Chapitre 2 : Projets contrariés et mauvaise volonté (1/2)

27 ans plus tard.

Tic, toc, tic, toc. Accrochée de travers sur le mur du fond, la veille pendule délivrait son cliquetis infernal qui résonnait à travers la salle de classe. Le regard rivé sur la trotteuse, les élèves trépignaient d'impatience sur leur chaise, le visage tendu, les mains crispées sur le rebord de la table. Les collégiens attendaient l'heure de la libération.

Quelques instants auparavant, on pouvait les voir chahuter et s'agiter dans tous les sens en poussant des hurlements sauvages. Assis sur les tables ou couchés sur une rangée de chaises, ils ne prêtaient pas la moindre attention aux dernières leçons que leurs professeurs s'évertuaient à leur réciter, leur voix monocorde perdue au milieu des protestations et des bavardages des adolescents. A présent, ils étaient muets comme des carpes, tendant l'oreille dans l'attente de la cloche qui sonnerait leur délivrance.

Encore deux minutes, deux petites minutes de rien du tout, et ils seraient en vacances. Finis les interminables heures de cours, les réveille-matins réglés sur six heures trente et les interros surprise des profs en colère. Dans moins de cent vingt secondes, leur unique préoccupation consisterait à se tenir aussi loin que possible de toute forme de travail. Viendrait alors la douce époque des coups de soleil, des grasses matinées jusqu'à midi passé et de l'ennui du mois d'août. Assis à son bureau, même le professeur, un petit homme au crâne précocement dégarni, avait renoncé à faire cours et lançait de petits coups d'œil furtifs à la pendule, son esprit déjà perdu quelque part sur les plages d'Espagne.

« Cent quinze, cent quatorze, cent treize... »

Au dernier rang, affalé sur une table couverte de graffitis, l'un des élèves commençait mentalement un compte à rebours. A l'instar de son professeur, il songeait avec délice à ces presque-trois-mois de vacances qui s'offraient à lui, les yeux levés sur la peinture fissurée de la salle trois cent cinq.

« Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-seize... »

Dans un geste qui n'était pas sans rappeler la grâce et la délicatesse de l'éléphant de mer, le jeune garçon s'étira et se redressa sur les coudes pour jeter un regard circulaire à l'ensemble de la classe, s'attardant davantage sur certains élèves que d'autres. Il garderait un bon souvenir de cette année, à ne pas en douter. Son regard croisa, deux rangs plus loin, celui de Grégoire, occupé à faire des grimaces ; à côté de lui, Salim était absorbé par la confection d'un avion en papier. Il avisa au premier rang la chevelure touffue de Marianne qui regardait par la fenêtre, puis son tour de classe s'acheva sur Matthias, qui, debout sur une table, tentait de décrocher le faux plafond. Le jeune garçon avait déjà tenté l'opération au cours de l'année, en vain, mais il semblait mettre un point d'honneur à détruire le collège petit bout par petit bout. On se souvenait encore de la mémorable bataille de farine qu'il avait déclenchée dans le couloir du quatrième étage, bataille qui avait bien failli virer à la catastrophe quand Matthias avait renversé une demi-livre complète de poudre blanche sur la tête de la CPE.

En repensant à Madame Lopez rouge de colère sous sa couche de farine, le jeune garçon ne put réprimer un fou rire et détourna son regard du destructeur de collège. Mais malgré le lot de bons souvenirs qu'il ramènerait, il n'était pas mécontent que l'année scolaire s'achève ; la perspective de plus de huit semaines de vacances le remplissait de joie.

« Vingt-quatre, vingt-trois, vingt-deux... Ça n'en finit pas ! Il faudrait que la cloche sonne en avance... »

Mais la sonnerie n'avait pas l'intention de conforter ses plans et le compte à rebours du jeune garçon était déjà terminé depuis plusieurs secondes lorsque la cloche daigna retentir. Les vingt-sept élèves se levèrent comme un seul homme et s'éparpillèrent telle une volée de moineaux, manifestant leur joie dans une série de hurlements inarticulés. Pas mécontent de se débarrasser de ces insupportables adolescents, leur professeur s'autorisa un long soupir de soulagement en répondant vaguement aux bonnes vacances Monsieur ! lancés à la cantonade. Dans les couloirs, les jeunes gens rencontrèrent des élèves d'autres classes, échangeant des embrassades amicales entre connaissances ou parfaits inconnus, criant de plus belle. Seuls les troisièmes paraissaient un peu maussades, la perspective du brevet imminent suffisant à ternir leur enthousiasme pour la fin de l'année.

Le jeune garçon qui avait compté les secondes descendit les escaliers sans hâte, savourant l'instant présent.

-Hey, Ethan !

Dans son élan, l'interpelé se retourna un peu trop brusquement, et il manqua de glisser sur une marche pourtant agrémentée d'antidérapant. Sa tentative de se rattraper à la rambarde se solda par un échec et seule une main puissante qui le saisit au vol l'empêcha de terminer sa chute quelques mètres plus bas.

- Merci, vieux, haleta Ethan en respirant par à-coups.

En face de lui, Matthias, qui était à la fois celui qui l'avait hélé et celui qui venait de lui éviter une chute désagréable, lui sourit d'un air entendu.

- Sans toi, poursuivit le jeune garçon, je crois bien que c'en était fini de moi.

- Si tu arrêtais de te mettre en danger en permanence, rétorqua l'autre d'un ton complice, tu n'aurais pas maintenant soixante-huit... soixante-neuf dettes envers moi.

Ethan afficha un large sourire, dévoilant deux petites incisives largement espacées. Il ajouta d'un ton frimeur :

- Tu oublies la foi où je t'ai sauvé d'une heure de colle.

Matthias leva un sourcil interrogateur et Ethan expliqua à mi-voix :

- Le jour où tu as inondé les toilettes.

La bouche de Matthias forma un « o » de surprise et il acquiesça.

- Effectivement.

- Comme ça compte pour au moins deux dettes, on retombe à soixante-sept. Et je proteste, je pense que tu en as rajouté des qui n'avaient pas lieu d'être...

- Bonnes vacances, Ethan !

Interrompu dans son énumération de dettes contractées envers son ami, Ethan fit volte-face en sursautant, comme si on lui avait asséné une décharge électrique. En face de lui se tenait une jolie jeune fille dont les cheveux auburn tombaient sur les épaules.

- Ahem, euh...

La collégienne plissa le nez, tentant de déchiffrer les bredouillements inarticulés du jeune garçon.

- Bonnes vacances à toi aussi, Julia, traduisit Matthias avec un grand signe de la main.

Satisfaite de la réponse, la dénommée Julia esquissa un petit sourire gracieux et descendit le reste des marches en trottinant, partant rejoindre ses amies qui pouffaient et jetant des œillades vers Matthias.

- Profite bien des USA !

- Bonnes vacances ! finit par dire Ethan, alors que la jeune fille avait disparu de leur champ de vision depuis un bon moment.

Matthias éclata de rire.

- Genre, ça, ça ne compte absolument pas comme une dette que je te dois, reprit Ethan comme si rien ne s'était passé.

Il arborait cependant une charmante teinte pivoine. Matthias était hilare.

- Je n'arrive pas à croire que tu n'es toujours pas foutu de lui adresser la parole ! dit-il d'un ton goguenard. Ça fait un an qu'on est dans la même classe, quand même.

Ethan fit mine de lui lancer son poing dans la mâchoire, sans grand résultat.

- Te fiche pas de moi, Matt.

- C'est plutôt drôle, pourtant.

Ethan leva les yeux au ciel.

- Je n'y comprends rien. Tu es témoin, je n'ai pas le même problème avec les autres filles !

- Oui, Ethan c'est ce qu'on appelle être amoureux.

- Je ne suis pas amoureux.

Matthias leva les yeux au ciel.

- Des fois, j'ai l'impression que mon meilleur ami est un gamin.

- Mais je suis un gamin, rétorqua Ethan avec un clin d'œil.

Les deux garçons explosèrent de rire.

- Oui, d'ailleurs, à ce sujet, Julia fait presque une tête de plus que toi. Tu as l'air ridicule.

- Eh, ça c'est méchant !

En effet, malgré ses pas-tout-à-fait quatorze ans, Ethan était bloqué à une taille avoisinant le mètre cinquante-quatre. Il paraissait d'autant plus petit que ses amis, à commencer par Matthias, avaient tous bien entamé leur puberté et dépassaient allègrement le mètre soixante-dix. Avec sa petite taille combinée à un visage juvénile encadré de boucles blondes, Ethan avait une allure de chérubin ambulant qui lui avait valu le poste de petit frère de la quatrième G. Même s'il avait assumé ce rôle sans broncher, le jeune garçon restait complexé par ses centimètres en moins et espérait secrètement grandir assez pendant les vacances pour rattraper les autres, à commencer par la jolie Julia.

- Eh oh, tu m'entends ?

Arraché à ses pensées, Ethan leva la tête pour croiser le regard de Matthias, mais ne rencontra que son épaule.

- Pardon, tu disais ?

- Ma parole, cette fille t'a retourné le cerveau ! s'exclama le jeune géant en franchissant le premier portail, avant-dernier obstacle les séparant de la sortie du collège.

Entre temps, ils avaient été rejoint par une bande d'adolescents enthousiastes qui se bousculaient gentiment en parlant fort.

- On se demandait si tu étais chaud pour un foot au stade, tout à l'heure.

Ethan hocha la tête avec enthousiasme.

- Sûr ! Il faut qu'on prenne notre revanche de...

Au même moment, il sentit son portable vibrer dans la poche de son bermuda.

- Espèce de rebelle, nota l'un des collégiens, un grand dadais aux cheveux couleur paille.

Il se mit à réciter d'une voix crispée, dans une parodie de leur proviseur adjointe :

- Les portables sont interdits dans l'enceinte de l'établissement. Tout élève surpris avec un portable allumé...

­- ...se le verra aussitôt confisqué et puni d'un rapport, compléta Matthias. Tu en sais quelque chose, Greg, pas vrai ?

- Mouais, soupira l'autre. Tu sais qu'elle ne voulait pas me le rendre ? C'est ma mère qui a été obligée de faire le déplacement. Mais du coup, c'est elle qui m'a privé de portable, maintenant.

Moyennement intéressé par les déboires téléphoniques de Greg, Ethan tira son propre portable de sa poche et le déverrouilla.

Un nouveau message de : Mamounette d'amour.

Rentre à la maison.

La missive fut aussitôt suivie d'une deuxième.

Un nouveau message de : Mamounette d'amour.

Tout de suite.

Vaguement impressionné, le gamin qui avait pris place derrière Ethan siffla dans son dos.

- Toi, tu vas avoir des ennuis.

Ethan haussa les épaules.

- C'est toujours comme ça avec ma mère. Quand elle t'envoie un message, impossible de savoir ce qu'elle a en tête. Une fois rentré, elle pourrait aussi bien m'annoncer que je vais avoir un petit frère qu'elle a découvert l'élevage de crottes de nez sous mon lit.

- Tu collectionnes vraiment les crottes de nez ?

- Mais non, Benji. T'es débile.

Le gamin à l'embonpoint défiant l'imagination soupira de soulagement.

- Bon, reprit Ethan, je crois que c'est foutu pour le match.

- Quoi ?

Une ombre de déception passa sur le visage mat de Matthias.

- Ma mère veut que je rentre. Cas de force majeure.

- Oh. Pas grave, répondit le jeune garçon en chassant l'air d'un geste machinal.

- Comment on va faire sans notre super goal ? demanda timidement Greg.

- Aucune idée, avoua le capitaine de l'équipe. Mais moi vivant, je vous jure qu'on ne laissera pas Maxime et sa bande nous mettre une raclée.

- Je compte sur toi, Matt, renchérit Ethan. Il n'a aucune chance face à toi. N'oublie pas que c'est l'esprit du dieu du foot qui réside en toi... LIBERTE !!!

Absorbés par leur conversation, les jeunes gens n'avaient pas remarqué qu'ils avaient franchi la grille extérieure. Ethan fut le premier à s'en rendre compte et il laissa exploser sa joie pendant une longue minute, jusqu'à ce que l'air lui manque.

- Ne t'excite pas comme ça, le réprimanda Matthias. Un jour tu vas vraiment t'étouffer, et je ne pourrais rien pour toi, demi-portion !

- J'espère au moins que ma mort annulera toutes les dettes que j'ai envers toi.

- Certainement pas.

- Euh, Ethan, fit soudain Benji, ce ne serait pas ton bus, là-bas ?

Portant une main en visière pour se protéger du soleil, le jeune garçon regarda dans la direction indiquée par son ami.

- Punaise, c'est bien lui. Bon, Matt, je crois que mon dernier jour est arrivé. Je vais devoir courir pour l'attraper.

- Arrête de parler et file, minus ! s'écria Matthias et le poussant pour lui donner de l'élan.

Par un heureux hasard, il courut assez vite pour sauter dans le bus au moment où celui-ci s'apprêtait à démarrer. Il agita la main pour faire signe aux autres en articulant un bonnes vacances ! , puis le véhicule s'éloigna, laissant les collégiens à l'état de minuscules points dans le paysage.


Hello tous! J'espère que vous allez bien, et que ce nouveau chapitre vous a plu! Je suis désolée pour la fin un peu brutale, j'ai préféré séparé les chapitres en 2 pour éviter des textes trop longs qui ne sont pas très adaptés à la lecture sur écran et sur Wattpad, mais ce chapitre servant surtout d'introduction à Ethan, il n'y a pas beaucoup d'éléments dans cette première moitié, j'espère quand même qu'elle vous aura distraite, et on se retrouve vendredi pour la suite! 

Petite question pour vous d'ailleurs : est-ce que le rythme de deux posts par semaine le mardi et le vendredi après-midi vous convient, ou est-ce que vous préféreriez autrement?

A bientôt!

Jade (Kkadou)

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