Chapitre 1 : Nuit d'encre (2/2)

C'était un étrange convoi qui descendit silencieusement la colline : quatre silhouettes fourbues portant une cinquième à la vie trop tôt arrachée. Seul témoin de la triste scène, la nuit d'encre étendait ses immenses bras autour d'eux, en guise de protection.

Ils avaient emprunté la route sinueuse des milliers de fois ; pourtant, jamais le trajet du retour n'avait paru aussi long à Larry. Il fermait la marche, ce qui lui permettait une vision globale sur leur petite bande. Ils avaient l'air tellement minables, sales, fatigués, vidés. Et tellement tristes. Natasha boitillait en se cramponnant du mieux qu'elle pouvait à Eddie, dont les lunettes cassées pendaient en travers de son visage. Plus musclé qu'eux, c'était Nicholas qui portait le corps de Katie ; son visage crispé trahissait à chaque pas son supplice. Sa paupière droite, du côté de l'hématome, retombait mollement sur son œil gonflé. Larry préférait ne pas imaginer à quoi il devait ressembler, lui. Se savoir couvert de boue, chaque parcelle de son corps criant de douleur ne l'incitait pas vraiment à contempler son reflet pour mesurer l'étendue des dégâts. Ils étaient beaucoup trop jeunes en comparaison à ce qu'ils avaient dû affronter, de l'autre côté. Et pourtant, ils avaient triomphé. Mais à quel prix...

Tandis qu'ils s'engageaient le long de la rivière, Larry se mit à penser qu'il ne voulait plus jamais entendre parler de ce qu'il s'était produit. Oublier.

Il voulait tout oublier. Il voulait être comme ceux qui, en découvrant le corps de Katie, croiraient à un accident. Il voulait être comme tous ceux qui passaient leurs nuits à dormir paisiblement. Juste quelques rêves sans importance laissant une impression fugace et engourdie au réveil. Plus jamais de danger, plus de souffrance.

Il savait toutefois qu'il n'oublierait jamais. Néanmoins, pour les rêves, il y avait peut-être une solution... il tâta l'intérieur de sa poche et ses doigts se refermèrent sur une minuscule fiole, qu'il serra dans son poing aussi fort que Katie s'était cramponnée au livre avant qu'elle ne rende son dernier souffle.

Les quatre amis étaient à présent arrivés au pied d'un petit pont de bois bringuebalant. Ils l'empruntaient souvent au cours de leurs excursions, et ce malgré les mises en garde de leurs parents : le pont traversait la rivière a un endroit où l'eau était plus profonde et plus vive. Toujours humide, le traverser relevait de la folie pure : le moindre faux pas, et les enfants allaient s'écraser dans le fossé en contrebas, la tête contre les rochers moussus.

Katie ne se serait jamais laisser prendre au piège et elle n'aurait jamais glissé. Tous en étaient intimement convaincus, mais il en serait autrement des adultes ; après tout, c'était eux qui ne cessaient de répéter combien cette traversée pouvait leur être fatale.

Ils s'arrêtèrent, tendus à l'extrême, sur les premières lattes du pont ; Nicholas s'agenouilla, puis fit délicatement rouler le corps de la jeune fille vers le fossé. Tous détournèrent le regard, ce qui ne les empêcha pas d'entendre la chute de leur amie, fouettée par les branchages des arbres surplombant la rivière, ni le craquement d'os qui signa son atterrissage. Aucun d'entre eux ne risqua un regard en contrebas, où gisait à présent le cadavre de Katie, mais Eddie eut un haut-le-cœur et Natasha gémit. Elle serrait de toutes ses forces la main de Larry et celui-ci grimaça, mais répondit à l'étreinte de la jeune fille par une petite pression. Il avait cependant l'impression que lorsqu'elle lui rendrait sa main (si jamais elle lui rendait un jour), elle serait sans doute broyée.

- Voi... Voilà, murmura Nicholas, blanc comme un linge. C'est fait.

Par respect pour leur amie, ils n'avaient pas pleuré, cette fois. Ce n'était pour autant pas l'envie qui leur manquait. L'idée du corps brisé contre les rochers alimenterait leurs cauchemars pour les mois à venir.

- Adieu, Katie, murmura Larry en jetant un dernier regard dans les broussailles, n'osant baisser les yeux sur le rivage.

Ils traversèrent le pont sans dire un mot. Ils auraient aimé se séparer là, comme ils le faisaient toujours après leurs réunions, se dire au revoir d'un signe de la main enthousiaste et rentrer à l'heure pour le dîner. Mais il était près de deux heures du matin : aucun dîner, aucun parent ne les attendait à la maison.

Et ils ne se sépareraient pas tant que leur tâche ne serait pas complètement achevée.

Ils s'engagèrent dans le village désert aux ombres inquiétantes ; ce n'était qu'un effet de leur imagination, mais cet endroit qui était leur terrain de jeu le jour devenait effrayant, cette nuit-là. Ils hâtèrent le pas, même si Natasha et sa cheville mal en point retardaient considérablement leur progression. A présent qu'il n'avait plus le poids de Katie sur les bras, Nicholas marchait en tête, reprenant sa place habituelle de chef du groupe. Sans le corps de leur amie sous les yeux, il se sentait un peu mieux et avait honte d'avoir pleuré comme un enfant, mais son malaise persistait. Il devait prendre sur lui, pour le bien des autres. C'était son rôle.

Les maisons se firent de plus en plus rares et la route de pavés fit peu à peu place à un sentier en terre battue, rendant la tâche encore plus difficile pour Natasha qui trébuchait tous les trois pas sur le sentier cabossé. Les arbres – des aulnes, nota inutilement Eddie en remontant pour une énième fois ses lunettes cassées sur son nez – étiraient leurs branches comme des centaines de mains avides. Certains d'entre eux étaient morts, car malgré le mois de juillet, aucune feuille ne poussait. D'autres, de frêles rameaux, peinaient à se faire une place au sein des colosses, mais l'ensemble était pour le moins saisissant.

Sans même y réfléchir, les quatre enfants pressèrent encore davantage le pas, courant presque pour traverser l'allée. Arrivés au bout, ils s'autorisèrent une brève minute pour se reposer, le souffle court et les muscles endoloris.

Devant eux se dressait une immense grille en fer forgé noir. Haute de plus de trois mètres de haut, il était hors de question de tenter l'ascension, au risque d'aller s'empaler sur l'un des majestueux pics dorés qui prolongeait chaque barreau. Un peu en retrait se trouvait un carillon rouillé par les ans, mais là encore, impossible de l'actionner : la ficelle prévue à cet effet avait disparu depuis longtemps. Mais cet obstacle en apparence insurmontable ne sembla pas inquiéter outre mesure les adolescents. Déjà, Nicholas s'était éloigné de la grille, furetant le mur de pierre au ras du sol à la recherche d'une ouverture. Il poussa négligemment un buisson touffu recouvert de piquants, ajoutant quelques nouvelles égratignures à sa collection, et dégagea une brèche dans la pierre, trop étroite pour qu'un adulte de forte carrure puisse s'y engouffrer, mais parfaitement adaptée à la taille d'un adolescent malingre.

- Nous y voilà, dit Eddie.

Il avait cette voix monocorde qu'il utilisait chaque fois qu'il s'apprêtait à exposer l'un de ses plans.

- On entre, on s'en débarrasse et on repart en courant.

- J'aime beaucoup ce plan.

- Mais... Et si on est repérés ?

Sentant le désarroi de leur amie, les trois garçons se rapprochèrent d'elle pour lui apporter un peu de réconfort.

- Si jamais il ose pointer son sale nez hors de sa foutue baraque, menaça Nicholas, je le tue de mes propres mains.

- Alors espérons ne pas avoir à en arriver là, interrompit Larry en désignant d'un geste pressé l'ouverture dégagée du buisson.

Ayant adopté à l'unanimité le plan d'Eddie – qui avait le mérite d'être simple -, ils se courbèrent pour emprunter le passage. En tant que chef de l'équipe, Nicholas passa en premier en guise d'éclaireur, Eddie sur ses talons. Ralentie par sa cheville et le livre qu'elle refusait de lâcher, Natasha les suivit. Enfin, Larry se faufila aisément dans l'ouverture, et sans personne pour le retenir, le buisson revint à sa place dans un bruissement de feuilles, dissimulant aux yeux de tous l'entrée secrète.

Ils se trouvaient à présent dans une propriété privée. Les herbes folles dansaient au gré du vent, chatouillant leurs chevilles et leurs mollets. Au loin, on entendait le clapotis d'une mare d'eau stagnante, et le chant des grenouilles. Le grand parc mal entretenu entourait un manoir sinistre plongé dans l'obscurité. S'élevant sur trois étages, il paraissait taillé dans un seul bloc de pierre grise ; déformée par de hautes fenêtres, la façade morne semblait leur adresser un sourire torve.

Sans prêter plus d'attention à l'inquiétante demeure, les enfants la contournèrent en silence, marchant presque sur la pointe des pieds pour ne pas faire de bruit. Ils longèrent le bâtiment, une main posée sur la pierre humide et froide pour guider leur chemin. Derrière le manoir, le terrain s'étendait sur une surface encore plus grande que le parc, à la manière d'un sous-bois laissé à l'abandon. Sous leurs pas, les feuilles mortes craquaient, dans un bruit qui n'était pas sans leur rappeler la chute de leur amie.

- Vite, souffla Nicholas.

Beaucoup trop de choses les incitaient à partir d'ici au plus vite. Leur première visite avait été quelque peu différente. A l'époque, pénétrer sur les terres de celui que tout le monde au village appelait Monsieur le Marquis relevait du défi. De sombres rumeurs circulaient au sujet du propriétaire des lieux. A mi-mots, on l'accusait d'avoir assassiné son épouse et de s'être débarrasser du corps en le jetant au fond d'un puits. Une seconde version de l'histoire disait que l'épouse en question l'avait quittée pour un saltimbanque, ne remettant jamais les pieds à Beausoleil et plongeant le pauvre homme dans une telle tristesse qu'il évitait désormais tout contact avec d'autres êtres humains. Pour une raison évidente, les commères et les enfants avaient de loin préféré la première version, bien plus sordide et effrayante.

Ainsi, à l'époque, Nicholas et sa bande s'étaient introduits chez le Marquis en espérant apercevoir le squelette de Madame la Marquise au fond du puits. Ils ne croyaient qu'à moitié à l'histoire, mais leur imagination fertile les avait poussés à chercher le fameux puits pendant un moment, battant les herbes hautes et se perdant derrière les arbres. Au moment où ils s'apprêtaient à déclarer forfait, ils avaient enfin découvert le puits, tout au bout du terrain, en retrait et caché derrière des arbres au tronc épais. Ils auraient voulu rapporter une preuve irréfutable de la sombre histoire du Marquis, afin d'alimenter leurs récits lors du soir d'Halloween, mais dans le puits, pas l'ombre d'un squelette.

D'un pas assuré, ils marchèrent jusqu'à la cachette du puits et se penchèrent tout autour, comme la première fois. Nicholas se souvenait du hurlement de terreur de Natasha, persuadée qu'elle avait vu flotter la silhouette de la défunte ; ce qui c'était avéré être juste son propre reflet, déformé par les ondulations de l'eau. Mais à la surface flottait alors un vieux livre abîmé aux pages cornées et jaunies. Jeté négligemment dans l'eau, il donnait l'impression que quelqu'un avait cherché à s'en séparer. Poussée par la curiosité, Katie était descendue le long des parois glissantes pour récupérer le carnet, étrangement sec en dépit de son séjour aquatique. L'encre n'avait pas coulé, et l'écriture, quoique serrée et extrêmement penchée vers la droite, restait lisible.

A cette époque, ils n'avaient pas compris pourquoi celui ou celle qui avait jeté le livre là avait souhaité s'en débarrasser. Aujourd'hui, c'était différent. A cinq moins un, ils étaient là à leur tour pour que ce livre ne tombe plus jamais entre les mains d'une âme curieuse et innocente.

- Larry ?

Le jeune garçon secoua la tête, arraché à ses pensées. Natasha tenait le livre au-dessus du puits, les bras tendus.

- On y va ? demanda Nicholas, attendant l'approbation de Larry qui restait muet.

- Euh... ouais.

Sans davantage de cérémonie, Natasha lâcha le livre qui tomba dans le puits dans un grand plouf sonore. Aussitôt, ils s'éloignèrent de quelques pas, les yeux plissés et les bras devant leur visage comme pour se protéger. Mais s'ils s'étaient attendus à une quelconque manifestation, ils en furent déçus car il ne se passa rien.

- Alors... souffla Nicholas, penaud. C'est tout ?

Larry acquiesça, penchant la tête au-dessus du puits.

- Ben... Il est toujours là, oui.

- Personne ne reviendra le chercher ici, dit Eddie en croisant les doigts.

- Il faudra qu'on s'en assure, confirma Larry.

- Comment ?

- On devra rester à Beausoleil toute notre vie, et vérifier que personne ne mette la main dessus.

Ils se firent la promesse de rester les gardiens du puits à jamais, et, la question réglée, on put lire le soulagement sur leur visage. Cette fois, ils avaient la sensation que tout était terminé. Ils empruntèrent le même chemin qu'à l'aller pour quitter la propriété, mais sans le livre, ils se sentaient beaucoup plus légers.

De retour sur le sentier bordé d'aulnes, Nicholas toussota pour les réunir autour de lui.

- Bien, déclara-t-il sérieusement. Il nous reste une dernière chose à faire.

Tous hochèrent la tête en silence, conscients de la gravité de la situation.

- Larry, tu as toujours la potion ?

Le jeune garçon acquiesça et sortit de sa poche la minuscule fiole de verre remplie d'un liquide mauve satiné.

- Il n'y en a vraiment pas beaucoup, objecta Eddie en remontant une nouvelle fois ses lunettes.

- Il faudra bien que ça fasse l'affaire, pourtant.

- Vous avez entendu ce qu'il a dit, répliqua Natasha d'un ton sec. Une goutte chacun et cela devrait suffire.

- Ce sera définitif ? demanda craintivement le benjamin.

- Il y a intérêt !

- Quand même, soupira Larry en arrangeant inutilement le col de sa chemise, ce n'était pas si mal...

Nicholas lui lança un regard outré.

- Va donc dire ça à Katie !

Vexé, Larry croisa les bras en se détournant.

- Je ne parle pas des derniers temps, enfin ! Mais avouez que c'était un peu dingue, tout ça...

- Beaucoup trop dingue, argua Natasha. Il est temps d'en finir.

- Bon, eh bien, trancha Nicholas. Buvons, alors. A toi, Eddie, tu es le plus jeune, commence.

Le gamin prit la petite fiole et le liquide mauve devint orangé, et perdit son aspect satiné pour devenir gazeux.

- A Katie.

Et il but une minuscule gorgée qui lui arracha une grimace.

- Alors ? demandèrent les trois autres se pressant autour de lui.

- Alors rien, répondit le benjamin en s'essuyant les lèvres du revers de la manche.

La déception se lut sur leur visage.

- Je suppose qu'il faut dormir pour voir si ça marche vraiment, opposa-t-il en haussant les épaules.

Les autres hochèrent la tête puis la fiole passa dans les mains de Nicholas, où le liquide devint noir et visqueux comme du goudron, puis dans celles de la jeune fille qui avala difficilement une espèce de poudre argentée. Ils portèrent tous deux un toast à leur amie défunte, et la fiole revint dans les mains de Larry, où la boisson reprit son aspect mauve satiné. Le jeune homme regarda au travers quelques instants, mesurant le pour et le contre de tout ce qui s'était passé. Oui, il y avait eu de bons moments. Mais valaient-ils le prix d'une vie ? Certainement pas.

- A Katie.

Et il vida le reste de la fiole.


Et voilà pour le premier chapitre! Merci pour les premiers abonnements et les premiers retours, ça me fait chaud au coeur, j'espère que la suite et la rencontre avec Ethan au chapitre 2 vous plairont!

A bientôt!

Jade (Kkadou)

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