Chapitre 3
Il faisait noir.
En fait, non. Il faisait... bleu nuit. Un peu phosphorescent, comme si elle marchait sous un clair de lune.
Stellie frôla une paroi du dos de la main. Elle se sentait sereine. Soulagée. Comme si elle retrouvait enfin une vieille connaissance. C'était un sentiment étrange, dont elle ne comprenait pas la provenance, et pourtant elle ne parvenait pas à être effrayée.
— Tu es Stellie.
La jeune fille sursauta. Une silhouette se matérialisa soudain de nulle part. Irréelle, ses longs cheveux flottants autour d'elle, l'apparition semblait émerger d'un amas de câbles torsadés qui s'enfonçaient sous le plancher telles les racines d'un arbre improbable.
Stellie recula inconsciemment d'un pas. C'était une femme, à n'en pas douter, et elle n'était pas humaine. Un halo verdâtre l'entourait et ses yeux sans pupilles paraissaient illuminés de l'intérieur. Stellie entendait sa voix résonner directement dans son crâne sans qu'elle ne soit passée auparavant par ses oreilles.
— Le temps n'est pas encore venu, ajouta la femme. Apprivoise tes sentiments. Trouve ta place. Lorsque ce sera fait... Reviens nous voir.
Stellie grimaça. Elle avait l'impression que son cerveau se recroquevillait sur lui-même pour échapper à cette voix si pénétrante. Mais, alors qu'elle serrait les dents pour surmonter cette sensation, elle s'aperçut qu'elle était à nouveau seule.
— Eh ! protesta-t-elle. Qui êtes-vous ? Revenez !
Seul le silence lui répondit. La femme avait disparu, emportant avec elle l'ambiance de clair de lune rassurante. Stellie plissa le front. Elle était venue jusqu'ici sans réfléchir, comme si une force inconnue l'y avait poussée. Et maintenant ?
L'adolescente fit un tour sur elle-même. Elle se trouvait à un embranchement en étoile. Malgré la luminosité quasi-inexistante, elle distinguait cinq... non, six coursives. Mais par laquelle était-elle arrivée ? Elle hésita.
Cet endroit faisait ressurgir des souvenirs de son passé. Cela avait tout d'abord été rassurant, mais à présent cela réveillait les peurs de son enfance. La jeune fille étouffa un sanglot. Elle avait envie de se rouler en boule et d'appeler son père à son secours. Elle secoua la tête. Ses parents étaient morts tous les deux, qu'espérait-elle ?
— Harlock... gémit-elle.
—————
Il faisait noir, mais Harlock avait parcouru tant de fois ces lieux que l'absence de lumière ne le gênait plus. Il avançait machinalement, laissant ses pas le guider inconsciemment sur un chemin ancré dans sa mémoire, à gauche, tout droit, deux fois à droite, toujours plus profond dans des coursives toujours plus étroites.
Il parvint enfin dans une pièce circulaire surmontée d'un dôme, au centre de laquelle convergeaient des centaines de câbles de toutes tailles. Le cœur de l'Arcadia. La salle de l'ordinateur principal.
Elle était vide.
— Où est-elle ? lança-t-il face à l'immense ordinateur. Tu crois que c'est le moment ?
Un unique voyant rouge pulsait, à hauteur d'homme. Harlock pointa un doigt en direction de la lueur.
— Qu'est-ce que tu t'imagines ? s'emporta le capitaine. Qu'elle va découvrir la vérité toute seule juste parce que tu laisses des portes ouvertes ?
Il se reprit. La colère n'était pas la solution.
... mais l'impatience non plus. Il soupira.
— Elle n'est pas prête, lâcha-t-il enfin. Je sais que tu as hâte de la voir, mais elle est encore très jeune. Peut-être qu'elle ne supportera pas.
Une rangée de diodes blanches s'alluma brusquement. Derrière, des relais électriques cliquetaient, des processeurs informatiques s'enclenchaient, des ventilateurs tournaient... Le cœur de l'Arcadia n'était jamais silencieux, même si son bavardage restait inaccessible au commun des mortels.
Harlock secoua la tête. Pas de mots. Jamais de mots. L'Arcadia ne s'exprimait pas comme ça. Et Stellie n'était pas en mesure de le comprendre. Pas encore.
Il soupira encore.
— Je vais faire de mon mieux, concéda-t-il. Mais ne sois pas si pressé. Donne-moi un peu de temps pour la préparer.
Un frémissement. L'air était trouble autour du grand ordinateur. Harlock eut un sourire désabusé. Il était seul. Il parlait dans le vide. Sa perception de cet endroit reflétait-elle la réalité, ou se cachait-il sa propre folie en imaginant des phénomènes inexistants ?
— Tochiro... souffla-t-il.
Rien ne réagit. La conversation était terminée. Harlock plissa le front, incertain de la conduite à tenir. Était-ce bon signe ? Devait-il rester, attendre des précisions, des explications ? Devait-il guetter une approbation ? Devait-il laisser Stellie face à son destin ?... Y avait-il vraiment des réponses ici, ou les apportait-il lui-même ?
Le silence était total. Le tumulte de l'extérieur ne parvenait jamais en ce lieu. Dehors, les mondes s'effondraient. Ici, le temps se figeait. Il suffisait d'attendre. Coupé du reste de l'Univers. À l'abri des agressions, de la souffrance, de la mort... Tout pourrait être si simple.
Au loin, un vrombissement monta en intensité. Harlock sortit brutalement de sa torpeur. Changement de la configuration des moteurs. Poste de combat. Le capitaine consulta sa montre.
Merde.
—————
— Nous sommes en portée, miss ! Paré à faire feu sur votre ordre !
Lèvres pincées, Kei fit signe qu'elle avait bien reçu l'information et ignora le regard presque implorant de l'artilleur qui, le doigt crispé au-dessus de la commande de tir, n'attendait qu'un mot de sa part pour libérer les missiles de l'Arcadia.
— Miss ?
Elle pouvait prendre la direction des opérations. Elle pouvait. Elle en avait les capacités. Elle l'avait déjà fait. Ailleurs. Sur un autre vaisseau.
« Harlock, bordel, qu'est-ce que tu fous ? » songea-t-elle.
Elle avait mené le vaisseau à la limite de ce qu'elle pouvait ordonner. Le déclenchement du combat n'appartenait qu'à Harlock. C'était ainsi que l'Arcadia fonctionnait. La liberté l'avait engendré, Harlock en incarnait l'esprit. Harlock commandait l'Arcadia, et elle ne pouvait prendre sa place. Elle ne le voulait pas non plus. Trop de fantômes à côtoyer.
Du coin de l'œil, elle aperçut Yulian entrer en passerelle. Il était pâle, le visage luisant de sueur, comme s'il venait tout juste de croiser un spectre. Ou un fantôme.
Elle tiqua. Tiens donc. Si Yulian s'était rendu dans la zone réservée et qu'il était à l'origine du hoquet de l'ordinateur principal, alors le capitaine ne devrait plus tarder.
— Euh, miss... Nous sommes parés, insista l'artilleur.
— Nous attendons l'ordre d'Harlock ! répliqua sèchement Kei.
... mais il ferait bien de se dépêcher s'il ne veut pas que je lui passe un savon, compléta-t-elle in petto.
—————
Il faisait noir.
Stellie sentait des larmes couler sur ses joues sans qu'elle ne puisse les retenir. Oubliée, l'excitation initiale de braver l'interdit. Envolé, le sentiment grisant d'invulnérabilité. Toute la zone brouillait les sens. C'était déstabilisant. C'était terrifiant.
Elle n'osait pas bouger, ni crier. Quelque chose la regardait, elle en était certaine. Quelque chose l'examinait, la jaugeait, quelque chose était prêt à fondre sur elle.
— Stellie ?
Ne pas bouger. Ne pas respirer. Quelque chose était là, dans le noir, à l'affût, et se lasserait peut-être si elle restait totalement immobile. Une statue. Une partie du mur. Sans intérêt. Ne pas bouger.
— Stellie... C'est moi.
La jeune fille cligna des yeux. Harlock.
Elle tremblait.
— Oh, Harlock, lâcha-t-elle dans un murmure plaintif.
Elle s'en voulut de se montrer aussi faible, elle qui avait claironné qu'elle n'était plus une enfant, elle qui s'était prétendu forte pour être digne de servir sous les ordres du capitaine de l'Arcadia. Elle avait toujours rêvé d'étoiles. Harlock avait toujours été son modèle. Mais il évoluait si loin d'elle. Pourrait-elle un jour le rattraper ?
Qu'allait-il penser d'elle maintenant ?
— C'est terminé, lui souffla-t-il. C'est terminé.
Elle se laissa conduire telle une somnambule, hébétée, les jambes flageolantes. Harlock la guidait avec douceur en chuchotant des mots rassurants qu'elle ne retint pas, mais qui finirent par éloigner la chose qui la regardait.
Il fit soudain moins sombre.
Les coursives redevinrent de simples coursives et non plus un dangereux labyrinthe de ténèbres.
Puis Stellie reconnut la coursive périphérique. Il lui sembla que l'atmosphère était moins oppressante : il n'y avait rien ici de ce qu'elle avait ressenti là-bas. Pourtant Harlock et elle n'avaient pas marché très longtemps.
Sa peur s'évaporait. Son obstination, sa rage adolescente de faire ses preuves réapparurent.
Harlock était en train de verrouiller la porte d'accès vers le centre.
— Je suis désolé, s'excusa-t-il. J'aurais dû te prévenir.
Stellie leva un sourcil. « Me prévenir de quoi ? » firent les yeux de la jeune fille, mais Harlock évita son regard.
— Je... te parlerai plus tard, poursuivit-il. Si tu veux, tu peux aller voir le docteur Zero pour qu'il vérifie que tu n'as rien.
Il ne la regardait pas. Il semblait gêné. Qu'y avait-il dans le cœur de l'Arcadia ? Pourquoi avait-elle l'impression que, d'une manière ou d'une autre, elle était concernée par la réponse à cette question ?
Harlock la planta là avant qu'elle ne puisse organiser ses idées. Perdue dans ses pensées, Stellie fixa le dos du capitaine pirate jusqu'à ce qu'il disparaisse dans un ascenseur. Elle allait bien. Elle n'avait pas besoin de médecin. Elle avait besoin d'explications, en revanche.
Qu'y avait-il dans le cœur ? se répéta-t-elle. C'était la clé, elle en était certaine.
Elle hésita.
Bon, va pour l'infirmerie. Elle n'avait pas besoin de médecin, mais le docteur pourrait peut-être lui révéler des informations intéressantes.
—————
Harlock pensait à Stellie, et il se força à faire taire le sentiment de culpabilité qui l'étreignait. Il lui parlerait plus tard, avait-il promis. Il ne fuyait pas ses responsabilités.
— Au rapport ! ordonna-t-il d'une voix ferme en entrant en passerelle.
Il lui parlerait plus tard. Pour l'instant, il avait d'autres priorités.
— Cibles verrouillées, paré à faire feu, capitaine ! répondit aussitôt l'artilleur.
Au vu du regard de Kei, cela devait déjà faire plusieurs minutes que le gars attendait dans cette position. Harlock jugea plus sage de ne faire aucun commentaire, ni sur son retard, ni sur le fait qu'ils auraient pu commencer sans lui. Il savait que Kei avait l'autorité et les compétences nécessaires pour le suppléer, il savait aussi qu'elle s'était fixée certaines limites à ne pas franchir quant au commandement de l'Arcadia. Ça ne venait pas de lui : peu lui importait qu'elle déclenche un combat en son absence, ses connaissances tactiques étaient excellentes et en plus elle était beaucoup moins tête brûlée que lui. Mais Kei se montrait inflexible sur ce point. Et elle ne changerait pas d'avis. Il avait essayé.
— Commencez le tir, lâcha-t-il.
Le visage animé d'une joie sauvage, l'artilleur s'exécuta sans attendre. Six missiles s'échappèrent des silos de la plage avant et se dirigèrent vers leurs cibles. Seulement six ? s'étonna Harlock. L'Arcadia alignait dix-huit silos, ils auraient pu envoyer une salve plus conséquente ! Le capitaine s'apprêtait à en faire la remarque à Kei lorsqu'il se souvint que ces petits bijoux de technologie furtive étaient hors de prix. Kei était beaucoup moins tête brûlée que lui... et elle regardait de beaucoup plus près leurs dépenses de munitions.
...
N'empêche, c'était frustrant.
— D'après notre base de données, un seul missile devrait suffire à détruire leur bouclier, susurra Kei alors qu'il prenait place derrière la barre et étudiait la meilleure trajectoire pour se rapprocher à distance d'abordage. Mais j'ai préféré assurer le coup avec une double frappe.
Il répondit « humpf ». La jeune femme arborait un léger sourire. Elle savait très bien que de son côté, il aurait balancé toute la sauce du premier coup, et qu'avec six missiles par cible, les trois vaisseaux ennemis auraient été réduits à l'état d'épaves fumantes sans qu'il n'ait à s'approcher.
Mais bon, il devait aussi garder à l'esprit qu'il était censé aborder ces vaisseaux et non pas les transformer en confettis – du moins, pas avant d'être monté à bord.
— Yaouh ! criait l'artilleur. Prenez ça dans la gueule !
Et il devait aussi garder à l'esprit qu'en tant que capitaine, il était censé faire preuve de sang froid, montrer l'exemple à son équipage et, surtout, canaliser leurs ardeurs guerrières parfois trop enthousiastes.
Harlock retint un soupir. Il avait très envie de crier yaouh lui aussi. Il jeta un coup d'œil à Kei. La jeune femme blonde le fusilla d'un regard sévère.
Non, mauvaise idée. Elle risquait de venir lui reprocher de se comporter comme un gamin, ce qu'il n'était plus depuis longtemps, quoi qu'en dise Bob.
Il résista à l'envie de lui tirer la langue.
— À tous les postes, feu à volonté ! ordonna-t-il. Visez les moteurs en priorité pour les immobiliser !
— Aye, captain !
Harlock vira de bord et désactiva le camouflage optique de l'Arcadia au moment où les missiles impactèrent les vaisseaux ennemis. Kei fronça les sourcils dans sa direction. Il haussa les épaules en retour. Okay, il s'était peut-être dévoilé un peu tôt, assez pour laisser à l'adversaire le temps de riposter, mais où était l'intérêt de s'approcher en mode furtif ? Il aurait eu une escadre sylvidre complète en face de lui, alors il y aurait réfléchi. Mais elles n'étaient que trois ! Une broutille ! Autant augmenter le challenge et faire monter un peu le taux d'adrénaline des gars, ça les entraînerait.
Et puis ça défoulait, il était forcé de le reconnaître.
—————
Yulian admettait volontiers ignorer les méandres de la stratégie astronavale, mais sa passion pour les guerres pré-atomiques lui permettait d'identifier une charge héroïque au premier coup d'œil quand il en voyait une. En l'occurrence, c'était exactement ce qu'Harlock était en train de faire avec l'Arcadia. Et malgré ses faibles connaissances astronavales, Yulian doutait que cela fasse partie des manœuvres recommandées dans les manuels. Quel inconscient irait attaquer une force supérieure en nombre à découvert, alors que tous les vaisseaux de combat disposaient maintenant de boucliers de camouflage ?
Yulian ne chercha pas à comprendre. La logique d'Harlock était à l'image du personnage : impénétrable.
Oh, le capitaine était doué, Yulian ne le niait pas. Il l'avait déjà constaté de ses yeux (ce n'était pas son premier combat). Mais parfois, franchement... Leur armement était plus performant, avec de meilleures portées. Pourquoi n'utilisaient-ils pas le potentiel offensif de l'Arcadia pour vaincre sans s'exposer ?
Yulian se concentra sur sa console. Il se posait trop de questions, il le savait. Devant lui, les servants des tourelles de défense rapprochée criaient « yahrr ! », les yeux pétillants d'avidité. Peut-être ne s'était-il pas assez approprié le concept « pirate », songea-t-il.
Il se demanda quelle serait la réaction d'Harlock s'il arrivait en passerelle avec un coutelas entre les dents et un ancien sabre de marine à la main. Ou alors, un vieux pistolet à poudre. Il ne put s'empêcher de rire tout seul en imaginant la scène, ce qui lui valut un coup d'œil interloqué de son voisin. « Oui, bon, ça va », pensa Yulian, agacé. « Tout le monde a laissé une partie de sa santé mentale à l'extérieur de ce vaisseau, de toute façon. »
— Torpilles ennemies en approche ! lança le radar. Autodirecteur verrouillé sur nous !
Ah. C'était à lui de jouer. Les doigts de Yulian volèrent sur le clavier de la console tandis qu'il créait un algorithme pour déterminer la meilleure fréquence de brouillage. Apparemment, l'IA de l'Arcadia possédait aussi cette fonctionnalité ; Yulian s'était néanmoins rapidement aperçu qu'il allait plus vite à la main. Il ne l'avait fait remarquer à personne (ce n'était pas son genre), mais sa vélocité n'avait pas échappé à l'état-major.
Deux combats seulement après son arrivée, Kei lui avait « habilement » suggéré de prendre en charge la totalité du module de contre-mesures actives et passives de l'Arcadia. Mais ce n'était pas un ordre, non – il était tout à fait libre de refuser et de choisir un autre poste s'il le souhaitait. De l'avis de Yulian, ça y ressemblait tout de même fortement. Il avait donc préféré accepter. Ce qu'il n'avait pas regretté, d'ailleurs : lorsqu'il occupait ce poste durant les combats, c'était le seul moment où il se sentait vraiment utile à bord.
— Brouillage efficace, annonça-t-il après quelques secondes de pianotage. Neutralisation des torpilles en cours.
En plus, c'était une tâche facile et il avait du coup tout le temps d'admirer l'enchaînement de la bataille. Il avait renoncé à comprendre la stratégie d'Harlock (qui se résumait a priori à « je fonce dans le tas »), mais toutes ces explosions étaient toujours d'une beauté à couper le souffle.
— Ennemi en route de collision, impact dans une minute ! cria quelqu'un.
Yulian grimaça. Il espérait à chaque fois que le capitaine ne poursuivrait pas jusqu'au bout sa tactique fétiche. Encore une manœuvre qui ne devait pas se trouver dans les manuels... ou alors au chapitre « à éviter absolument ». Quel inconscient irait éperonner un vaisseau spatial, au risque de briser sa propre coque et de subir les dommages du vide interstellaire ?
De toute évidence, Harlock considérait cela comme la manœuvre ultime, celle qui concluait un combat bien mené. Enfin, selon ses critères, tout du moins. Quels qu'ils soient.
Yulian se cramponna à sa console.
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