont minces, elles forment un rictus de dégoût dont la vue m'exaspère. Mon énorme nez trône au centre de cet abominable spectacle, si repoussant que je ne peux m'empêcher de détourner la tête. A quoi pouvais-je m'attendre, après ces nuits sans sommeil ? Tout ce qui fait de moi un être humain s'en va irrémédiablement de jour en jour.

En dessous du miroir, à ma gauche, mon regard croise des tiroirs : je reconnais de suite cette peinture rouge écaillée, antre dans laquelle tout le fruit de mon imagination trépassée est resté empilé : mes manuscrits. Après une impression terrible, celle d'avoir refoulé dans mon esprit une partie de ma vie, je l'ouvre précautionneusement et en extrait quelques tas poussiéreux avant de les déposer sur mon bureau et de feuilleter ces quelques œuvres dont je suis l'auteur. Des titres apparaissent devant mes yeux, me revenant aussitôt en mémoire. Visage de l'utopie. Le serment secret des astres. La revanche de l'assassin... curieusement, c'est ce roman qui me reste en tête, tous les souvenirs liés à son écriture ressurgissent doucement. Des nuits, des jours passés à écrire, chercher, rassembler des idées, sautant des repas, coupé du monde extérieur. Depuis combien de temps l'ai-je écrit ? Je ne m'en rappelle plus mais j'ai une envie folle : j'ai besoin de le relire, après avoir enterré son souvenir au plus profond de moi, comme tous les autres.

Au fur et à mesure des pages, tout me revient. Il me revient. Ce personnage fascinant, auquel j'ai donné naissance, son charme, son importance. Ce n'est pas seulement un anti-héros, un tueur de roman policier lambda. C'est l'anti-héros parfait, ambivalent. Bien que je ne puisse être totalement objectif — mon style d'écriture semble avoir légèrement changé, il était plus simple, plus épuré — je dois dire que j'ai beaucoup de plaisir à le relire. Il me permet de m'échapper de la triste réalité.

L'histoire se déroule au XVIIIème siècle. Il est pauvre et orphelin, la vie ne lui a donné aucun privilège, et il trouve dans l'assassinat un sens à sa vie: en mettant fin aux jours des personnes les plus aisées de sa société, il a l'impression de rétablir une justice perdue trop longtemps. Vil, cruel, méprisable et imbu de sa personne, il fait en tuant ce qui lui semble être le mieux pour lui-même, ne pouvant s'assumer d'une autre manière dans une société trop corrompue. Le monde d'aujourd'hui l'est encore, chaque parcelle en est remplie d'hypocrisie et d'injustice, tant de raisons poussant à la révolte. La misère est tellement présente qu'elle peut pousser aux pires extrémités, et pourtant beaucoup de ces gens savent rester humbles. J'ai été en contact avec certains d'entre eux, et pour ma part je pense que je n'aurais pas su garder cette humilité, cette humanité.

Il est vingt et une heures, et je n'ai pas vu le temps passer, plongé dans mes propres romans. L'espace d'une journée, j'ai pu retrouver cette joie que m'apportaient autrefois les livres, m'échapper dans leur univers en me laissant porter par le récit. Pour la première fois depuis longtemps, je retrouve la force de dormir.

Huit heures : j'ai l'impression d'avoir dormi toute une vie. Ce matin, je sens que je suis un autre homme, je souris en ouvrant les rideaux pour découvrir la vue printanière sur laquelle donne mon petit appartement parisien. En jetant un regard circulaire sur la pièce sombre qui n'a manifestement pas été nettoyée depuis des mois, je retrouve la pile de manuscrits si conséquente entassée sur mon bureau, la télévision que je ne regarde jamais depuis le confinement, de nombreuses tasses amassées sur le sol, preuve de mon addiction à la caféine. Ce déplorable spectacle ne me décourage pas : après avoir ramassé quelques cigarettes et une tonne de vêtements sales, je me dis que je pourrai toujours ranger demain.

L'envie me prend soudain d'aller me promener.

Onze heures : mon excursion a été agréable. Enfin globalement. Dans un premier temps, après avoir mis ce masque que je hais tant, l'air frais du monde extérieur a su réveiller mes sens si longtemps endormis. Depuis quand n'étais-je pas sorti simplement dans le but de profiter pleinement de ce monde qui m'est devenu si lointain? Sentir les parfums émanant de cerisiers en fleurs m'a donné l'impression d'une joie renouvelée. Mais au détour d'une rue, en arrivant sur les bords de la Seine, mon contentement a été suspendu par la rencontre d'un visage familier. Léon, l'un de mes amis écrivains, que je connais depuis une dizaine d'années.

Il ne m'a pas vu, pas même aperçu, mais cette vision a frappé mon esprit d'une telle force que je suis resté pétrifié pendant quelques instants. Revoir ce visage après plusieurs mois m'a donné la nausée. Avec des amis que je ne connaissais pas, il avait l'air heureux, ne se souciait plus de moi, comme toutes les personnes que j'avais l'habitude de côtoyer devaient le faire à ce moment même. Je me suis senti invisible. La vie continue sans moi.

Cette trahison ressentie du plus profond de mon être m'a semblé illégitime. Cela fait manifestement trop de temps que je n'ai pas été en contact avec mes proches, je suis devenu un étranger. C'est une évidence: depuis le confinement, mon existence n'a plus aucune importance pour personne. Je me souviens que ma mère avait pour habitude de me dire combien je comptais pour elle. Maintenant qu'elle n'est plus là, je ne peux plus trouver cet optimisme et cette loyauté sans faille. J'aurais dû me rendre compte combien j'étais faible sans soutien.

Je n'ai pas souhaité aller vers Léon et je suis reparti chez moi troublé.
L'incompréhension me tiraille, je ne me comprends plus.
La nuit tombée, j'essaie de m'endormir, mais cette vision de course poursuite continue à gangrener mon cerveau : je sens mes poursuivants toujours plus proches, j'entends leur souffle haletant, leur envie de s'emparer de moi pour ne plus jamais me lâcher, j'ai la certitude que je m'engage dans une impasse. Je pourrai parler de mes récentes découvertes à mon psy, je le vois demain, j'ai besoin que quelqu'un me sauve.

Midi : il m'énerve, son crayon à la main, avec ses questions si savantes, comme s'il pouvait seulement comprendre la situation, se mettre à ma place. Je n'arrive pas à savoir ce que je voudrais qu'il fasse. Je devrais sûrement arrêter de le voir, cette thérapie marche peut-être pour d'autres mais elle n'a aucun effet sur moi.
Si j'en suis arrivé là, c'est même de sa faute. Il me bourre de médicaments qui me rendent fou à lier, m'encombre l'esprit avec ces phrases qui me semblaient au départ si clairvoyantes, mais en réalité il ne sait rien. Je ne compte pour personne de toute façon, à quoi bon continuer? Je reste cependant, mais sens une haine de plus en plus forte monter en moi, incompréhensible, cette même haine que j'ai éprouvée envers ma propre sœur.

Il est treize heures, je suis revenu chez moi et j'ai maintenant du sang sur les mains. Le souffle encore haletant, peinant à y croire, je dispose ma tête entre mes mains de façon à me recentrer pleinement sur ma situation. Comment est-ce possible ? Il y a à peine une heure je discutais paisiblement avec cet homme, et puis... un accès de colère. Soudain. Je me suis saisi du premier objet me tombant sous la main, une lampe, et j'ai frappé. De toutes mes forces. Sans me soucier de son état — était-il seulement assommé, ou bel et bien mort, sa tête baignant dans une mare de sang? — coupable, je me suis enfui le plus vite que j'ai pu. Je suis tellement lâche. J'ai réduit la seule personne à laquelle je parlais encore au silence, je suis incontrôlable, dangereux.

Mon esprit malade a soudain un éclair, une révélation : cette vision qui me persécute, tout ce charmant tableau me semblant toujours si réaliste, c'est une situation caractéristique de mon roman, Revanche de l'assassin... ce rôle de l'assassin, toujours traqué mais inatteignable, je le joue à la perfection. Cette conclusion me paraît d'autant plus évidente après ce qu'il s'est passé hier: je me suis transformé peu à peu pour faire de ma personne l'image exacte de mon personnage. À moins que je ne le sois en réalité depuis le début? Que cette personnalité ait toujours été cachée en moi?

Je me tourne vers le miroir. La dernière fois que je me suis observé ainsi, j'étais encore un être humain. Épuisé, laid, mais humain tout de même. À présent, c'est le monstre qui a pris le dessus: ce que j'ai sous les yeux est indescriptible, d'autant plus que je sais maintenant que cette figure appartient à un assassin. Je détourne le visage devant ce que je suis devenu.

Des coups brutaux frappés à la porte parviennent à mes oreilles. Est-ce qu'une âme en peine vient enfin me rendre visite?
Mes espoirs sont brefs et disparaissent lorsque mon esprit revient à la réalité : c'est plus probablement la police. Je sais ce qu'il me reste à faire. Victime de mon histoire, reflet de mon propre personnage, je vais également finir comme lui. Tout est allé si vite.

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