Chapitre 6
— Majesté.
La silhouette altière détourna son regard de la baie d'observation et haussa un sourcil courroucé en direction de l'importune.
— J'avais ordonné de ne pas être dérangée, amirale, siffla-t-elle.
La militaire ainsi réprimandée baissa la tête en pinçant les lèvres, puis enchaîna sur une révérence un peu raide, et en tout cas plus rapide que ne l'exigeait le protocole.
— Majesté, répéta l'amirale. L'Arcadia s'est déplacé. Harlock a quitté Taurus et a semé notre poursuite radar dans l'amas de Tchâa.
Le sourcil de son interlocutrice se leva davantage.
— Et alors ?
D'un geste nerveux, l'amirale remit en place une mèche de ses cheveux vert olive coupés courts derrière son oreille. La figure en face d'elle était inexpressive, à l'exception d'un petit rictus dédaigneux au coin des lèvres.
— Majesté, depuis notre revers à Bêta-Lyra, nos options sont limitées. Si Harlock...
— Vous craignez ce pirate, Sérhà ?
Il n'y avait qu'une seule réponse à cette question.
— Non, majesté.
Même si ce n'était pas tout à fait la vérité, bien entendu. Mais Sérhà était consciente que sa longévité à ce poste ne lui avait été accordée que parce qu'elle savait se taire lorsqu'il le fallait. Et puis sa reine comptait sur elle. Sa place ici était trop précieuse pour être compromise par des paroles mal avisées.
En conséquence, elle conserva une expression neutre et se tint immobile, au garde-à-vous, dans l'attente de directives de sa supérieure.
— Quoi qu'il en soit, j'ai déjà pris les mesures nécessaires pour éloigner Harlock de notre flotte, lui apprit celle-ci.
Sérhà étouffa une exclamation de surprise.
— Vraiment, majesté ? Je n'en ai pas été informée.
— Vous n'avez pas à l'être.
Elle, peut-être pas. Mais d'autres seraient certainement intéressés.
Elle prit congé sans remarquer le sourire satisfait, dans son dos.
—————
— Au rapport.
— Un croiseur léger et son escorte, capitaine. Probablement le vaisseau-mère des drones que nous avons vu passer hier.
— Une avant-garde un peu trop confiante et un peu trop isolée, hmm ? constata Harlock d'un air entendu.
Le capitaine croisa les bras.
— Poste de combat. Montrons-leur que cette voie n'est pas aussi sûre qu'elles semblent l'imaginer.
—————
— Commandant ! Détection d'une torpille warp sur notre arrière !
— Manœuvre d'évitement ! Pleine puissance !
La Sylvidre qui commandait le vaisseau-nef était jeune, brillante, ambitieuse, et sans aucune illusion sur ce qui l'attendait.
Peu de vaisseaux pouvaient se permettre d'attaquer en interstellaire, loin de toute planète où ravitailler. Encore moins avaient les moyens d'utiliser des armes warp.
Harlock... Son positionnement était prévisible. Sa dangerosité, avérée. Et la mission de cette avant-garde consistait justement à confirmer sa présence. Et ce, quelles qu'en soient les conséquences.
Une explosion secoua le vaisseau.
— Rupture de confinement dans la chambre du réacteur ! cria la responsable des moteurs. Arrêt d'urgence !
Combat en vitesse inertielle, hein... Ça déséquilibrerait encore la balance des forces. Le vaisseau-nef ne possédait pas l'armement suffisant pour tenir tête à l'Arcadia. Sur ce modèle, les ingénieures avaient privilégié la vitesse au profit de l'armement lourd. C'était un éclaireur, pas un cuirassé, dont le bouclier n'avait pas supporté les contraintes cumulées de la torpille et de l'arrêt brutal des moteurs.
Son sort était scellé.
— Radar, précisez la position de l'ennemi ! ordonna-t-elle.
— Pas de détection de la source, répondit l'opératrice en poste à la console radar. L'ennemi possède une capacité de tir sous camouflage !
— Balayage large, toutes fréquences ! rétorqua sa supérieure. Trouvez-le !
La Sylvidre scruta son écran tactique. Quelle était la meilleure approche ? Où se positionnerait-elle si les rôles étaient inversés ?
— Missiles en approche ! annonça quelqu'un. Toujours aucune détection de l'Arcadia !
Elle servait d'appât. De test. Son vaisseau et sa maigre escorte n'étaient là que pour confirmer les intentions du pirate. On les avait envoyées en avant pour être sacrifiées.
Des pertes mineures afin d'assurer le passage futur de la flotte.
Des pertes malgré tout. Quel gâchis.
— Gloire à l'empire sylvidre, murmura-t-elle.
—————
La salve de missiles encercla le croiseur et le percuta sur ses points névralgiques sans qu'il n'ait le temps de réagir. Le vaisseau sylvidre se brisa en deux. Les débris s'éparpillèrent en direction des escorteurs, qui s'égaillèrent. Deux d'entre eux se jetèrent en portée d'un champ de mines magnétiques judicieusement mouillé. Le dernier ne résista pas au feu des tourelles principales.
— Un jeu d'enfant ! se réjouit Harlock.
Il eut un sourire victorieux à l'intention de Kei.
— C'est sûr, répliqua la jeune femme, nullement impressionnée.
Elle lui rendit son sourire. Le sien était plutôt narquois, cependant.
— ... mais si tu envoies déjà nos meilleures armes sur la piétaille, j'attends de voir comment tu vas te débrouiller avec les escadrons d'élite, termina-t-elle.
Il répondit « tss » en haussant les épaules. C'était de la stratégie, tout à fait ! Avec un peu de chance, peut-être même que ça ferait peur au reste de la flotte.
On pouvait toujours rêver.
—————
— Le pirate s'est jeté sur notre appât tel un rapace affamé, majesté.
— Harlock... Il ne changera donc jamais.
Un silence.
— Contactez l'équipe en place sur Ethaniel. L'opération est approuvée.
—————
Ethaniel... Perdue dans les confins de la Bordure Extérieure, la planète n'offrait au premier abord que l'aspect peu engageant d'une boule glacée hérissée de pics abrupts. La vie qui s'était développée dans ces conditions inhospitalières était à l'image de son écosystème : rude et agressive. D'aucuns y avaient vu le refuge idéal.
— Tianna ! Le soleil va se coucher, il faut rentrer maintenant ! Tianna !
— Oh non ! Mère, s'il vous plaît, encore un peu !
La petite fille, emmitouflée dans une parka de laquelle ne dépassaient que quelques mèches brunes, agrémenta sa demande d'un sourire charmeur. Elle avait escaladé un promontoire rocheux surplombant la falaise et, de là, elle admirait les derniers rayons de soleil sur les pics enneigés.
Les jeux de lumières coloraient la montagne en violet.
— Regardez mère, toutes ces couleurs !
— C'est magnifique, Tianna. Mais tu dois rentrer à présent. Le dîner va bientôt être servi.
À regret, l'enfant quitta son perchoir et rejoignit l'adulte qui l'attendait en contrebas. C'était une femme âgée, à la mise autoritaire, le chignon strict et la lèvre pincée. Elle portait un manteau long qui couvrait ses formes et dont la couleur blanche bordée de jaune mettait en valeur sa peau légèrement bleutée.
— Je n'ai pas envie de manger, bougonna Tianna.
— Il le faut, trancha la femme. Cesse tes caprices !
Des larmes perlèrent au coin des yeux uniformément dorés de la petite fille. Tianna les essuya d'un geste rapide. Elle ne pleurait pas. Elle était forte. Mais manger était une épreuve tellement désagréable ! Pourquoi ne possédait-elle pas de bouche comme les autres résidents du temple ? Dans ces moments, elle les détestait tous, eux qui pouvaient se gaver de plats appétissants, elle détestait le temple et ses murs froids, et elle détestait la Mère Supérieure qui la forçait à subir les regards curieux, voire dégoûtés, tandis qu'elle se nourrissait péniblement à l'aide d'un appareillage compliqué.
La femme, qui lui tenait fermement la main tout en l'entraînant vers les portes de la haute bâtisse nichée entre deux pics, environ deux cents mètres plus loin, lui adressa un regard furtif et soupira.
— Je sais que c'est difficile, Tianna, lui dit la Mère Supérieure d'un ton radouci, mais il faut que tu manges si tu veux devenir une grande fille, non ?
Tianna renifla. Des promesses d'adulte. Elle était depuis toujours chétive, vite essoufflée, souvent malade. Lorsqu'elle jouait, elle ne pouvait pas courir, sauter, ou faire quoi que ce soit qui lui demandait trop d'efforts. Parfois, elle avait mal dans tout son corps sans comprendre pourquoi.
Manger n'y changerait rien.
À côté d'elle, la Mère Supérieure se crispa soudain.
— Tianna, souffla-t-elle d'une voix blanche. Sauve-toi. Retourne au temple.
La fillette se tourna vers elle, perplexe. Un animal sauvage ? Non, le temple était entouré d'un champ répulsif, et les griffours ne montaient jamais si haut dans la montagne. Une tempête ? Il faisait beau, pourtant... C'est alors qu'elle le vit : un petit appareil, une navette de transport peut-être, peint de blanc et de gris et posé entre les rochers à flanc de falaise. Sa couleur l'avait camouflé aux regards jusqu'alors, à moins qu'il n'ait possédé un bouclier d'invisibilité qu'il aurait tout juste désactivé.
— Mère, que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Sauve-toi, répéta l'adulte. Vite.
Des gens sortaient de la navette, à présent. C'étaient des femmes, à en juger par leurs formes et leurs longs cheveux, mais elles portaient des casques aux visières baissées qui empêchaient de distinguer leurs visages. Et elles étaient armées, aussi, réalisa tout à coup Tianna.
La peur saisit brutalement l'enfant. Soudain paniquée, elle lâcha la main de la Mère Supérieure et se hâta vers la porte du temple. Là-bas, elle serait en sécurité, songea-t-elle. Mais le bâtiment avait l'air tellement loin...
— En arrière ! cria la Mère Supérieure, derrière elle.
La petite fille jeta un coup d'œil rapide : la femme en manteau blanc se dressait entre elle et les nouvelles arrivantes, tel un roc inébranlable. D'un geste, elle projeta une vague d'énergie bleutée en direction des assaillantes qui furent jetées au sol. Tianna se sentit rassurée... brièvement. L'une des femmes ne tarda en effet pas à se relever et, en un seul mouvement fluide, pointa son arme sur la Mère Supérieure et fit feu.
L'adulte s'effondra.
Tianna cria. L'ennemi était trop proche d'elle pour qu'elle espère rejoindre le temple. Elle se prépara donc à se défendre elle aussi, avec ses propres moyens psychiques et quels que puissent être les dégâts que cela engendrerait.
Les assaillantes ne lui en laissèrent pas le temps. En quelques secondes, elles furent sur elle et se saisirent d'elle comme un vulgaire paquet.
L'enfant se débattit de toutes ses forces, mais elle ne faisait pas le poids.
Puis elle sentit le métal d'une seringue hypodermique contre sa nuque.
Elle perdit connaissance.
—————
La passerelle de l'Arcadia était calme. Trop calme. Après son accrochage avec le croiseur léger, le vaisseau pirate avait intercepté deux petits patrouilleurs, un transport de troupes et un cargo sylvidres. Du menu fretin insignifiant qui ne ressemblait en rien à l'avant-garde d'une flotte.
Harlock tournait en rond devant la barre, les yeux rivés sur le panneau tactique central. Ce n'était pas logique, réfléchit-il. Jusqu'à présent, les Sylvidres avaient l'avantage de la surprise face aux armées planétaires régulières, moins bien renseignées que l'Arcadia sur les déplacements en temps réel des vaisseaux-nefs. La flotte sylvidre ne possédait plus sa splendeur d'antan : plus faible, moins fournie en croiseurs lourds, elle devait son avancée et ses victoires à son incessante mobilité. Or elle venait de stopper sa progression à l'ouvert du détroit stellaire dans lequel l'Arcadia s'était embusqué.
Harlock secoua la tête. Les radars longue portée des Forces Solaires n'avaient pas tardé à détecter la concentration des escadres sylvidres, et, déjà, les bataillons du gouvernement terrien se mettaient en place de l'autre côté du détroit. L'Arcadia se retrouvait par conséquent pris entre deux feux. Non pas qu'il n'ait pas prévu cet état de fait, mais l'idée de départ était plutôt de retarder la flotte sylvidre en attendant que les forces terriennes se positionnent, pas prendre part à une bataille rangée entre deux flottes stellaires.
Il grogna.
— Rapport sur les Forces Solaires, ordonna-t-il au radar.
— Notre mouchard fait état de sept divisions au mouillage devant le détroit, plus deux autres en patrouille à la limite de l'amas Delta, capitaine, répondit l'opérateur. ... Et peut-être encore une en bordure du champ d'astéroïdes, mais les données sont brouillées par la présence des micro-planètes, ajouta-t-il.
Soit une centaine de bâtiments lourds, si la Terre formait toujours ses divisions de la même manière que par le passé, calcula Harlock. Il serra le poing. Bon sang ! Avec un tel déploiement, le rapport de force avec les Sylvidres était quasiment égal !
— Ils auraient presque pu se passer de nous, n'est-ce pas, capitaine ? fit Kei depuis la console de navigation.
Harlock pinça les lèvres. Kei calculait aussi bien que lui.
— On sera toujours utile pour limiter les dégâts, rétorqua-t-il.
Kei eut un léger sourire.
— J'approuve cette option tant que vous vous contentez d'immobiliser vos adversaires et non de les faire exploser, capitaine, ironisa-t-elle.
— C'est à la flotte terrienne que je pensais, ronchonna Harlock.
La jeune femme sourit plus largement, puis vint se placer à ses côtés.
— Et sinon... ajouta-t-elle. Qu'est-ce que tu comptes faire pour Stellie et Yulian ?
— Ils sont consignés jusqu'à nouvel ordre, trancha Harlock.
— Ça va faire trois jours, sans compter le temps qu'ils ont passé à l'infirmerie. Je pense qu'ils ont compris.
Le capitaine balaya l'argumentaire d'un geste agacé.
— Ils auraient pu y rester ! s'énerva-t-il. Les harmoniques de l'ordinateur sont dangereuses, pourquoi crois-tu qu'on a fait insonoriser la zone ? Heureusement que Mimee s'est aperçue de leur présence là-bas à temps !
Il avait élevé la voix, et les gars de quart leur jetèrent des coups d'œil dubitatifs. Kei leva les deux mains en signe de conciliation. Pas le moment d'une confrontation. Pas le lieu, surtout.
Il la fusilla du regard. La connaissant, il était sûr qu'elle reviendrait à la charge plus tard.
Mais maintenant, il était préférable de changer de sujet.
— Une explication sur le comportement des Sylvidres ? lâcha-t-il, se recentrant sur la problématique actuelle.
— Vous les gênez, capitaine, répondit Kei.
Il fit un signe de dénégation.
— Je les gêne mais je suis tout seul, et je n'allais pas toutes les empêcher de passer ! réfuta-t-il. Elles avaient tout intérêt à forcer le passage avant que la Terre ne réagisse !
Kei hocha la tête. Ils étaient d'accord, il y avait autre chose. Mais Harlock retournait le problème dans tous les sens depuis que les vaisseaux sylvidres s'étaient immobilisés sans parvenir à deviner de quoi il s'agissait.
— Capitaine ! annonça soudain le radio. Une communication entrante sur une de nos anciennes fréquences cryptées ! Ça... ça vient des Sylvidres !
C'était un enregistrement. Une vue panoramique d'une planète blanche. Un zoom vers une région montagneuse. Des pics verglacés. Un bâtiment austère, couvert de neige, minuscule au sein de l'immensité du paysage. Le cœur d'Harlock rata un battement. Non, elle n'avait pas osé...
Une voix féminine se superposa à la vidéo.
— Harlock, fit la voix. Nous savons tous les deux quelles seraient les conséquences d'un affrontement entre nous. Je te sais trop borné pour te dérober, et tu sais que je ne reculerai pas.
Changement du plan de la caméra. Mise au point sur une navette d'exploration furtive. Harlock fixait la scène sans parvenir à y croire. Elle n'avait pas osé, se répétait-il. Elle n'avait pas pu faire ça.
— C'est pourquoi je me suis assurée de focaliser ton attention ailleurs, continuait la voix.
Zoom encore. Deux Sylvidres au centre du champ. L'une d'entre elles portait un corps menu, inconscient, engoncé dans une parka trop grande. Une petite fille à la peau pâle et à la chevelure châtain. Tianna. Sa petite fée de cristal.
Harlock crispa les poings. Elle n'avait pas pu faire ça.
L'enregistrement cessa et fut remplacé par une image de son interlocutrice. Grande et mince, vêtue d'un uniforme de combat noir et rouge, ses cheveux sombres cascadant le long de son dos. Noble et glaciale. Elle n'avait pas tellement changé.
— On ne lui fera aucun mal, termina celle-ci. C'est toi qui es visé.
— Les otages sont l'arme des lâches ! gronda-t-il, mâchoires serrées.
Elle ne répondit pas etcoupa la communication sans rien ajouter. Harlock continua à fixer l'écran noir. Ce n'était qu'un cauchemar. Il allait se réveiller.
— Tu ne peux pas faire ça ! cria-t-il dans le vide, sans parvenir à masquer son désespoir.
Il frappa rageusement la console devant lui comme si cela avait pu faire revenir l'image.
— Eyen !
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