Chapitre 8
— Meaw.
— Ben alors mon gros matou ? Tu viens mendier les restes ?
Tout bien réfléchi, se dit Bob après un examen plus attentif, ce n'était pas « un gros matou » mais plutôt « un petit chat maigrelet »... ce qui ne l'empêchait pas d'avoir malgré tout l'air menaçant. Ces yeux verts pénétrants étaient ceux d'un fauve affamé, pas d'un animal domestique repu. Et ces couleurs, noir et roux presque rouge, brrr...
— Brandy d'Andromède, Bob, annonça soudain une ombre en cape tout juste entrée, et qui se révéla être le capitaine Harlock en personne.
— À cette heure-ci ? répondit le barman, trop surpris par l'apparition pour y ajouter son « gamin » habituel.
Coupé dans son élan, Harlock lui renvoya un regard un peu perdu durant une fraction de seconde, mais il se reprit très vite.
— Café, alors, corrigea-t-il. Trois, précisa-t-il avec un signe vers les deux personnes qui le suivaient. Et tu mets du brandy dans le mien.
Le barman ricana. Ce gamin était incorrigible.
— Et toi, tu serais plus utile en surveillance à l'extérieur, ajouta le capitaine pirate à l'intention du chat.
Bob se tapota pensivement le menton d'un doigt.
— Hmm, gamin... C'est moi ou tu viens de parler à un chat ?
— De toute façon il ne m'écoute jamais, se désola Harlock comme si tout était parfaitement naturel.
À leurs pieds, le chat fit « meaw » et continua à fixer le barman sans bouger d'un iota. Avec un soupir, Harlock se pencha, attrapa le félin par la peau du cou et le hissa à hauteur de visage. La bestiole se hérissa, sortit tout ce qu'elle pouvait de griffes et se mit à feuler rageusement, mais ça ne sembla pas perturber le pirate.
— J'pense qu'il a envie d'un brandy lui aussi, reprit Harlock avant de poser son compagnon à quatre pattes sur le comptoir.
— Ah ! Bien tenté gamin, mais ça ne prend pas !
Harlock haussa les épaules.
— Il aime bien le poisson, si tu en as, précisa-t-il. Sinon, n'importe quel reste fera l'affaire, hein...
Puis il fronça les sourcils.
— Et ne m'appelle pas gamin, Bob.
Le barman croisa une paire de bras. Cette phrase concluait ce qu'on pouvait qualifier de « formules rituelles de bienvenue » entre eux deux. Il était à présent temps d'en venir au but de la visite – et leur dernière rencontre était trop récente pour qu'il ne s'agisse que d'une simple visite de courtoisie.
De fait, l'expression d'Harlock n'augurait rien de bon.
— J'ai besoin de ton aide pour une opération de sauvetage, déclara le capitaine pirate tout de go.
Le barman fit un signe de dénégation.
— On a déjà discuté de ma participation active dans ton business, gamin. Je ne...
— Tianna, coupa Harlock. Elles l'ont enlevée.
— Quoi ?
Le barman réfléchit un instant. Alors voyons... Qui savait, pour Tianna ? Lui-même bien sûr, parce que c'était dans son saloon qu'Harlock avait amené Mimee sur le point d'accoucher, parce que c'était lui qui avait déniché un médecin pour sauver l'extra-humaine agonisante (Zero était d'ailleurs remonté à bord de l'Arcadia lorsqu'Harlock avait ré-ouvert son vaisseau à un équipage), et parce que c'était lui qui s'était démené pour envoyer la pauvre gosse dans le meilleur refuge possible.
Qui y avait-il d'autre, sinon ? Une poignée de vieux camarades de régiment qui lui avaient donné un coup de main appréciable pour démêler tout ce bordel. D'anciennes connaissances d'Harlock qui avait mis en branle son propre réseau. Et aussi...
Bob releva un coin de lèvre en un rictus amer. Ton passé te rattrape, gamin ?
— Qui l'a enlevée ? demanda-t-il tout en sachant qu'il n'aimerait pas la réponse.
Harlock secoua la tête, agacé.
— Eyen a fait enlever Tianna. Elle me l'a appris par visio-com avant-hier.
Bob n'ajouta rien. Pourquoi n'était-il même pas étonné ?
— J'ai besoin de tes indics pour savoir où elle a été emmenée, reprit Harlock. Et j'ai besoin de toi pour...
Le regard fuyant, le capitaine pirate s'interrompit, hésita le temps d'une longue inspiration, puis il releva son œil unique et le plongea dans ceux du barman. La prunelle marron d'Harlock était presque aussi pénétrante que les iris verts de son chat... mais on y lisait les souvenirs d'anciennes douleurs, et un brasier qu'on venait de rallumer sur des plaies à peine cicatrisées.
— J'ai besoin de toi, lâcha finalement le pirate. S'il te plaît.
Dieu seul savait à quel point cet aveu faisait mal à la fierté de ce foutu gamin, songea le barman. Lui qui avait toujours clamé être assez fort pour se débrouiller seul. Fallait-il qu'il l'aime, sa gosse, pour avouer ainsi son impuissance.
Et puis, même s'il l'avait éloignée, peut-être ne voulait-il pas l'abandonner. Pas celle-là. Pas encore une fois. Peut-être avait-il compris. Peut-être le barman se déciderait-il à l'engueuler en bonne et due forme pour ce qu'il avait fait à l'autre.
Bob croisa une deuxième paire de bras derrière sa nuque. Quelle était cette expression terrienne, déjà ? ... Ah, voilà.
— Tu me rends chèvre, gamin.
L'Octodian se détourna le temps de sortir trois tasses et de les remplir de café (ou du moins d'une mixture qui s'en rapprochait de façon convenable). Puis il soupira. Tianna, hein... Une enfant adorable, il s'en souvenait. Et les Sylvidres étaient de belles garces. Harlock ne s'en sortirait pas avec les deux débutants qu'il avait emmenés. Le pirate en était tout à fait conscient, d'ailleurs, et c'était bien la première fois.
— Ça veut dire oui ? demanda Harlock avec une note audible d'espoir dans la voix.
— Ça veut dire oui, gamin, répondit le barman.
Il sourit, attrapa une bouteille sous son comptoir et en fit tourner lentement le liquide ambré. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas participé à une action sur le terrain. Autant fêter ça dignement.
— Un brandy, alors ?
—————
— Ma reine. Harlock a quitté l'Arcadia pour poursuivre le commando qui a perpétré l'enlèvement. Je ne pensais pas que le lion se risquerait à quitter ainsi sa tanière.
— Peu d'entre nous l'envisageaient, apparemment... Ah ! Le vieux forban a encore de la ressource !
— Il semblerait, oui... Ma reine, quels sont vos ordres ?
— Je n'approuve pas ces méthodes, Sérhà. J'ai usé des mêmes tactiques en d'autres temps et elles n'ont abouti qu'à ma perte. Néanmoins, je ne peux dévoiler ma désapprobation si je veux conserver ma légitimité.
Un temps.
— Nous pouvons toutefois continuer à fournir un soutien discret à Harlock. Quelles sont les données que nous pouvons lui transmettre ?
— J'ignore où la petite a été conduite, ma reine. Les informations m'ont été dissimulées, et je crains que mes agissements n'aient été percés à jour.
— Oui, évidemment. Cela ne pouvait pas durer éternellement.
Un autre silence.
— Sérhà. La désertion devrait vous éviter le déshonneur d'un procès et d'une destitution publique.
— Votre pupille ne sera pas dupe, ma reine. Elle saura que j'agis sur votre ordre.
— Probablement. Mais à moins qu'elle n'avoue m'espionner dans mes appartements, ce qui serait une erreur de sa part, elle ne pourra pas le prouver.
— Je procéderai donc selon vos souhaits, ma reine. Nos drones ont pisté Harlock jusqu'au système d'Andeggar. Je pars le rejoindre sur l'heure.
—————
— Et alors ? Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? Quand est-ce qu'on va se battre ?
— Ne sois pas si pressée, fillette. Ça arrivera bien assez tôt, tu verras...
Stellie fit la moue. Toujours des discussions, des tergiversations... Comment pouvait-on être un héros dans ces conditions ? Elle leva les yeux vers la masse imposante du barman, qui les hébergeait depuis qu'ils s'étaient posés sur Rhô-Andeggar, deux jours auparavant. Un Octodian. Il lui avait dit son nom, tellement imprononçable qu'elle ne l'avait pas retenu et qu'elle s'était donc contentée de « Bob », comme tout le monde. Il avait l'air de bien connaître Harlock – en tout cas suffisamment pour se permettre de l'appeler « gamin ».
Harlock n'avait jamais parlé de lui. Ni du Metal Bloody Saloon. Ni de sa fille. Ou ses filles, Stellie ne savait plus très bien ce qu'il en était. Ni de... rien, en fait. Il ne lui avait jamais parlé de rien.
Dire que, étant enfant, elle avait cru qu'elle était le centre de son monde !
Elle renifla. Elle voulait qu'il s'occupe d'elle. Qu'il soit fier d'elle. Qu'il lui montre qu'elle était importante, comme lorsqu'il venait l'arracher quelques jours à son orphelinat, à la barbe des forces terriennes et du général Vilak, et qu'il déroutait l'Arcadia juste pour elle. Elle voulait qu'il l'appelle encore « ma petite puce » ou n'importe quel autre surnom stupide, qu'il la serre dans ses bras, qu'il écoute ses rêves.
Elle ne voulait pas qu'une autre prenne sa place.
— Tu la connais, cette Tianna, Bob ? demanda-t-elle.
— Yep, répondit l'Octodian. Mais je ne l'ai vue qu'à sa naissance. Elle a quatre années standard, maintenant.
— Harlock l'a abandonnée ?
Le barman hésita.
— Harlock est retourné la voir plusieurs fois, pour autant que je sache, finit-il par dire. De toute façon, même s'il l'avait voulu, il n'aurait pas pu garder cette pauvre gosse avec lui sur l'Arcadia.
— Ah ?
— Trop fragile, lâcha laconiquement le barman.
Oh. Mais elle, elle était forte, se dit Stellie. Elle était capable de marcher dans les pas d'Harlock. Se battre. Être une pirate.
Il serait fier.
—————
— Tu es sûr de la fiabilité de ton indic, Bob ?
Harlock consulta l'unité de cartographie autonome de la navette. Les coordonnées que venait de lui céder un trafiquant de seconde zone (à un prix proche de l'indécence, mais il n'avait pas vraiment eu le choix) ne correspondaient pas à un secteur d'influence des Sylvidres. Au contraire, le système désigné se trouvait à l'extrême limite de la Bordure Extérieure, coincé entre les Colonies Radioactives et l'inconnu des Territoires Inexplorés.
— Je dirais cinquante-cinquante, gamin, répondit le barman. Mais pour l'instant, c'est la seule piste qu'on ait.
Harlock grogna. Pourquoi ne parvenait-il pas à empêcher Bob de le traiter de gamin ?
— M'appelle pas gamin, marmonna-t-il tout en sachant qu'il parlait dans le vent.
Quoi qu'il en soit, cet Octodian de malheur avait raison : cette information constituait leur seule piste. Harlock avait passé les derniers jours à interroger l'ensemble de ses contacts et de ceux de Bob réunis, mais personne n'avait pu lui fournir le plus petit renseignement. À part ce type, qui avait l'air tellement louche que le capitaine pirate ne lui aurait jamais accordé le moindre crédit en temps normal. Mais il n'avait rien trouvé d'autre. Ces maudites Sylvidres avaient été particulièrement efficaces pour dissimuler leurs traces... et Harlock était forcé de reconnaître que son réseau d'indics n'était plus aussi dense qu'autrefois.
Le capitaine se passa la main sur le visage. Il n'avait quasiment pas dormi depuis qu'il avait quitté l'Arcadia et, en sus de la fatigue qui se faisait sournoisement sentir, une migraine douloureuse le tenaillait. Il secoua la tête pour s'éclaircir les idées. Ce n'était pas le moment de faiblir. Chaque heure perdue pouvait être fatale à sa petite fée de cristal. Tianna... Les Sylvidres avaient-elles seulement pris en compte la constitution physique atypique de la petite fille ?
— Okay, reprit-il à l'intention de Bob, Yulian et Stellie, installés tant bien que mal à l'arrière de la navette (l'Octodian prenait beaucoup de place, tant en hauteur qu'en largeur). En considérant que ce renseignement est exact, alors il nous reste tout de même un système planétaire entier à explorer. La base de données de l'Arcadia y répertorie seulement quatre planètes habitables, mais il peut aussi y avoir un nombre conséquent d'astéroïdes aménageables.
— Et qu'est-ce que tu nous proposes, gamin ? demanda Bob.
— A priori, chacune des planètes que j'ai mentionnées possède une colonie, répondit Harlock en s'efforçant d'oublier le « gamin ». Humaine pour trois d'entre elles, néo-humaine pour la quatrième. Je pense aller à la pêche aux informations là-bas. Si des Sylvidres ont installé une base dans ce système, il y a forcément eu des mouvements logistiques. Ce serait bien le diable si personne n'avait rien remarqué !
Tout ceci impliquait qu'il y ait une base, évidemment, et non pas un petit groupe de Sylvidres mobile. Harlock pinça les lèvres. Il fallait qu'il y ait une base. Une base importante, avec une unité médicale développée. Si Tianna était traînée d'un campement provisoire à l'autre sans qu'elle ne puisse être suivie par un médecin, elle ne survivrait pas.
Le capitaine chassa les sombres pensées qui menaçaient de le submerger en se concentrant sur leur navigation. La navette filait vers la première planète de ce système méconnu. Une planète en majorité couverte d'océans, dont l'unique colonie s'était développée autour d'un astroport flottant.
Aqualis.
—————
Grâce à la navigation warp, le voyage n'avait duré qu'une poignée d'heures. Il avait néanmoins été inconfortable de bout en bout. Le barman tenta d'étirer ses muscles ankylosés, sans succès. Cette navette était décidément beaucoup trop petite.
Il y eut un léger choc lorsque l'appareil pénétra dans l'atmosphère.
— On devrait être posé dans une dizaine de minutes ! annonça Harlock depuis le fauteuil du pilote, à l'avant.
« Pas trop tôt », songea le barman. Il se retint toutefois de se plaindre à haute voix. Il avait perdu l'habitude de voyager dans des conditions aussi spartiates, certes, mais il ne tenait pas à ce que le gamin le lui fasse remarquer. Et puis il avait sa réputation de vétéran inoxydable à tenir auprès des nouvelles recrues d'Harlock.
— Parés pour l'aventure, les jeunes ? demanda-t-il en souriant de toutes ses dents.
Les yeux de Stellie pétillaient. Le garçon, lui, avait l'air davantage dubitatif. Bob lui donna un coup de coude.
— Les escapades de ce genre forgent le caractère, crois-en mon expérience ! lui révéla-t-il d'un ton enjoué.
Lorsqu'on y survivait, bien sûr, mais ce n'était pas le moment de plomber l'ambiance.
Devant, Harlock jura bruyamment. Le barman plissa le front, soudain soucieux. Oh ça, cela signifiait « ennuis imminents ».
— Un problème, gamin ? lança-t-il.
L'embardée que fit la navette constituait la meilleure des réponses : ils étaient en train de se faire canarder, et pas avec du petit calibre ! Bob jura à son tour. Quoi, déjà ? Leur mission n'avait même pas encore débuté !
L'Octodian se faufila avec peine jusqu'au cockpit. Harlock se battait avec les commandes pour maintenir la navette sur sa trajectoire descendante tout en slalomant entre les tirs d'une DCA nourrie.
— Un comité d'accueil sylvidre ? supposa le barman. Tu aurais choisi pile la bonne planète du premier coup ?
Il était communément admis que le capitaine de l'Arcadia jouissait d'une chance insolente (voire même surnaturelle lorsque l'on se risquait à faire des statistiques), mais Bob trouvait malgré tout la coïncidence un peu trop facile. Harlock fit cependant un signe négatif de la tête.
— Ce ne sont pas des armes sylvidres, réfuta le pirate. Je penche plutôt pour un ancien système de défense automatique.
— Ancien ? s'exclama Bob. Il m'a surtout l'air complètement opérationnel ! Et puis il défend quoi ici, merde ! Il n'y a rien, là-dessous !
— Écoute, je ne sais pas ! répliqua Harlock d'une voix malgré tout un peu tendue. Je ne possède aucune information récente sur ces foutues planètes !
Oui de toute évidence, pour volumineuses qu'elles soient, les banques de données de l'Arcadia n'étaient pas du tout à jour dans ce coin de la galaxie.
Le barman fit la grimace. C'était l'enfer, dehors. Il se demanda combien de temps Harlock allait pouvoir éviter un impact direct... d'autant que leur navette ne possédait pas le blindage de l'Arcadia.
— Oh put...
Dans un fracas d'apocalypse, la navette bascula tout à coup sur le côté. Le barman fut projeté vers l'arrière, tandis qu'Harlock actionnait violemment les commandes pour redresser leur trajectoire. Une manœuvre vouée à l'échec, constata le barman. Pour autant qu'il puisse en juger, le dernier tir venait de leur arracher l'aile droite et une bonne partie du moteur. Difficile de continuer à voler dans ces conditions.
Harlock lutta une poignée d'interminables secondes avant de se tourner vers eux.
— Bob ! cria-t-il par-dessus le hurlement des alarmes et les craquements métalliques de la coque martyrisée. Faut évacuer maintenant ! Montez dans les capsules de survie !
— Eh ! Et toi ?
Le capitaine pirate fit un geste qui voulait dire « tout va bien ».
— J'arrive tout de suite ! Ne m'attendez pas !
De toute façon il n'était plus temps de se poser des questions : non, c'était le moment de laisser la place aux bons vieux réflexes de survie. D'un seul mouvement instinctif, le barman attrapa les deux jeunes tétanisés sur leurs sièges, les balança chacun dans un module de survie, écrasa le bouton d'éjection et plongea tête la première dans sa propre capsule.
La poussée de l'éjection lui comprima la poitrine et lui retourna l'estomac. Bob ne recommença à respirer que lorsqu'il sentit le parachute se déployer et qu'il fut tout à fait certain de ne plus entendre de tirs de DCA autour de lui.
Puis il espéra qu'Harlock avait été assez rapide pour s'éjecter lui aussi.
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