Chapitre 9
Aqualis était ce que les petits plaisantins de l'espace appelaient « une planète humide ». Dépourvue de terres émergées à l'exception d'une kyrielle d'îlots volcaniques (actifs pour la plupart), son climat particulièrement agité lui conférait également le privilège d'être généreusement arrosée de pluies quotidiennes (torrentielles en général). Néanmoins, les températures restaient agréables et la faible amplitude de leurs variations avait permis un développement de la flore et de la faune locales tout à fait impressionnant.
À proximité de l'équateur, un tapis végétal flottant proliférait, recouvrant l'océan, et constituait même par endroit une véritable forêt. Une multitude d'espèces animales avaient trouvé refuge dans cet entrelacs de fougères géantes, lianes, mousses et autres plantes exotiques qui poussaient sur des radeaux de branchages en décomposition s'empilant à la surface de l'eau depuis des millénaires. Ici se côtoyaient des insectes, de petits amphibiens, des reptiles, un certain nombre de prédateurs à l'affût et des...
— Meaw.
... non, pas de chats, en fait. Celui-là venait d'arriver. Il était mouillé, perché sur une épave démantibulée et visiblement de mauvais poil. De toute évidence, il avait attiré l'attention d'une charmante bestiole marine autochtone, laquelle, au vu de la rangée de dents qu'elle arborait, ne devait certainement pas se nourrir de plantes.
Le chat cracha en faisant le dos rond. Cela n'impressionna pas son vis-à-vis, qui s'intéressait pour le moment davantage à une proie moins réactive. Avec curiosité, l'animal inconnu renifla longuement le corps inconscient au pied de l'épave, puis sembla finalement décider que cela ferait un repas convenable. La bête se lécha les babines.
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La première chose que sentit Harlock lorsqu'il reprit ses esprits, ce fut une douleur cuisante à la joue droite, semblable à un coup de griffe. Puis il entendit un bruit horrible et très aigu se rapprochant un peu d'une scie circulaire découpant un morceau de tôle, un son proche de « miaaaowwfrgchnx » à probablement quelques voyelles près. Enfin, il perçut un grognement continu très rauque, très grave et très proche, et un souffle qui laissait supposer que la cage thoracique de son propriétaire était très imposante.
Il cligna des yeux.
— Qu'est-ce que... Aïe !... Oh, merde !
Le capitaine roula sur le côté par réflexe, juste à temps pour empêcher des crocs effilés de se planter dans son abdomen. Ce ne fut cependant pas suffisant pour éviter qu'un dard d'une cinquantaine de centimètres ne lui perfore le genou. Harlock laissa échapper un cri de souffrance. D'instinct, il leva un bras pour repousser une gueule pleine de dents loin de sa gorge (un bouclier dérisoire vu la taille des dents, il fallait le reconnaître), puis, au prix d'une contorsion dont il ne serait même pas cru capable, il réussit à dégainer son cosmodragon et tira au jugé entre les dents.
Touchée à bout portant, la tête de l'animal explosa sous l'impact, constellant le capitaine de l'Arcadia de bouts de chair, d'os et d'une matière visqueuse sanguinolente – le cerveau, probablement, même s'il était préférable de ne pas trop y songer. Le corps décapité eut un dernier soubresaut, puis s'immobilisa. Harlock souffla de soulagement. Bon sang, ce n'était pas passé loin, cette fois-ci.
Le capitaine se massa machinalement la joue. Tiens, c'était étrange... La créature possédait bien un lot de dents ainsi qu'un dard au bout de la queue, mais pas de griffes : ses deux uniques pattes étaient palmées.
— Meaw.
Oh.
— C'est à toi que je dois ça ? demanda-t-il au chat en pointant du doigt l'estafilade sur sa pommette.
Harlock considéra pensivement l'animal qu'il venait d'abattre.
— Je suppose que je dois te remercier de m'avoir sauvé la vie, alors... continua-t-il.
Le chat le fixa un long moment, puis, a priori satisfait de son examen, il se détourna et entreprit de toiletter son pelage maculé de boue et de sang. Harlock eut un sourire amusé, aussitôt suivi d'une grimace de douleur lorsque l'éperon osseux planté dans son genou se rappela à son bon souvenir. Le capitaine pirate s'assit, le souffle court, et écarta précautionneusement le tissu de son pantalon pour jauger de l'importance de la blessure.
Aïe.
Bon. C'était plutôt moche à voir. Le dard avait transpercé sa jambe de part en part juste au-dessus de la rotule en broyant l'os au passage, et cette saloperie était en plus équipée de barbillons qui lui déchireraient les chairs lorsqu'il tenterait de l'enlever.
Harlock serra les dents. Ça n'allait pas être une partie de plaisir, mais il allait bien falloir qu'il se débarrasse de ce truc.
— Monte la garde, tu veux ? lança-t-il au chat.
Le capitaine prit le temps de s'installer du mieux qu'il pouvait, le dos calé contre les restes de la navette, puis il sectionna la queue de l'animal d'un coup de cosmodragon, dégageant ainsi sa jambe. À présent, il ne restait plus qu'à enlever le dard. Avec tous ses barbillons. Il y en avait vingt centimètres de chaque côté de son genou.
Harlock inspira profondément. Rien qu'un horrible moment à passer. Le fait qu'il ait déjà subi des blessures du même genre (bien que la dernière fois, il s'agissait d'une barre de métal sans aspérités) ne contribuait pas à faire taire son appréhension.
Un horrible moment à passer, se répéta-t-il.
Ses mains tremblaient un peu lorsqu'il fit pression sur la pointe osseuse. La meilleure méthode consistait à poursuivre le mouvement, c'est-à-dire à pousser l'éperon pour le faire traverser sa jambe dans sa totalité. L'avantage, c'était d'aller dans le sens des barbillons. L'inconvénient, c'était qu'il s'agissait de la partie la plus large de l'aiguillon.
Harlock inspira à nouveau, bloqua sa respiration et appuya d'un coup sec d'une main tout en tirant la pointe du dard de l'autre. Puis il hurla, parce qu'il y avait des limites à l'expression « capitaine pirate insensible ». Un pic de douleur insoutenable lui remonta le long de la cuisse. Sa vision se voila, sa tête tourna, et il se mordit violemment la lèvre pour s'empêcher de s'évanouir. Ce n'était pas le moment de perdre connaissance : libérée du corps étranger qui l'obstruait, la blessure saignait maintenant abondamment. Il fallait stopper l'hémorragie s'il ne voulait pas se vider de son sang.
Le capitaine jeta un coup d'œil alentours. Il avait besoin de compresses, de bandages (bon, ça, c'était facile, sa cape lui fournirait tout le tissu nécessaire), mais surtout de quelque chose qui puisse servir d'attelle. À tâtons, il fouilla rapidement les débris autour de lui et en extirpa un... enfin, quoi que ce soit, cela conviendrait. Habitué à pratiquer ce genre de manipulation (sur lui ou sur d'autres, et dans des situations autrement plus mouvementées), Harlock confectionna un pansement rudimentaire et se servit de bandes de tissu arrachées à sa cape et de son attelle de fortune pour immobiliser son genou.
Puis il se renversa en arrière et ferma les yeux. Il avait bien mérité une pause.
En espérant qu'aucun autre représentant de la faune locale ne profite de son inattention pour revenir le grignoter.
—————
— Gamin ? Hého, gamin ?... Il y a quelqu'un ?
Le barman avait atterri sur un tapis végétal mouvant, et s'était extrait de justesse de sa capsule de survie avant qu'elle ne soit engloutie. Oh, bien sûr, le module était conçu pour ne pas couler et devait probablement flotter quelque part sous la couche de végétaux en décomposition... Rien que quelques mètres d'humus, de mousses, de feuilles mortes et de petites bêtes dégoûtantes. Aucune chance de retrouver ce foutu module, donc.
Résultat, l'Octodian se retrouvait sur une planète inconnue, sans équipement, sans radio, et avec pour seule arme le pistolaser qu'il portait à la ceinture. Ça allait être coton pour contacter les autres.
Le barman passa ses nerfs sur un lézard verdâtre qui traînait dans les parages et qui n'avait rien demandé. Et qui s'enfuit par de grands bonds désordonnés tout en agitant des clochettes aux extrémités de sa collerette – un comportement très étrange pour un lézard, mais il en fallait plus pour étonner le barman.
— Il y a quelqu'un ? cria-t-il encore.
Non pas qu'il s'attende à une réponse, mais on ne savait jamais. Peut-être y avait-il un vaillant explorateur dans les parages.
Il grogna. Il pataugeait dans une bouillasse innommable et instable, et il était moyennement rassuré quant à sa capacité à se maintenir à la surface : c'était qu'il pesait son poids, lui, il n'était pas aussi maigre qu'Harlock !
Le barman mit une main en visière au-dessus de ses yeux et essaya de distinguer un endroit plus accueillant. Là-bas, à l'horizon, la végétation semblait plus dense. Une terre émergée peut-être, ou au moins quelque chose de plus stable.
Centimètre par centimètre, en répartissant soigneusement son poids pour éviter une catastrophe, Bob commença une lente progression.
—————
— Tu vois quelque chose ?
Yulian secoua la tête et tendit ses jumelles à Stellie.
— Rien, répondit-il. C'est un gros cube métallique, et je n'ai pas trouvé la moindre entrée.
— C'est une base sylvidre, tu crois ?
Malgré le crash, l'atterrissage forcé dans une lagune vaseuse et le fait qu'ils n'aient aucune nouvelle du capitaine, la combativité de la jeune fille était intacte. Elle semblait d'ailleurs impatiente d'en découdre, alors que Yulian aurait de son côté préféré attendre d'être secouru. Ce n'était qu'une question d'heures, s'était-il convaincu. Après tout, en plus de leurs kits de survie, ils avaient récupéré les balises de détresse des deux modules : quelqu'un allait forcément capter leur signal !
— Je ne sais pas, répondit-il. On devrait rester en observation pour voir quels genres d'appareils fréquentent cet endroit.
— Ça fait des heures qu'on attend et rien n'a bougé ! protesta Stellie. Si ça se trouve, c'est une base abandonnée ! Ou un avant-poste scientifique humain ! Il faut qu'on se rapproche et qu'on entre pour en avoir le cœur net !
— Mouais... Et qu'est-ce qu'on fait si c'est sylvidre et que ce n'est pas abandonné ?
— On les tue toutes ! s'exclama Stellie avec un sourire carnassier.
Une attaque suicide, très peu pour lui, songea Yulian. Mais il devait toutefois admettre que Stellie avait raison sur un point : il fallait entrer. À l'intérieur de cette base, ou de cet avant-poste, ou de ce lieu de villégiature (si ça se trouvait, il s'agissait juste d'un petit pied-à-terre pour les vacances), il y aurait tout ce qu'il fallait pour contacter les secours. Yulian était également certain d'y dénicher un moyen de transport, et il comptait bien mettre en place des recherches le plus vite possible pour retrouver le capitaine. Parce que c'était important, ça, de retrouver le capitaine. Et complètement impensable qu'il se soit tué lors du crash.
— On va plutôt essayer d'élaborer une stratégie plus subtile, rétorqua-t-il fermement.
Il ignora la mimique exaspérée de Stellie. Qu'elle le prenne pour un pleutre si elle voulait, il s'en fichait. L'important, c'était de garder la tête froide, se dit-il. Si cette base était effectivement sylvidre, Stellie et lui étaient inférieurs en nombre, sous-entraînés et mal équipés. Leur seul atout, c'était leur discrétion.
Et Yulian se faisait fort de désactiver toutes les alarmes qu'il trouverait sur son chemin.
—————
Lorsqu'Harlock se réveilla, la nuit était tombée et deux yeux luisants étaient posés sur lui. Verts. Avec un je ne sais quoi entre le reproche et l'inquiétude au fond des prunelles.
— Alors, du nouveau ? demanda le capitaine.
Il se sentait fiévreux. Sa joue brûlait, son genou pulsait, et globalement il avait l'impression que tout son corps irradiait. C'était sûr qu'avec l'eau stagnante, les plantes en décomposition et les morceaux du cadavre de l'animal autochtone éparpillés partout (et qui avaient déjà commencé à pourrir), les conditions n'étaient pas vraiment idéales pour garder ses blessures propres et saines.
Le chat, lui, répondit « meaw », ce qui devait vouloir dire « non ».
Harlock se redressa péniblement sur un coude. Ouch. Vu l'élancement douloureux qui lui scia la poitrine, il devait avoir des côtes cassées. En plus du reste.
Il jura en retombant lourdement sur le dos. Ça faisait mal, bordel !
— Meaw.
— Et je ne tolérerai aucune remarque ! lança-t-il au chat.
D'accord, il avait estimé qu'il pourrait poser la navette plutôt que de l'abandonner et d'accord, ça avait été idiot de penser que l'on pouvait voler avec une moitié d'appareil. Surtout lorsqu'on continuait à lui tirer dessus. C'était une manœuvre qui fonctionnait avec l'Arcadia, mais uniquement parce que les quatre cents mètres de structures métalliques blindées mettaient plus de temps à se désintégrer que les pauvres petits vingt mètres d'une navette de transport.
Il soupira. Lorsque Kei l'apprendrait, elle allait encore le traiter d'impulsif irresponsable. Alors que c'était faux, il réfléchissait toujours à ses tactiques avant d'agir !... Mais il choisissait souvent la plus irresponsable, okay.
...
Il hésita. Il avait du mal à se concentrer. Il avait une tâche importante à accomplir, il le savait, mais quelle était-elle ?
— Meaw.
— Non, n'insiste pas. Je ne bouge pas d'ici.
Bouger.
La radio.
Contacter l'Arcadia.
Contacter quelqu'un. N'importe qui.
Avec effort, Harlock réussit à basculer sur le ventre et rampa sur quelques dizaines de centimètres. Il avait très envie de rester allongé là et de dormir. Le chat n'avait cependant pas l'air du même avis. Le félin émettait des meaw quasiment en continu à présent, et le bruit vrillait ses tympans, c'était insupportable. Ou alors c'était la douleur qui était insupportable, mais Harlock n'était plus très sûr de la réalité de ce qu'il ressentait. Pour ce qu'il en savait, il était en train de nager dans un brouillard cotonneux, et il était presque certain que des étoiles rougeâtres s'amassaient à la limite de son champ de vision. En revanche, les boules bleu flashy qui dansaient devant lui devaient être des hallucinations.
La souffrance arrachait au capitaine pirate des larmes qui obstruaient sa vue, sans compter ce liquide chaud qui lui dégoulinait du front. Le capitaine cligna des yeux, désorienté. Quand avait-il été blessé à la tête ? Ne devait-il pas y avoir l'épave d'une navette dans les parages ? Que faisait-il ici, d'ailleurs ? Et pourquoi avait-il l'impression d'être cerné de guirlandes de Noël ?
Il entendit un dernier « meaw » accompagné, assez bizarrement, d'un son de clochettes, puis quelqu'un éteignit la lumière.
Il sombra dans les ténèbres.
—————
C'était sylvidre, et ce n'était pas abandonné.
Yulian déglutit. Il s'était cru très malin après avoir désactivé un cordon d'alarme à détection de mouvements, et il s'était rengorgé devant le regard admiratif de Stellie lorsqu'il avait ouvert « un passage secret » (une porte camouflée, en fait. Très facile à voir dès qu'on s'en approchait). Il avait ensuite fanfaronné en leurrant des caméras de surveillance, mais à présent il s'apercevait qu'ils étaient coincés, pris au piège entre une équipe d'entretien venue investiguer la défaillance subite d'un lot de caméras, et tout un tas de Sylvidres devant eux.
— On dirait qu'elles récoltent les plantes, souffla Stellie.
L'adolescente se tenait tranquille pour le moment, heureusement. Elle semblait fascinée par le spectacle qu'ils avaient découvert. Le cube s'était révélé être une sorte de hangar posé – ou plutôt flottant – à la surface de l'océan planétaire. À l'intérieur, une immense machine faisait office de moissonneuse-batteuse (Yulian n'avait rien trouvé de mieux pour décrire cet appareil), et ramassait méthodiquement le tapis végétal. Les plantes étaient ensuite tamisées, lavées, et sortaient de la machine sous forme de ballots compactés soigneusement emballés.
Une bonne douzaine de Sylvidres étaient actuellement occupées à charger ces ballots dans un petit cargo, à l'autre extrémité du hangar.
— Merde, c'est pas bon... râla Yulian.
— De quoi tu te plains ? rétorqua Stellie. Elles ne nous ont pas encore remarqués ! On peut toujours les avoir par surprise !
À deux contre une vingtaine de Sylvidres, sûrement pas. Yulian n'aurait même pas parié sur leurs chances de réussite à un contre un. Par contre il avait espéré pouvoir escamoter un véhicule, mais la configuration des lieux ne se prêtait pas du tout à ce genre de tour de passe-passe : les glisseurs qu'il avait repérés étaient bien trop exposés.
— Il faut qu'on sorte d'ici, chuchota-t-il.
— Quoi ? Non !
Visiblement choquée que l'on puisse envisager une retraite, Stellie fit un mouvement vif de protestation... et son sac de survie, qu'elle tenait en bandoulière, heurta un panneau de contrôle énergétique avec un petit « ting ».
Les lumières du hangar bourdonnèrent brièvement.
Yulian retint son souffle. Peut-être que...
... Non, hélas. Du côté de la moissonneuse-batteuse, l'une des Sylvidres leva les yeux vers eux et poussa un cri. Quelques secondes plus tard, une sirène sur trois tons ôta à Yulian tout espoir de passer encore inaperçu.
À côté de lui, Stellie dégaina son arme.
Derrière, des cloisons coulissèrent et dévoilèrent le fin maillage d'un champ de force offensif. On ne se méfiait jamais assez des murs.
— Couche-toi ! cria-t-il à Stellie.
Yulian joignit le geste à la parole. S'il restait plaqué au sol, sa hauteur ne serait pas suffisante pour déclencher les capteurs des cloisons et il n'aurait qu'à ramper jusqu'à sortir du rayon d'action du champ de force. S'il était assez rapide pour se dégager avant l'arrivée des Sylvidres, ça pouvait fonctionner. Puis il se rendit compte que le maillage couvrait aussi le sol. On ne se méfiait jamais assez du plancher non plus.
Yulian se crispa lorsque le champ de force s'activa dans un claquement. Ses muscles furent paralysés instantanément.
Il s'évanouit.
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