L'ami du crépuscule

9 décembre, 17h

La mer me regarde. Ses yeux s'imposent à moi comme de parfaits despotes et je  sens peser sur moi son implacable jugement. J'envie son calme et son insouciance.

J'étais venu ici pour trouver une réponse, extirper un remède au problème qui me ronge depuis maintenant trois semaines. Pour me remémorer le passé, aussi, devant cet horizon se pâmant de couleurs pastels, d'échapper à la marche effrénée de mon travail, ma vie de famille, mes amitiés, mes peines, pour me rappeler qu'un jour, j'ai été jeune. Nous avons été jeunes. Mais maintenant... tout s'obscurcit. Devant cette mer d'huile d'un bleu toujours plus sombre sous le coucher du soleil, ce doux horizon se teintant de lumières rosées, jaunes, violettes, je vois ma vie défiler devant mes yeux tel un mélodrame, sans qu'aucune prise sur les événements ne me soit possible.

Je connais Élisée depuis maintenant trente ans, toute une vie. Nos années d'adolescence rebelles et solitaires ont succédé aux doux égarements de l'enfance et précédé la vie active, trop active, aliénante. Ensemble, toujours. Ensemble et éternellement  au même endroit, dans cette ville grouillante de New Brunswick, New Jersey, comme si notre vie avait toujours été fixée ici, nous rapprochant immanquablement et faisant de nous les meilleurs amis du monde.

Jusqu'ici, tout allait bien. Tous deux professionnels de la médecine dans cette honorable cité de la santé, moi employé d'une entreprise pharmaceutique et lui médecin généraliste, tout était paisible et certain, nous nous lovions dans ce quotidien si confortable, nous savions où nous étions nés et où serait notre tombe. Mais l'un d'entre nous l'atteindra avant l'autre, si vite, trop vite.

Élisée est malade. Plus encore: mourant, l'appel de l'au-delà est déjà proche de lui, et je me sens si impuissant. Je l'ai appris trop tard, au moment le plus critique, l'horreur de ce mal avait déjà dévoré la plupart de son être, mais comment pouvais-je deviner? Ce soir, devant ce spectacle que nous avions pris l'habitude de contempler à deux, je me sens seul, si seul. Je me morfond devant les vestiges de notre passé commun tandis que lui rejoint sa chambre d'hôpital, celle qui connaitra sa lente agonie et l'éloigne de moi, de jour en jour. Pour la première fois de ma vie, je me sens inutile, désarmé. Même ma connaissance de la médecine, cette science qui m'a permis de sauver tant de vies, ne pourrait rien contre cette maladie inconnue. C'est la raison pour laquelle Élisée ne m'a rien dit. Seul face à la mort, il préférait vivre ses derniers instants le plus pleinement possible.

Il me manque une partie de moi, un manque qui ronge mon être. Je ne peux pas, je ne dois pas rester passif et éviter le combat. Le soleil est couché, je me lève. Demain est un autre jour.

10 décembre, 7h

Comme chaque nuit depuis que je sais, nul sommeil n'a pu me laisser échapper de cette pensée toujours plus grande, celle de la perte de mon meilleur ami. Il faut dire que tout comme Elisée, je n'ai jamais été un grand dormeur: je me rappelle de nos nuits passées à veiller toujours plus tard, l'aurore rosée nous surprenant au petit matin tandis que nous gisions au milieu de piles et de câbles, laissant libre court à nos activités nocturnes: création d'une fusée pour fuir ce monde trop étroit pour notre imagination grandissante, jeux vidéos à n'en plus finir, observation des étoiles... notre seule présence mutuelle nous suffisait face à l'immensité des possibles. Élisée avait l'habitude de dire que le sommeil, nous aurions bien le temps de le côtoyer plus tard, quand nous serions morts.

La mort, mon ami la regarde maintenant en face. Je suis allé le voir à l'hôpital avant-hier, lors de son entrée dans ce vestibule de l'enfer dont il ne sortira peut-être plus, et ne l'ai pas reconnu. Son visage, celui d'un homme de quarante ans, semblait en avoir encore quarante de plus. Les rides tirées, les yeux vitreux et le teint blafard, il ressemblait à un fantôme planant déjà sur ma conscience. Oui, j'ai culpabilisé, voyant rétrospectivement mes dernières semaines, toujours plus occupé et angoissé par une demande toujours plus pressante, aveugle devant l'état critique de mon ami, se dégradant de jours en jours. Je lui ai tenu la main, ai tenté de vaines paroles pour le rassurer, lui qui n'a plus d'espoirs mais garde néanmoins le sourire, toujours. Sentant ma mélancolie, Élisée m'a dit que ce n'était pas grave si je ne venais plus le voir, qu'il préférait que je garde dans mon esprit le souvenir d'un homme vivant et courageux, de ces yeux verts jadis si pétillants de malice. Mais je ne peux accepter de m'attacher à un souvenir, les années défilent devant mes yeux, il devient évident que ma vie sans cet être de chair cesserait tout simplement d'être, les jours perdraient toute leur substance de joie et je ne saurai qu'être entrainé par leur court morose, indéfiniment. Il y a forcément une solution. Il faut que je revienne le voir.

10 décembre, 17h

Penché comme à mon habitude sur des flacons, béchers et autres matériaux qu'exigent ma profession, j'ai passé de longues heures à tenter de chercher un remède qui pourrait sortir mon ami de sa funeste torpeur. Cette entreprise est folle, je le sais, mais par amour pour lui je pourrai tout produire. Même un médicament n'ayant jamais vu le jour auparavant, capable de le guérir.

Lorsque je me décide enfin à gagner l'hôpital, il pleut. Sur le seuil, quand les portes coulissantes me laissent laborieusement passer, puis lorsque j'explique mécaniquement que je viens pour une visite,  je peux sentir les gouttes dégouliner contre mon front et sur mes jambes, et cela me rappelle...

Un jour, j'ai perdu Élisée. Je veux dire par là que nous marchions côte à côte, dans la rue, pour aller au lycée, et que l'instant d'après il avait disparu. Tout juste âgés de quinze ou seize ans, nous étions quelque peu rebelles, nous habillant tout de noir et nous échangeant des cassettes de rock. C'était la bonne vieille époque.

Le jeune homme avait donc disparu, et moi, perdu dans mes pensées, je n'avais pu voir où il était passé, ni percer le mystère de cet acte et encore moins le supporter. Seul au milieu de la foule, seul et dérouté, mes yeux tentaient de tout côté de vains regards perdus ne rencontrant que l'inconnu, le vide et le chaos. C'est que mon ami était la seule chose qui sur terre me semblait familière. Ce fut comme une révélation. Pour la première fois, je découvrît que sans lui, je n'étais rien. Après une longue journée à ne parler à personne, à ne sourire à personne et à ne penser qu'à lui, lui et son obsédante présence dont j'avais tant besoin, je le revît enfin. Il pleuvait ce soir là, quand je le rencontrai morne et mélancolique. Il avait trouvé bon de fuguer, furieux contre ses parents, l'univers et la société, avant de découvrir que le monde hostile l'attendant à la lisière de cette vie de frustration n'avait en fait rien de désirable. Heureux de le retrouver, je ne fis aucuns commentaires et le serrai dans mes bras sous la brutale averse. Je ne sais pourquoi ce souvenir me revient, tout à coup, comme pour me rapprocher encore plus du lourant, de ce qu'il a été... 

Sur le seuil de sa chambre d'hôpital, je n'ose faire un pas de plus, mon cerveau se prépare à affronter le regard d'un mourant, ses vices et ses peines. Tandis que je pénètre timidement dans l'antre de la mort, une vision d'horreur transperce tout mon être: le visage d'Élisée n'en est déjà plus un, sa peau a un aspect terne, grisâtre, ses joues retombent mollement, sans parler de son corps atrophié et percé de toutes parts de tubes qui ne pourront plus le sauver... moi, j'aimerai le sauver. C'est un rêve, peut-être, une lubie, mais même devant ce cadavre vivant je garde en moi quelque espoir, et puisque je sais que la médecine peut tout, alors je ferai tout pour arriver à mes fins. Seuls ses yeux ont gardé forme humaine, malgré le gonflement, les cratères gisant autour de ces deux perles ayant gardé leur clarté. Il tente de me sourire, sourire qui me fait peur mais me donne confiance, je ne me détournerai pas de cet être monstrueux puisque son âme a gardé sa magnifique pureté.

« Tu est tombé dans le Raritan? Tu es trempé, ça me rappelles la fois où j'ai essayé de fuguer, l'échec de ma vie!

Je pars dans un éclat de rire, et lui aussi, malgré sa faible voix. Pas de doutes, nos esprits resterons toujours connectés. Je m'assoit près de lui.

– Pas dans le Raritan, non... mais dans la peine. Depuis que je te sais dans cet état, mes larmes ne cessent de couler.

– Je pleure aussi, tu sais. Je n'aurai pas voulu partir si tôt, je voulais passer encore bien de merveilleuses années avec toi.

Élisée, malgré sa volonté de paraître insouciant face au mal qui le heurte, est maintenant brisé, il ferme les yeux et seules ses cernes noires deviennent visibles, je me détourne pour ne pas affronter cette laideur languissante. Mais je sais que, peut-être, je pourrai lui apporter une nouvelle qui pourrait lui faire reconsidérer l'avenir sous un autre angle.

– Et si c'était possible? Si un remède existait finalement contre cette maladie inconnue?

– Impossible.

– J'y travaille! Je te promet qu'un jour prochain, j'arriverai ici avec l'élixir capable de te sauver!

Cette information ne produit pas l'effet que j'espérais, moi qui le connaît si bien, qui pensait pouvoir prédire sa réaction... il pousse un soupir.

– Ne te fais pas tant de tourment, tu vois bien dans quel état je suis... laisse ton pauvre ami mourir en paix le coeur tranquille.

– Comment? Mais ne veux tu pas rester avec moi plus longtemps, pour toujours?

– Si, mais... il faut laisser faire la nature. Elle veut que je périsse, qu'il en soit ainsi, et tu n'y peux rien.

Ce défaitisme me foudroie et me consterne. Il lui ressemble si peu. Je ne contrôle plus ma voix, je m'entend hurler pour le convaincre:

– Mais la médecine peut sauver des maux de la nature!

– Elle n'est rien sans la nature.

Excédé, je me lève soudain et agrippe Élisée par ses épaules frêles, qui ne le soutiennent plus, que j'entends craquer.

– Toi qui as voué ta vie à la médecine! Comment est-ce possible...

– Toutes mes peines viennent de cette médecine que tu vénères tant.

Un silence. Je ne peux le croire et reste penché sur lui, vainement, attendant une explication. Il peine à parler, un râle s'échappe de ses lèvres pendant que je le tiens d'une poigne de fer.

– Pendant une consultation... un flacon m'est tombé dessus. Je ne sais plus... ce qu'il contenait. Je ne l'ai dit à personne.»

Trouvant cette explication absurde, faite sans doutes  sous le coup de sa folie grandissante, je ne puis retenir mes pleurs. Je me sens si impuissant face à ce cerveau que j'admirais tant, qui  toujours m'a semblé me dépasser, et qui aujourd'hui a perdu toutes ses capacités mentales, toute sa volonté... j'aimerais le secouer, lui expliquer que tout bon médecin connaît par coeur tout ce qui compte son cabinet, et qu'il était le meilleur d'entre eux. Mais ce serait impossible, la perte de la foi en sa profession me le montre bien. La déception me tenaille et,  lentement, je me lève et je pars sans ajouter un mot.

13 décembre, 7h

Cette glaçante découverte et le peu de conviction qu'Élisée semble placer en moi ne m'a pas empêché de travailler toute la nuit, et l'entièreté de ces derniers jours sur un remède.
Au laboratoire à toute heure, maniant précautionneusement de petits flacons, pesant, mesurant, sentant planer sur moi la détresse d'un glas toujours plus pesant, je ne cherche pas à comprendre la fatalité ayant frappé mon ami, je veux juste y mettre fin. Et je pense enfin avoir trouvé.

13 décembre, 17h

J'ai reçu tout à l'heure un appel de la chambre d'Élisée. Il ne pouvait plus parler, alors l'infirmière m'a dicté ses dernières volontés: il souhaitait me voir, sur la plage où nous avons passé tant de temps ensemble, regarder avec moi un coucher de soleil, pour la dernière fois sans doute...
Mes pieds s'enfoncent lourdement dans le sable. Il est là, de dos, sa silhouette se découpe sur le ciel déjà sombre.
En m'asseyant à ses côtés, je vois au loin l'infirmière l'ayant accompagné jusqu'ici, restant à proximité. Puis je vois son visage, maintenant entièrement gris, les yeux toujours cerclés de noirs, plus aucune couleur n'en ressort. Il est terrible, mais je ne détournerai pas le regard.
Lentement, je m'installe. Après un silence de quelques instants, nous ne nous voyons déjà presque plus, le ciel s'étant noircit à une vitesse effrayante. Au moment opportun, je lui tant la précieuse fiole que j'ai mis tant d'ardeur à confectionner.

« Tiens. Je pense que ça pourra te sauver...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'Élisée a déjà renversé tout son contenu sur le sable fin, l'élixir s'y enfonce, aucun retour possible. Un cri d'incompréhension m'échappe, tout ce travail parti si vite! Qu'est-ce qui lui prend? Il n'a plus sa conscience, il ne s'appartient plus, c'est évident.
Mon compagnon s'approche de mon oreille, il ne peut esquisser qu'un murmure animal me transperçant comme un glaive:

– J'ai décidé moi même de boire cette fiole au contenu si suspect...

– Mais pourquoi? Pourquoi t'es-tu guidé toi-même vers la mort et refuser mon aide? Je voulais te faire revenir, que tout redevienne comme avant...
Les pleurs m'échappent tandis que je l'étreint.

– Je ne voulais plus vivre. Je n'étais plus heureux.

Ses mots déclenchent en moi un mouvement de recul. Comment peut-il affirmer cela, d'un air si sûr? J'étais à ses côtés, pendant tout ce temps, heureux comme lui... je veux en savoir plus.

– Mais depuis quand? Notre amitié était si belle...

– Tu ne comprendrai pas. »

Mon âme est brisée en entendant cette voix rauque me porter de tels coups. Je me tais, jamais je ne comprendrai, j'accepte le fait de ne jamais comprendre.
Peut-être puis-je encore une chose pour lui, cette être que j'ai tant aimé. D'un geste de la main, je l'invite à me suivre. Incapable de marcher, je le porte vers la mer et son onde glaciale nous crible de ses pics.

Nous y sommes bientôt enfoncés, seuls, observant l'horizon comme dans notre jeunesse. Je le lâche. Sa tête sors de l'eau, je l'y replonge, sens sous ma main assassine le dernier frisson de l'agonisant, quelques bulles puis... plus rien.
Et voilà. Mon meilleur ami, fondement de mon existence, n'est plus et ne reviendra jamais. Je voulais le sauver, je l'ai noyé, annihilé. Et c'est ce qu'il voulait, chassant mon bras aidant, niant tout ce bonheur que nous avons eu ensemble. Seul face à la mer, il me faut bien du temps pour accepter cette inexplicable vérité: je le hais.

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