Chapitre 2 : Projets contrariés et mauvaise volonté (2/2)

Trois arrêts plus loin, Ethan descendit d'un pas léger et remonta la rue en chantant une chanson à propos d'un homme apprenant sa propre mort dans les journaux. Il y mettait tellement d'entrain qu'il surprit plus d'un passant. Ceux-ci le regardaient croiser leur route d'un drôle d'air, se demandant si cet étrange gamin ne s'était pas échappé d'un asile. Le jeune garçon y était totalement indifférent, et continua de hurler le refrain à s'en faire mal à la gorge jusqu'à ce qu'il arrive devant le portail de sa maison.

- Have you heard the news that you're dead...?

Il prit les clefs cachées dans un petit pot en terre et ouvrit le portillon. Toujours aussi joyeux, il traversa le jardinet, ouvrit la porte d'entrée et jeta sans ménagement son sac au pied du radiateur.

- Je suis rentré ! cria-t-il, mais il n'obtint aucune réponse.

« Si maman me demande de rentrer alors qu'elle n'est même pas à la maison, je jure que... »

- Maman ? lança-t-il d'un ton hésitant.

Il s'avança dans le vestibule, jetant au passage un coup d'œil dans le miroir de plain-pied. Il nota avec désarroi que ses cheveux blonds étaient particulièrement mal coiffés après la bataille de nourriture qui avait eu lieu le midi-même - et qui avait été interrompue juste à temps par un surveillant, au moment où un élève de sixième allait lui écraser une glace en cornet sur la tête. Il avait aussi une énorme tâche de sauce tomate sur son T-shirt, mais il ne pouvait blâmer personne d'autre que lui-même pour celle-ci : il était incapable de manger proprement des spaghettis bolognaises.

- Maman ? recommença-t-il alors qu'il trouvait le salon désert.

Il finit par entendre le son étouffé de la voix de sa mère, atténuée par les portes vitrées de la cuisine. Elle était plongée dans une conversation énergique au téléphone.

- Oui, on en a beaucoup parlé avec Henry... Il est entièrement d'accord. Il trouve que c'est une excellente idée, oui... Non, ce n'est pas grave... Oui, on planifiait ça depuis des mois... Non, ça ne pose aucun problème pour l'annulation...

Même en tendant l'oreille, Ethan ne parvenait pas à entendre les réponses de l'interlocuteur de sa mère.

- Henry s'est arrangé avec son collègue, c'est bon. Oui, vraiment. Oui. Non, ça ne posera pas de problème au petit... Non, ça ne m'enchante pas vraiment de revenir, tu le sais, mais je le fais pour vous... Je te l'ai déjà dit, Henry trouve l'idée excellente. Non... Oui... Oui... Ecoute, maman...

« Maman ? » songea Ethan en sursautant.

Il donna un violent coup dans un vase qui se mit à tanguer dangereusement, ne le sauvant que de justesse d'une chute brutale.

Si Ethan avait passé un nombre incalculable de mercredis après-midi chez ses grands-parents paternels, il ne pouvait pas en dire autant de ceux du côté de sa mère. Leur dernière visite en région parisienne remontait à plusieurs années, pour Noël. Le jeune garçon gardait un excellent souvenir du réveillon de ses sept ans – peut-être parce qu'il avait reçu en cadeau le camion de pompiers de ses rêves –, et il avait toujours assimilé cette agréable fête à ses grands-parents, mais il ne les avait presque pas revus depuis, à part de temps en temps pour une réception de famille étendue, comme le mariage d'une cousine éloignée ou ce genre de festivités. A l'inverse, il n'était jamais allé chez eux, car sa mère refusait de remettre les pieds là-bas. Evidemment, Ethan comprenait qu'après avoir vécu dix-neuf ans dans un village perdu au milieu de la Creuse, sa mère n'ait pas très envie d'y retourner. Mais tout de même, pour y passer quelques jours de temps en temps, il trouvait qu'elle faisait un peu beaucoup de cinéma.

- C'est vrai que ça fait longtemps que vous n'avez pas vu Ethan... Une éternité ? Tu exagères ! C'était quand, l'anniversaire de Bernard et Sylvie ?... Quatre ans ? Ah oui, quand même... Bon, maman, il va falloir que je te laisse, puisqu'on en parle, il vient de rentrer.

En effet, Ethan se tenait sur le seuil de la porte de la cuisine, et observait avec des yeux ronds sa mère raccrocher.

- Coucou, chéri, fit-elle en reposant le combiné sur le plan de travail. Bonne journée ?

- Pas mal, répondit vaguement le jeune garçon. C'était la dernière, alors...

- Bien sûr.

- C'était grand-mère au téléphone ?

- Oui.

- Ils vont bien ?

- Hein ? Oh, oui, ne t'inquiète pas, ils sont en pleine forme. Un peu trop, d'ailleurs. Ta grand-mère a décidé de retaper tout l'établi.

- Eh ben...

Sa mère sourit distraitement et mettant un peu d'ordre dans la corbeille de fruits.

- Tu as l'air contrariée.

- Mais non, chéri.

- Maman...

- On peut attendre ton père pour en discuter, s'il te plait ?

- Ah ! Donc il s'est passé quelque chose.

Elle soupira.

- Oui. Enfin, pas vraiment, mais... tes grands-parents vieillissent. Ils se sentent seuls dans leur campagne, et grand-père doit se faire opérer des yeux – rien de grave, mais il ne pourra plus conduire pendant un certain temps et grand-mère ne prend plus la voiture depuis un bail. J'espère que tu ne m'en voudras pas trop mais...

Ethan sentit une bouffée d'appréhension monter en lui.

- Mais quoi ?

- On... on va peut-être devoir mettre de côté les vacances sur la côte d'Azur. Ton père et moi n'avons que trois semaines, alors on va aller les passer chez eux.

- QUOI ???

Pour Ethan, c'était comme si un monde venait de s'effondrer. Les vacances dont il avait si souvent rêvé au cours des dernières semaines venaient tout à coup de partir en fumée. Il n'avait pas vu d'autres plages que celles de Normandie depuis bientôt cinq ans, et attendait ce voyage depuis des mois. L'annuler relevait de la trahison pure et simple.

- Ne crois pas que ça m'enchante, admit sa mère d'un ton las. Mais ta grand-mère a des arguments... plutôt persuasifs.

Elle fit un geste vague en direction du jeune garçon.

- Mais, maman, c'est impossible ! On a déjà réservé ! Et puis, je suis inscrit à l'école de planche à voile, tu ne peux pas me faire ça...

- Ton père s'est arrangé et...

- Ah, parce que papa est aussi dans l'affaire ? Vous vous êtes ligués contre moi, c'est ça ?

- A vrai dire, ta grand-mère a téléphoné il y a déjà une semaine, oui. Mais on n'a pris la décision finale qu'hier.

- Décision prise sans moi, rétorqua Ethan, une boule dans la gorge.

- On allait t'en parler, mon chéri...

- Ne m'appelle pas mon-chéri ! rugit le jeune garçon. Je n'ai plus quatre ans ! Et de toute manière, quoi que tu dises, je m'en fiche, je ne veux pas y aller !

Au plus profond de lui-même, Ethan se rendait compte qu'il était en train de piquer une crise de larmes comme les enfants dont il essayait de s'affranchir, mais la colère dominait largement tous les autres sentiments.

- Ethan, calme toi...

- Je vous déteste, renifla-t-il en essuyant son nez du revers du bras. Vous avez pourri mes vacances.

Il fit demi-tour et monta quatre à quatre les escaliers avant de se barricader dans sa chambre, se jeter sur son lit recouvert de coussins et se mettre à pleurer de tout son soûl. En bas, il entendait sa mère qui essayait de le raisonner, mais pour le moment, il n'avait pas envie de l'entendre.

Après quelques minutes de grosse crise de nerfs, il se sentit enfin calmé et un peu honteux de s'être comporté comme un bébé. Il se redressa et attrapa son portable, avec l'idée de contacter Matthias pour lui faire part de sa mésaventure, avant de souvenir que le jeune garçon devait accomplir des miracles footballistiques contre l'équipe de Maxime. Il se demanda vaguement comment se débrouilleraient ses amis sans leur gardien de but, mais Matthias et son sens des affaires aiguisé avaient sûrement réussi à trouver un remplaçant.

Déroulant ses contacts, il tomba sur le numéro de Julia – une manigance de son meilleur ami. Prenant son courage à deux mains, il se résolut à lui envoyer un message.

Message envoyé à : Julia.

Bonnes vacances !

Et dire qu'il n'avait même pas été fichu de lui dire en face. Pourtant, c'était deux mots.

« Juste deux mots ! »

Les mains moites, il attendit une réponse de la jeune fille, qui ne tarda pas à venir.

Un nouveau message de : Julia.

Merci, toi aussi !

Il aurait aimé écrire autre chose, trouver une réponse pleine de répartie, mais resta complètement paralysé.

« Ridicule, songea Ethan, je suis ridicule. »

La réponse de la jeune fille le laissa songeur. Comment passer de bonnes vacances dans la Creuse ? Il fit le point sur ce qu'il savait de la région, faisant appel à ses déjà lointains souvenirs de géographie, et nota les informations sur un morceau de papier :

Contre :

- Trou le plus paumé de France

- Au beau milieu de la diagonale du vide

- Maximum 300 habitants dans la région

- Moyenne d'âge de 182 ans

Pour :

- La tarte aux pommes de grand-mère

Il soupira en froissant en boule le papier. Après de longues minutes de réflexion, il le déplia à nouveau et ajouta :

Pour :

- Terrain inconnu à explorer

- Nouvelles rencontres ?

Voilà qui était déjà un peu mieux.

Il s'octroya encore un peu de temps pour réfléchir, notant de temps à autre un nouveau tiret en-dessous des précédents. Dans les pour, on retrouvait : faire plaisir aux parents et aux grands-parents, se comporter comme un grand, faire du vélo dans la campagne. Les contre avaient aussi leur lot de nouveautés, comme la météo, le réseau pourri ou les parties de Scrabble. Finalement, il décida de prendre sur lui.

Des vacances en Creuse restaient des vacances. Ça ne pouvait pas être pire que le collège.

- Dark Vador !

Ethan fut tiré de sa liste par l'appel de son père qui résonnait depuis le rez-de-chaussée. Il sourit à l'évocation de son surnom. Depuis tout petit, le jeune garçon était asthmatique. Lors de sa première crise, il avait paniqué et crut qu'il allait mourir. Ses parents avaient réagi avec un calme et une réactivité exemplaire, ce qui ne l'avait pas empêché d'être terrifié : le petit garçon qu'il était à l'époque avait eu tellement peur qu'il avait sangloté pendant près d'une demi-heure après la crise. Pour le faire rire et le détendre, son père lui avait dit que sa respiration lui rappelait celle du grand méchant de Star Wars. Ce n'était pas grand-chose, mais Ethan avait tellement ri que ce surnom lui était resté.

Répondant à l'appel de ses parents, il descendit lentement les marches.

- Vous vouliez me voir ?

Assis sur le canapé du salon, ses parents se regardèrent d'un air entendu.

- Ethan, on est vraiment désolés, commença son père. On aurait dû t'en parler plus tôt, mais les choses se sont un peu précipitées. On te demande juste de ne pas trop nous en vouloir...

- Ce n'est pas grave, coupa Ethan, bien qu'il sentît une boule dans la gorge se former à nouveau. J'y ai réfléchi et j'ai compris. C'est important pour maman, ça fera plaisir aux grands-parents... OK.

Ses parents se regardèrent une nouvelle fois, une lueur de surprise dans le regard. Apparemment, ils ne s'étaient pas attendus à ce que leur fils capitule si vite.

- J'ai téléphoné au proprio de la résidence où on devait loger, continua le père d'Ethan. Comme c'est un ancien collègue à moi, il a accepté de nous rembourser en partie le tarif de la location. Bien sûr, il va penser que la famille Lockheart est une belle bande de boulets, mais bon... un grand bol de nature, ça ne peut nous faire que du bien !

Si le père d'Ethan se montrait très enthousiaste, sa mère en revanche, semblait partagée, comme si une partie d'elle regrettait d'avoir pris cette décision sans y réfléchir plus.

- Super, fit Ethan en essayant d'avoir l'air aussi joyeux que son père. On part quand ?

Nouveau regard gêné des parents.

- Euh... demain.

Un sourire crispé se figea sur le visage du jeune garçon.

- Gé-nial. Je vais préparer mes valises alors. Je pense que je peux laisser mes palmes ici, mais je prends un maillot de bain, au cas où...

Il quitta la pièce et commença à remonter les marches, mais il s'arrêta en plein milieu de l'escalier, l'oreille tendue. Ses parents avaient entamé une conversation à voix basse, ce qui voulait dire qu'ils ne voulaient être entendus de personne. Ethan le savait mais il ne put s'empêcher de les espionner.

- Tout compte fait, je ne suis pas certaine que ce soit une si bonne idée, disait sa mère, la voix tendue.

- On en a longuement parlé, Nat. Je pense que c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Et pas que pour tes parents.

- Je ne sais pas... retourner là-bas...

- Ça ne va pas être facile, je suis d'accord.

- Je ne suis pas sûre d'en avoir le courage. Tu sais, j'en rêve parfois encore la nuit...

- Ça fait trop longtemps que tu traines tes casseroles. Tu gardes Beausoleil dans ta tête comme un fantôme du passé.

- J'ai peur de ne pas être de taille à affronter ces fantômes, justement.

- Natasha, il ne s'agit pas de les affronter, tu le sais bien. Après toutes ces années, tu t'es forgée une idée encore plus terrifiante. On va y retourner, tous ensemble, et tu verras que ce n'est pas si terrible. Ça pourrait peut-être t'aider à enfin tirer un trait, non ?

La réponse de sa mère, étouffée, ne parvint pas tout à fait aux oreilles du jeune garçon, mais elle ne semblait pas très convaincue.

- Vous vous en êtes débarrassés, reprit son père. Pour toujours. Il n'y a aucune raison que ça revienne te hanter.

- Ce... Je ne m'inquiète pas pour moi. C'est Ethan qui me fait peur. Il est si immature !

A ces mots, l'intéressé se renfrogna. Il avait pris sur lui pour se comporter comme un adulte responsable en acceptant de partir pour le fin fond du monde, et voilà comment ses parents le remerciaient ! Il s'efforça toutefois de ne pas se montrer pour défendre sa cause, désireux d'entendre la suite de l'énigmatique conversation.

- Il est toujours à courir à droite, à gauche, à faire des bêtises... Tu as compté le nombre d'heures de colle qu'il a eu cette année ?

Son père étouffa un rire.

- Ça ne fait pas de lui un bon à rien.

- Bien sûr que non. Mais...

Elle marqua une pause.

- Il est exactement comme nous l'étions à son âge. C'est ce qui m'inquiète. Il serait tout à fait capable de mettre la main dessus à son tour.

- Allons, il faudrait un sacré hasard pour qu'il y arrive, tu ne crois pas ?

En fermant les yeux, Ethan pouvait sans peine imaginer sa mère balayer les arguments de son père. Henry Lockheart était sans aucun doute la personne la plus raisonnable de cette famille, et son tempérament calme était doublé d'un enthousiasme inébranlable. Malgré tout, il commençait à faiblir devant les contestations de Natasha.

- Et si jamais ça recommençait ? S'il lui arrivait quelque chose, je ne pourrais pas le supporter.

- Il ne lui arrivera rien, promit Henry d'une voix ténue.

- Il a exactement le même âge que Katie lorsqu'elle est...

Ethan ne comprenait pas un mot de la conversation qu'il avait surprise, mais il écoutait comme si sa vie en dépendait. Pendant ce temps, les rouages de son cerveau se mettaient en marche et il essayait de donner un sens aux paroles de ses parents. Ce qui n'était pas évident... Sa mère ne parlait presque jamais de son enfance à Beausoleil.

Et pour cause.


Bonjour tout le monde! Comme promis, la deuxième partie du chapitre 2! Ethan est désormais en route pour Beausoleil, en espérant pour lui que les choses se passent bien (spoiler alert : évidemment que non, sinon vous ne seriez pas en train de lire cette histoire).

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