Chapitre 4
Un choc effroyable secoua le vaisseau, aussitôt suivi d'un grincement horrible, puis d'une alarme sur deux tons assourdissante.
— Oh, non ! Nous sommes touchés ? s'exclama Stellie.
Elle croyait pourtant l'Arcadia indestructible. Apparemment, elle s'était trompée. Une illusion de plus qui s'envolait, songea-t-elle amèrement. L'icône parfaite qu'elle s'était représentée n'avait rien à voir avec la réalité.
— T'affole pas, fillette, lui répondit-on avec une nonchalance tout à fait inappropriée.
Stellie fronça le nez en une expression de dédain. Rien à voir avec la réalité, se répéta-t-elle. Où donc étaient les combattants héroïques, les vaillants défenseurs de la liberté que les journaux clandestins décrivaient ?
— Il se passe quoi, alors ? rétorqua-t-elle sèchement.
Son interlocuteur fit « ah ! » comme s'il s'agissait d'une information capitale. Si ça se trouvait, il n'en savait rien lui-même et Stellie n'en aurait même pas été étonnée.
— Le captain maîtrise la situation, c'est sûr ! reprit l'autre. Tiens, bois un coup !
L'adolescente haussa un sourcil hautain. Hors de question qu'elle accepte le verre qu'on lui tendait. Elle s'était rendue à l'infirmerie pour rencontrer un professionnel sérieux et propre sur lui, et tout ce qu'elle avait trouvé, c'était un ivrogne dépenaillé, pieds nus et vêtu d'une blouse défraîchie, dans un bureau apocalyptique jonché de bouteilles vides.
Stellie n'avait pas voulu croire être en présence du médecin de bord jusqu'à ce que l'homme se présente – docteur Zero – ; et encore, elle avait toujours des doutes. Et elle ne ferait pas l'honneur à ce type de l'appeler « docteur », se promit-elle. Était-il seulement capable de s'occuper d'un patient ou bien lui amenait-on juste les blessés pour qu'il les achève ?
Zero finit par admettre qu'elle ne prendrait pas son verre, le vida cul-sec et poursuivit par une généreuse lampée directement au goulot pour faire bonne mesure. Stellie eut une grimace dégoûtée. Ce vaisseau n'était donc rempli que de bons-à-rien ? Un modèle à suivre, quelle blague !
Elle tourna les talons.
—————
Yulian suivait le déroulé des opérations depuis les écrans tactiques de la passerelle. Tout s'était enchaîné très vite : le choc de l'éperonnage, le fracas des tôles froissées résonnant à travers la coque de l'Arcadia, le rappel des équipes d'abordage... Un moment, il avait été tenté de suivre Kei, qui dirigeait usuellement l'assaut des troupes lorsqu'ils exécutaient une manœuvre de ce genre. Puis il s'était souvenu de la taille des armures de combat, de ses petites jambes et de son absence totale d'endurance physique, et il avait renoncé.
Il s'ennuyait. Ils avaient rencontré peu de résistance ennemie, en fin de compte, et la brève excitation causée par l'adrénaline retombait.
Il se demandait s'il devait retourner en soute torpilles poursuivre sa reconstitution historique lorsqu'il se remémora son incursion en zone interdite. Ah, oui. Les secrets de l'Arcadia. Ragaillardi par la perspective d'un défi informatique, Yulian se redressa sur son siège, fit craquer ses phalanges et lança un programme spécifique de recherche sur le réseau.
—————
— Le poste de commandement est sécurisé, capitaine. Je poursuis ma progression vers le pont d'observation.
— Bien reçu. Rappelle-moi dès que tu as atteint l'objectif.
Kei Yuki inspecta la passerelle du vaisseau sylvidre d'un regard circulaire. L'abordage s'était réalisé sans accroc. Quelques poches de résistance leur avaient donné du fil à retordre, mais le blindage des nouvelles armures faisait des merveilles : en corps-à-corps, les soldats sylvidres ne pouvaient plus leur tenir tête... à moins de sortir l'armement anti-char, ce qui était moyennement conseillé dans l'environnement confiné d'un vaisseau. Le groupe d'abordage s'était rendu maître des points névralgiques en moins de six minutes. Ça n'égalait pas le record personnel de Kei, mais c'était déjà une belle performance pour un vaisseau de cette taille.
— Quels sont vos ordres, miss ?
La jeune femme prit le temps de quelques secondes de réflexion. Des Sylvidres pouvaient s'être réfugiées dans des locaux non sécurisés aux extrémités du vaisseau, mais son équipe contrôlait la passerelle, la salle des machines et l'armurerie, ainsi que leur trajectoire de repli, en conséquence le risque d'une contre-offensive défavorable pour eux était minime. Elle pouvait donc laisser les gars en surveillance sur leurs positions tandis qu'elle s'acquittait de la mission que lui avait confiée Harlock.
— Toi et toi, avec moi, ordonna-t-elle en désignant les deux pirates les plus proches d'elle. Les autres, maintenez la position.
... et commencez à piller, ajouta-t-elle in petto en remarquant que certains avaient déjà éventré les consoles afin d'en arracher les circuits imprimés et les composants informatiques.
Bah, qu'ils s'amusent s'ils veulent. La camelote sylvidre était en grande partie organique (végétale, pour être tout à fait juste) et n'était pas compatible avec les technologies humaines. Ça ne valait rien au marché noir, en général.
Elle haussa les épaules. Le capitaine n'avait pas abordé ce vaisseau pour des circuits imprimés. Harlock savait exactement ce qu'il voulait et l'endroit précis où le trouver. Et ce n'était pas ici.
—————
Harlock s'était avancé à la rencontre de Kei dès qu'elle lui avait annoncé son retour. Le capitaine avait récupéré le coffret que la jeune femme lui tendait et en avait rapidement contrôlé le contenu.
Parfait.
Il avait laissé Kei gérer la navigation et éloigner l'Arcadia des épaves sylvidres. Inutile de risquer un accrochage avec une éventuelle mission de sauvetage... Harlock sentit l'oscillation causée par le warp tandis qu'il se dirigeait vers ses quartiers, à l'arrière du vaisseau. Le saut ne dura que quelques secondes, suffisantes pour se mettre hors de portée tout en continuant à surveiller le secteur. Il faisait confiance à Kei pour organiser la patrouille de façon optimale.
Il cligna brièvement des yeux lorsqu'il passa la porte de son bureau. Il avait de la visite. La pièce était sombre, seulement éclairée par la faible luminosité des étoiles, et il ne pouvait pas distinguer si les fauteuils qui faisaient face aux immenses panneaux d'observation étaient occupés. Il n'en avait cependant pas besoin.
— Stellie cherche encore son chemin, fit une voix depuis les profondeurs du fauteuil le plus imposant (et qui était aussi celui qu'Harlock préférait).
Le capitaine se crispa par réflexe. Télépathie. Il ne s'habituait pas, même après toutes ces années.
— Arrête ça, Mimee, demanda-t-il.
Un mouvement. Une silhouette se détacha du fauteuil et se tourna vers lui. Son teint d'albâtre et ses traits délicats lui donnaient l'air d'une poupée de porcelaine ; sa chevelure bleutée irradiait une lueur ténue ; ses yeux dorés immenses pouvaient pénétrer l'âme.
Mimee était son membre d'équipage le plus ancien. Originaire d'une planète oubliée, elle le suivait, fidèle et discrète, depuis ses débuts en tant que commandant de l'Arcadia. Elle l'avait conseillé, elle l'avait soutenu, elle était restée malgré les épreuves, elle avait souffert, elle se mêlait de moins en moins aux autres. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir.
La fille plissa les yeux, pencha la tête de côté. Télépathie, encore. Les capacités psychiques de Mimee rendaient tout le monde mal à l'aise à bord, même lui. Le capitaine resta prudemment à distance mais ne fit pas de nouveau reproche. Il était conscient que le métabolisme de l'extra-humaine avait été modifié, ces derniers temps, et que sa puissance psy avait augmenté... et aussi que c'était en partie de sa faute à lui.
— Je perçois de la colère et de l'incompréhension, poursuivit la fille aux cheveux bleus. Tu ne devrais pas lui cacher la vérité.
— Elle n'est pas prête, coupa-t-il avec mauvaise humeur.
Et lui non plus, il n'était pas prêt, ce qui était d'ailleurs peut-être le fond du problème davantage que la jeunesse de Stellie. Il grogna.
Mimee laissa échapper un léger rire.
— Elle, ou toi ? s'amusa-t-elle.
Il haussa les épaules. L'extra-humaine avait déjà la réponse, de toute façon. Télépathie, hein...
Il soupira.
— J'ai d'autres priorités, éluda-t-il en agitant le coffret que Kei lui avait rapporté du vaisseau sylvidre.
Harlock se concentra pour fermer son esprit aux ondes psy de sa compagne. Pour un humain, il possédait certes une expérience inégalée dans le domaine, mais les contacts psy lui étaient toujours autant désagréables.
Une fugace bouffée de nostalgie le traversa. Si seulement... Il s'obligea à museler ses désirs. Si seulement il avait su se contrôler, il ne se retrouverait pas dans une situation inextricable aujourd'hui. Il secoua la tête. Il avait d'autres priorités, se répéta-t-il. D'autres priorités.
Le coffret contenait des cristaux de données. Neuf. Des plans de campagnes, des études stratégiques, des trajectoires de ravitaillement, des listes de vaisseaux... Tout ce dont il avait besoin pour se battre efficacement seul contre une armée.
Mimee s'était approchée et observait la boîte avec curiosité. Ses yeux brillaient légèrement.
— Tout est lié, souffla-t-elle.
Il leva un sourcil. Les prophéties sibyllines de Mimee étaient parfois difficiles à déchiffrer. Souvent, même.
— Qui est lié à quoi ?
— Tout, répondit-elle.
Elle posa une main sur son épaule.
— À toi.
—————
Les pirates avaient observé de loin un patrouilleur sylvidre venu renifler les épaves, puis des ferrailleurs s'approcher avec circonspection, arracher des débris métalliques des carcasses et repartir aussi vite qu'ils étaient arrivés. Personne n'avait fait mine de les poursuivre.
Après trois jours sous camouflage à dériver dans les alentours, l'Arcadia avait finalement repris sa route, sans but apparent.
Enfin, pour être tout à fait précis, l'Arcadia avait repris sa route vers un objectif que l'état-major n'avait pas jugé bon de communiquer à l'équipage. Entre deux tentatives de hacking de l'ordinateur principal (lequel était beaucoup mieux défendu que les systèmes périphériques et qui, pour l'instant, résistait à toutes velléités d'intrusion), Yulian s'était donc rabattu sur ses petits soldats.
— Attention. Warp dans dix secondes.
Yulian jura.
— Putain, pas maintenant ! cria-t-il au plafond. Je n'ai pas fixé...
L'onde du saut traversa la soute torpille, faisant vibrer le plancher.
— ... les socles, termina Yulian d'un ton plaintif, tandis qu'une escouade de soldats de plomb s'effondrait.
Un désastre.
— Et merde, grogna-t-il. Tout est à recommencer.
Il leva la tête vers le haut-parleur de la diffusion générale.
— Vous ne pouviez pas choisir un autre moment, non ?
Il ramassa un général, le redressa, soupira. Il en avait pour des heures à tout remettre en place. Peut-être devait-il se plaindre des désagréments liés au warp au capitaine et exiger connaître les heures de saut avec plus de préavis.
Il s'imagina brièvement la scène : « capitaine, je ne peux pas terminer ma reconstitution si vous sautez sans me prévenir... »
... Ou pas, en fait.
— Euh... Je te dérange ?
Yulian émit un petit couinement de peur. C'était une voix féminine. Bien que l'Arcadia accueille une poignée de femmes dans son équipage (trois, si ses comptes étaient bons. Ou quatre), la seule qui avait jamais pris la peine de se déplacer jusqu'ici était Kei Yuki, à chaque fois pour le rappeler à l'ordre. Ou pire, pour l'informer que le capitaine le rappelait à l'ordre.
Depuis qu'il avait commencé à bidouiller les systèmes informatiques du bord, Yulian s'attendait à tout instant à être « réprimandé ». Et il s'obligeait à ne pas penser à quoi pouvait ressembler une réprimande d'Harlock. Certes, son incursion en zone réservée n'avait pas eu de conséquences, mais Yulian était conscient de n'avoir pas pénétré très loin (et il n'avait rien vu de particulier non plus, excepté qu'il faisait noir). En revanche, hacker les systèmes du bord était d'un autre niveau. Depuis sa cabine, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour contrôler les systèmes périphériques : les moteurs auxiliaires, la gravité... l'air... Seuls les moteurs principaux, le générateur warp et l'ordinateur central lui échappaient encore. Malgré tout, il était certain qu'Harlock n'apprécierait pas.
D'autant qu'il n'avait pas l'intention de renoncer.
— Oh, je ne voulais pas te faire peur, s'excusa-t-on.
Yulian cilla.
Bon, à moins que Stellie n'ait remplacé Kei Yuki dans le rôle de cerbère du capitaine, de toute évidence il n'allait pas se faire éjecter par un sas dans l'immédiat.
— Désolé, marmonna-t-il. Je t'ai prise pour Miss Kei. J'ai cru qu'elle venait me remonter les bretelles.
— Ah bon ? s'étonna l'adolescente. Parce que tu joues aux petits soldats ?
— Je... Hum...
Yulian eut un pincement au cœur. Il avait trouvé le ton de Stellie beaucoup trop condescendant lorsqu'elle avait prononcé « petits soldats ». L'avait-elle déjà irrémédiablement classé dans la catégorie « folie inoffensive, éviter tout contact » ?
— Non, ce n'est pas à cause de ça, se défendit-il.
— Pourquoi, alors ?
Il hésita. Devait-il tout lui révéler ? Allait-il encore passer pour un type bizarre ? Allait-elle le dénoncer à Harlock ?
Il songea qu'elle était in fine la première à venir juste lui rendre visite et non pas à lui aboyer un ordre avant de disparaître. Peut-être qu'elle s'intéressait réellement à ce qu'il faisait, pas comme les autres membres d'équipages qui préféraient passer leur temps libre à s'enivrer au mess en braillant des chansons paillardes. Pas comme les autres filles qu'il avait rencontrées.
L'adolescente lui fit un sourire charmeur. Il craqua.
— Et bien j'ai piraté les systèmes informatiques du bord, avoua-t-il.
Il s'attendait à ce que Stellie s'indigne. Elle rit.
— Tu as piraté un vaisseau pirate ! s'esclaffa-t-elle. C'est génial !
Yulian rougit. Oh, un compliment, songea-t-il distraitement. De la part d'une fille. C'était tellement rare.
— En fait, je n'ai pas piraté tout le vaisseau, corrigea-t-il. Juste une partie des systèmes auxiliaires.
Il allait la décevoir, mais il ne voulait pas qu'elle l'admire pour quelque chose qu'il n'avait pas fait. Ce n'était pas son genre, de se vanter pour se mettre en valeur.
— C'est génial quand même, s'obstina-t-elle.
Ah. Bon. Ce n'était rien, pourtant.
Il rougit encore.
— Je peux te demander un truc ? ajouta Stellie.
Yulian se renfrogna. Oh, okay, il avait deviné son manège : elle l'avait flatté pour lui extorquer une faveur. Elle ne s'intéressait pas à lui.
Il haussa les épaules. Il ne s'intéresserait pas à elle non plus.
— Je voulais retourner dans la zone du cœur de l'Arcadia, continua la fille. Tu pourrais m'accompagner ?
Il leva un sourcil. Il avait entendu dire qu'elle n'aurait jamais retrouvé son chemin sans l'aide d'Harlock, et que le capitaine l'avait rejointe prostrée dans le noir. Ou hystérique, les versions variaient. Les rumeurs couraient et enflaient très vite au sein d'un équipage aussi restreint. Elles déformaient la vérité, le plus souvent, mais Yulian était convaincu qu'elles n'émergeaient pas de nulle part.
À l'origine, l'une des informations était vraie.
Stellie n'aurait jamais retrouvé son chemin sans l'aide d'Harlock.
— C'est une zone interdite ! rétorqua-t-il.
— Je sais...
L'adolescente se dandinait d'un pied sur l'autre, la mine contrite.
— Tu n'as pas envie de découvrir ce qu'il y a dans le cœur ? poursuivit-elle.
Si, bien sûr, mais...
— Le capitaine doit avoir de bonnes raisons de bloquer les accès, argua-t-il. Ce serait peut-être mieux de ne plus y penser.
Stellie fit la moue.
— C'est le vaisseau de la liberté, ici, ou pas ? Pourquoi je ne pourrais pas me déplacer où je veux ?
Il sourit. Ah, ouais. Pas faux.
— Okay, céda-t-il. Je viens.
De toute façon il ne pouvait qu'être de son avis. Ou alors il avait tout intérêt à stopper immédiatement ses propres tentatives d'exploration.
— Mais on va d'abord s'équiper correctement, termina-t-il en abandonnant son général de plomb au milieu de son escouade décimée. Avec des lampes. Et un plan.
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