18 - De l'art de résorber les failles

J'avoue que j'ai du mal à me sortir cet incident de l'esprit. Je me sens curieusement coupable ; d'un autre côté, est-ce vraiment ma place de demander de ses nouvelles à quelqu'un à qui je n'ai pas adressé la parole depuis le jour de notre rencontre ? Et je ne suis pas sûre qu'en parler à Izel sera une bonne idée. Il semble bien assez irrité par le peu de cas qu'Eïdo fait de sa santé. Probablement à raison, d'ailleurs.

Contrairement aux repas du midi et du soir, chacun prend son petit déjeuner à l'heure et dans le lieu qui lui conviennent. Même si je ne suis pas restée très longtemps dans l'armée, j'en ai gardé une certaine discipline ; je préfère sortir de ma chambre pour le consommer aux premières heures du jour, dans l'un des petits salons. Il m'arrive d'y croiser Faïn, Cipher ou Tiri, mais mes interactions avec cette dernière se liment à un « bonjour » rapide et sans inflexion.

Ce matin, je me retrouve seule devant mon plateau. Il est encore trop tôt pour que je rencontre les autres pensionnaires – du moins, pour ceux qui restent pas terrés dans leur cabine. Au-dehors, la lumière bleue de l'aube tourne tout juste au doré. J'aime assez l'admirer dans la solitude, cela me laisse le temps de penser. Et même de rêvasser un peu...

Je termine à peine mon brouet aux fruits quand une alarme retentit au-dessus de moi, stridente et agressive... Au premier coup, je rentre la tête dans mes épaules, surprise et apeurée. J'essaye de nier l'existence du second coup, mais le troisième me rappelle à la raison : selon les consignes révisées avec Faün, je dois aussitôt me précipiter à la porte de la salle du Conseil.

Je prends tout juste le temps de mettre le plateau dans le sanisateur – il ne restait que quelques bouchées après tout – avant de courir vers les coursives. Je sais à présent suffisamment m'orienter pour retrouver la pièce sans avoir besoin du plan-tablette – du moins tant que je me limite à une zone familière. Finalement, je parviens à la porte : avec soulagement, je constate que je ne suis pas la dernière. Atina et Izel arrivent derrière moi. À ma connaissance, ils ne sont pas parmi les lève-tôt de l'équipage ; à leur allure échevelée, le réveil a été rude ! Je ne peux m'empêcher de sourire avec amusement.

L'instant d'après, nous voilà tous debout devant la table – même pas le droit de nous asseoir, la vie est dure ! – pendant que l'Aïrin, Faïn à ses côtés, nous explique la raison de cette convocation brutale.

« Marihel nous a transmis un appel du gouvernement central d'Ether. Une nouvelle faille s'est ouverte près de la cité de Cirria. Au lieu de se résorber spontanément, elle semble s'élargir... Pour l'instant, rien n'en est sorti, mais il faut se dépêcher de la refermer tant que c'est possible ou Ether sera obligé de déplacer la ville. Pour le moment, je vais diriger l'Agathos vers Cirria ; nous commencerons par observer les contours du phénomène. Cipher ? »

La radiante s'avance légèrement :

« Est-ce que tu penses que Prismè est suffisamment préparée pour se joindre à la mission sans trop de risques ? »

Un petit rire – plus goguenard qu'amusé – retentit non loin de moi. À ma grande surprise, il est issu d'Eïdo. L'homme aux longs cheveux noirs esquisse un sourire narquois :

« Oh, elle en est visiblement capable ! Par contre, il va falloir qu'elle se rappelle de la signification du mot « prudence ».

Je pivote sur moi même et je me penche légèrement pour lui lancer un coup d'oeil mortel. Mais son visage n'est pas tourné dans ma direction et je ne peux que laisser mon regard assassin se perdre dans le vide.

« Je pense que Prismè a agi comme elle le pouvait face à une situation inattendue, répond l'Aïrin d'une voix douce. Une simple faille ne présente pas trop de danger, il suffit de respecter les consignes. »

Il m'adresse ce sourire plein de lumière qui me fait toujours un peu chavirer.

« Je ferai tout ce qu'on me dira de faire... »

Ma voix me semble bien enfantine et fluette en cet instant.

« Je n'en doute pas une seconde, Prismé. »

J'évite de regarder du côté d'Eïdo, au cas où il lèverait les yeux au ciel.

« Est-ce que les règles habituelles ont été transmises à Cirria? reprend l'Aïrinn.

— C'est fait », l'informe Faïn.

Elwen hoche la tête en guise d'approbation.

« Parfait. Tiri, peux-tu me préparer les coordonnées, s'il te plaît ?

— Pour quand ? répond la jeune femme, toujours aussi abrupte.

— Mettons... une demi-heure ?

— Ce sera fait.

— Est-ce que cela vous suffira à tous pour vous préparer ? Cipher ?

— Je transmettrai les informations nécessaires à Prismè pendant que nous nous équiperons.

— Parfait. »

Son regard revient sur Eïdo ; pour avoir assisté à l'échange dans l'arène, je devine sa question muette. Le grand brun acquiesce presque imperceptiblement. Je détourne les yeux et me lève dans la foulée de mon instructrice. Je ne me sens pas prête ; c'est le moins qu'on puisse dire. Mais j'ai enfin l'occasion de voir ce qui rend l'Agathos et son équipage si singulier...

J'emboîte le pas à la femme aux cheveux verts, en direction des vestiaires que je connais bien. Elle m'a présenté les tenues d'intervention, un peu différente de celles que nous portons pour l'entraînement. Beaucoup plus épaisses, elles comportent un casque, pour une protection maximale.

« Quel sera notre travail ?

— Nous allons effectuer une reconnaissance autour de la faille – ce sera plus simple à deux – puis nous nous attaquerons aux semences...

— Les semences ?

— Ce sont des particules qui s'échappent de la déchirure. Si on n'intervient pas, elles finissent par grandir et provoquer de nouvelles déchirures. Nous ne nous occupons que des plus petites. Éliminer les failles secondaires et les plus grandes semences, c'est le travail d'Eïdo. »

Je me demande comment il s'y prend... Est-ce qu'il utilise sa créature de fumée sombre pour le faire ? Pourquoi en a-t-il besoin quand il peut voler comme nous, avec ses étranges alaées noires ?

« Il faudra que tu sois attentive à économiser au maximum ton énergie. La proximité des limbes provoque un épuisement de l'énergie des radiants. Et ce sera pire quand Atina interviendra.

— C'est pour cela que j'ai été engagée ?

— Tu as résisté de façon remarquable face au démon, d'après Eïdo. Les Limbes ne sont rien, à côté de ce genre d'engeance. »

Je hoche la tête, pensive. Tout en fermant les attaches de la combinaison bleue, je me tourne vers Cipher :

« Cela va te sembler bizarre, mais comme je n'ai pas vraiment eu l'occasion de le côtoyer... quel type de personne est Eïdo ? »

À part un individu hautain et grincheux, même s'il a visiblement des excuses – mais je ne le mentionne pas.

« Eïdo est sérieux et extrêmement fiable. Il est aussi loyal et courageux. »

Je ne demandais pas un article de catalogue ! D'un autre côté, connaissant Cipher, je n'aurais pas dû m'attendre à plus.

« Tant mieux. »

Ma voix semble sans doute un peu dépitée, mais mon instructrice ne fait aucune remarque. De toute façon, le moment est mal choisi pour lancer un débat sur la question. Je suis Cipher vers la baie où se trouve déjà Eïdo et Atina, tous deux vêtus de combinaisons et le visage protégé par une visière. La femme brune nous sourit, mais son compagnon demeure concentré, le regard baissé vers le sol. Cipher me fait signe de rester à distance.

Quelque chose se prépare... et je ne sais pas encore quoi !

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Eh oui, nous passons enfin aux choses sérieuses. Je comprends qu'Eïdo agace Prismè, pas vous ? Il faudra sans doute encore un peu de temps avant que ces deux-là parviennent à se comprendre !



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