Chapitre 13
Le bruit provenait d'une cellule voisine. Des reniflements. Des sanglots étouffés. Lorsque Yulian jeta un coup d'œil à l'intérieur, il ne distingua rien au premier abord : la cellule était sombre et la lumière de la coursive ne parvenait pas à en éclairer les recoins.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'impatienta Stellie. On perd du temps !
Yulian ne l'écouta pas. En cet instant précis, le destin lui offrait son moment de gloire, il le pressentait. Lui, le froussard, le petit gros, il avait ici l'occasion d'être quelqu'un.
— Dépêche-toi ! insista Stellie.
— Attends...
Il plissa les yeux pour tenter de percer l'obscurité. Là, peut-être. Au fond.
— J'ouvre, annonça-t-il en joignant le geste à la parole.
Rien ne bougea lorsque le champ de force se désactiva dans un chuintement. Yulian hésita (en fin de compte, il n'avait pas vraiment réussi à distinguer qui se trouvait à l'intérieur de cette cellule), puis s'avança (si ça ne lui avait pas encore sauté dessus, alors ça ne devait pas être bien dangereux, pas vrai ?).
Ce n'était même pas dangereux du tout, comprit-il quand il fut au milieu de la cellule. Yulian s'accroupit, tendit la main et tenta un sourire rassurant.
— Tout va bien, je suis un ami.
La silhouette minuscule était recroquevillée dans le coin le plus éloigné de la porte. Ses genoux étaient repliés contre sa poitrine et son visage dissimulé par une masse de cheveux bruns. Yulian pouvait néanmoins apercevoir deux yeux d'un jaune doré, presque brillant, derrière les mèches emmêlées.
— Tu es Tianna, c'est ça ?
La fillette releva la tête.
—————
La Sylvidre qui commandait le détachement militaire de Telluris était jeune, brillante, ambitieuse, et forte d'une confiance inébranlable en l'avenir et le renouveau de l'Empire Sylvidre.
Elle était également face à un dilemme. On venait en effet de lui apprendre que ses prisonniers s'étaient échappés. Prisonniers qu'elle ignorait détenir. Et qu'elle aurait préféré ne jamais avoir entre ses murs. En tant que commandant, elle avait maintenant des décisions à prendre, mais aucune des solutions qui s'offraient à elle n'était satisfaisante.
— Pourquoi n'ai-je pas été informée immédiatement de votre arrivée ? reprocha-t-elle sèchement à son interlocutrice.
— Notre mission était classée top secret, répondit celle-ci avec un petit sourire de dédain.
— Votre présence met en péril l'équilibre de ce système planétaire !
La Sylvidre parcourait le centre de contrôle de long en large, passant et repassant devant deux officiers impassibles et au garde-à-vous. Leurs uniformes impeccables ne montraient aucun grade visible ; seul un insigne discret sur leur col révélait leur appartenance à la section d'élite des commandos impériaux.
— Commandant Alyssia, votre rôle... commença l'une d'entre elle.
— Mon rôle consiste en la protection de l'Empire ! coupa la dénommée Alyssia. Notamment en m'assurant que le pirate ne devient pas trop curieux à propos de cet endroit !
— Votre rôle, c'est d'obéir aux ordres de votre reine, corrigea la plus âgée des commandos, lèvres pincées.
Bien sûr... Alyssia renifla. La croyaient-elles crédule à ce point ?
— J'espère que vous plaisantez, siffla-t-elle. Je sais très bien d'où proviennent vos ordres ! Votre section dépend de l'usurpatrice !
Les deux commandos tiquèrent et quittèrent leur garde-à-vous pour adopter une posture de défense.
— Évidemment. Vous êtes loyaliste. Votre nom est d'ailleurs la meilleure des preuves, Alyssia.
Alyssia haussa les épaules. Elle ne niait pas. Le suffixe de son nom indiquait de manière irréfutable sa parenté avec la reine. Dans tous les cas, quels que soient ses liens avec Lafressia, elle ne céderait pas aux sirènes progressistes. Elle croyait à la renaissance de l'Empire Sylvidre. Elle y croyait de la même manière que la reine y croyait : en tenant compte du passé et en privilégiant le dialogue. Mais la politique interne de l'Empire était sur des charbons ardents, ces derniers cycles. Les deux camps – loyaliste et progressiste – s'affrontaient de plus en plus ouvertement, et plus personne n'espérait désormais trouver une issue pacifique à cette crise.
La guerre était inévitable. Alyssia, comme nombre de ses consœurs, jugeait néanmoins que celle qui les opposait aux peuples galactiques n'était qu'une goutte d'eau dans l'immensité. La croisade vers la Terre servait d'exorcisme, mais sa fonction canalisatrice ne durerait qu'un temps. Non, Alyssia craignait l'autre guerre, celle à même de venir à bout du Tout-Puissant Empire Sylvidre.
La guerre civile.
—————
— Zero. Warrius Zero. Je suis de votre côté.
Enfin, il l'espérait. Harlock l'avait certes reconnu mais il était tombé dans les pommes aussitôt après, et Warrius s'était donc retrouvé face à un Octodian patibulaire et une Sylvidre. Une Sylvidre sans uniforme, nota-t-il en fronçant les sourcils. Une civile ? Une espionne ? Dans quel camp se plaçait-elle ? Et que faisait-elle avec Harlock ?
La Sylvidre le fixa en retour et eut un léger sourire. Elle avait dû deviner ses questions rien qu'à l'expression de son visage, comprit Warrius.
— Sérhà, se présenta-t-elle.
Elle jeta un regard en coin à l'Octodian, revint sur Zero (et insista en particulier sur ses épaulettes d'amiral), puis eut un geste las de la main.
— Je suis loyaliste, termina-t-elle.
Du côté de Lafressia, donc. Warrius était soulagé de l'apprendre (il aurait détesté devoir traiter avec les bellicistes de l'autre camp). Ça n'expliquait toutefois pas ce qu'elle fabriquait avec Harlock. Soit c'était un hasard, soit ce foutu pirate avait des connivences avec l'Empire Sylvidre plus étroites que ce que les services de renseignement terriens ne le présumaient.
L'Octodian, lui, leva un sourcil à ces mots, comme s'il avait ignoré que sa coéquipière fût loyaliste jusqu'à présent. À moins qu'il ne s'agisse pas de sa coéquipière, songea Warrius, mais quoi qu'il en soit il n'apprendrait rien s'ils continuaient à se regarder en chiens de faïence comme ça.
— Vous avez sorti Harlock de l'hôpital ? interrogea le militaire en se forçant à ne pas montrer sa réprobation.
Il y avait pourtant de quoi être énervé. Harlock semblait dans un état lamentable, et n'importe quelle personne dotée d'un minimum de sens commun l'aurait plutôt envoyé en soins intensifs au lieu de le trimbaler sans aucune précaution.
— Il s'est sauvé tout seul, grommela l'Octodian.
— Dans cet état ?
Certes, avec Harlock tout était possible, mais à ce point... Le pirate avait les traits tirés et était d'une pâleur à faire peur. Un filet de sang perlait au coin de sa bouche, sa jambe gauche était immobilisée dans un caisson de régén', ses deux bras étaient bandés du coude au poignet et un pansement couvrait celle de ses joues qui n'était pas balafrée (de toute évidence, elle devait l'être également, à présent). Il avait l'air d'un pantin désarticulé, fragile et minuscule dans les bras de cet Octodian.
— Je pense que vous devriez le ramener, dans ce cas, reprit Warrius.
— Sans blague, renifla l'Octodian. Et vous croyez que le gamin va être d'accord ?
Zero cligna des yeux, perplexe, et mit quelques secondes à comprendre que « le gamin » désignait Harlock. Ce type traitait le pirate le plus célèbre de la galaxie de « gamin » ? Bon sang, qui était cet Octodian ?
Marina fut plus prompte que lui à réagir.
— Ce n'est pas une question d'« être d'accord » ou pas, rétorqua-t-elle. C'est une question de bon sens ! Vous voyez bien qu'il est sérieusement blessé !
L'Octodian ricana et agita un des poignets d'Harlock d'une de ses mains libres (il avait encore beaucoup de mains libres bien qu'il tienne le capitaine pirate dans ses bras). Une sangle de contention y était encore attachée.
— Z'ont déjà essayé de le retenir et ça n'a pas marché, fit l'Octodian. Si je le ramène là-bas, c'est sûr qu'il va recommencer et ça ne va pas l'arranger... – il haussa les épaules – ... alors tant qu'à faire, je préfère le garder sous les yeux pour le surveiller.
L'Octodian ponctua sa phrase en raffermissant sa prise sous les épaules d'Harlock. Un geste nettement protecteur, qui secoua toutefois un peu le pirate et fit papillonner son regard.
— Mmm... protesta faiblement Harlock. Qu'est-ce que tu racontes, Bob ?
— Tais-toi et dors, gamin, le rabroua l'Octodian. On gère.
Warrius entendit clairement le hoquet de stupéfaction de Marina, à côté de lui. Lui-même resta bouche bée devant le ton employé par l'Octodian. Qui était ce type pour se permettre de parler ainsi à Harlock, nom de dieu ! Bien sûr, le pirate n'était pas au mieux de sa forme, mais Warrius doutait que cette armoire à glace ait modifié d'un iota ses habitudes.
— Hem... Bob, c'est ça ? tenta-t-il.
— Bobsdqildjav, corrigea l'Octodian. ... Mais vous pouvez m'appeler Bob, ajouta-t-il face à la mine déconfite de Warrius. Tout le monde le fait.
« Ouf », pensa Zero. Marina parviendrait peut-être à prononcer le nom complet, mais lui il était sûr de ne pas y arriver.
Le militaire se demanda s'il allait poser tout de suite la question qui lui brûlait les lèvres (à savoir : « comment diable avez-vous gagné le privilège d'appeler Harlock « gamin » ? »), puis il se rappela qu'il était en mission diplomatique. Et en mission de sauvetage, accessoirement. Kei serait contente de savoir qu'il avait retrouvé son capitaine, même si elle risquait de ne pas apprécier l'état dans lequel il s'était mis. Il musela donc sa curiosité (avec peine, il devait le reconnaître), et se concentra sur son rôle de médiateur. Plus vite il aurait terminé, plus vite... Il plongea la main dans sa poche.
— Très bien... Bob, reprit-il. Expliquez-moi comment vous comptez « gérer ».
—————
Pour commencer une guerre, il fallait un prétexte. Alyssia comprit qu'elle était piégée lorsqu'elle donna ses ordres au chef de sa garde.
— Ne pas intervenir, commandant ? Vous êtes sûre ?
Elle pouvait laisser s'enfuir les prisonniers. Regarder partir l'otage, espérer que cela suffirait pour que le pirate tienne ses promesses et n'intervienne pas sur Telluris. Elle pouvait.
Elle pouvait, mais dans ce cas il lui fallait désobéir à un ordre direct de la princesse. Eyen était certes considérée comme une usurpatrice par les loyalistes, mais sa place en tant que princesse n'avait pas été invalidée par le Collège des Mères. Tant que Lafressia n'y opposait pas un veto de vive voix, ses ordres étaient donc aussi légitimes que ceux de la reine.
Lafressia, Eyen. Toutes deux affirmaient œuvrer pour la grandeur de l'Empire. Leurs méthodes différaient. Leurs partisans s'étaient scindés.
La sécession était proche.
Il suffisait d'un prétexte.
— C'est de la haute trahison, commandant Alyssia !
—————
— Il n'y a personne. Ce n'est pas normal qu'il n'y ait personne.
Yulian était stressé. Bon d'accord , « terrorisé » aurait peut-être été un meilleur terme. Eût-il été seul, il aurait sans problème chouiné dans le couloir sans bouger, mais ce n'était tout simplement pas possible, là. H ors de question qu'il panique ouvertement avec les deux filles qui le suivaient.
— Ben moi je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle, pas toi ? fit Stellie d'un ton où perçait l'incompréhension.
Oui, bien sûr... pour le moment. Yulian se tança intérieurement d'être aussi pessimiste, mais il ne pouvait s'empêcher de s'attendre au pire. Et puis où étaient-elles, ces maudites Sylvidres ?
Le petit groupe avait quitté le vaisseau dans lequel ils avaient été retenus sans encombre et progressait maintenant avec prudence le long des docks.
Et il n'y avait personne. Un endroit comme celui-ci aurait dû grouiller d'activité !
— Elles doivent être occupées ailleurs, reprit Stellie.
L'adolescente essayait visiblement de le rassurer – et peut-être de se rassurer elle-même. Yulian ne répondit pas. Occupées ailleurs, mais à quoi ?
Il grogna. Il avait espéré que leur vaisseau sylvidre avait atterri dans un astroport multi-ethnique, mais a priori ce n'était pas le cas. Toutes les installations autour d'eux étaient de facture sylvidre, et si les docks semblaient abriter des appareils de tous types, Yulian trouvait que la proportion de vaisseaux militaires était désagréablement élevée.
— Du bruit, déclara soudain Tianna.
Inquiet (enfin, encore plus qu'il ne l'était déjà, si cela pouvait être possible), Yulian stoppa, maintint les filles derrière lui et tendit l'oreille.
— Non, je n'entends rien, répondit-il après plusieurs secondes tendues. Tout va bien.
La fillette aux yeux uniformément jaunes pencha la tête de côté. L'expression de son visage ne changea pas, mais Yulian eut l'impression qu'elle était amusée.
— Non, corrigea-t-elle. Pas ici.
L'enfant joignit les mains (un geste qui la fit ressembler encore davantage à Mimee), puis elle plissa le nez pour se concentrer. Ainsi elle ressemblait à Harlock, songea Yulian, ce qui était bizarre parce qu' il avait rarement vu Harlock plisser le nez. Jamais, même.
— Il y a le bruit et la mort là-bas, continua Tianna.
Elle tendit le bras vers un bâtiment imposant, à l'extrémité des docks. Yulian leva un sourcil perplexe, puis décida que l'information se tenait. La gosse devait avoir des pouvoirs psy comme sa mère ( ou alors les intuitions géniales de son père ) , et dans le doute mieux valait en tenir compte.
Et puis... La mort ? L'imagination de Yulian s'emballa, exacerbant la panique rampante qui menaçait de le submerger.
— On va partir de ce côté, décida-t-il en entraînant les filles à l'opposé de la direction désignée par Tianna.
Tout en échafaudant des hypothèses toutes plus horribles les unes que les autres pour expliquer l'affirmation de Tianna (la mort , sérieusement ?), Yulian tenta de réfléchir posément à la suite des événements. En effet, docks déserts ou non, s'il ne trouvait pas une solution très vite pour quitter ce qui était de toute évidence une importante base sylvidre, leur évasion risquait de tourner court.
— Il faut qu'on emprunte une navette pour retourner sur Aqualis, déclara-t-il à Stellie.
— Okay, répondit l'adolescente. Tu sais piloter ?
Ah, ça... Yulian grimaça.
— Il faudra bien.
— Mon papa il me laisse piloter quand il vient me voir, intervint Tianna. Il dit que je suis très douée !
Yulian l'ignora, tant parce qu'il ne voulait pas s'attarder sur le fait qu'Harlock laissait piloter une gamine de cet âge, fût-elle la sienne, que parce qu'il craignait que Tianna soit effectivement plus douée que lui.
Il scruta les environs, dédaigna les cargos et les frégates militaires et tenta de deviner où se cachaient des appareils plus petits. Le hangar là-bas, peut-être... Le problème, c'était qu'il se dressait à l'extrémité d'un large esp ace dé couvert .
— Va falloir courir, lança-t-il à Tianna.
La petite fille opina. Elle était pâle, beaucoup trop pour qu'il soit possible qu'il s'agisse de sa couleur naturelle. Yulian fronça les sourcils. Les épaules de l'enfant tremblaient imperceptiblement. Tianna n'avait pas émis la moindre plainte depuis qu'il l'avait sortie de sa cellule, mais peut-être avait-elle de la fièvre, était-elle blessée, ou dieu sait quoi d'autre.
— Je vais te porter, ajouta-t-il.
La fillette n'était pas très lourde, mais le hangar semblait à des kilomètres. Les bras ankylosés, les poumons prêts d'éclater, Yulian serra les mâchoires. Il ne renoncerait pas. Même s'il avait peur, même s'il était faible, il ne renoncerait pas.
Stellie et lui couraient sur l'esplanade qui menait au hangar, à la merci des caméras, des guetteurs dans les miradors, des tireurs embusqués... Yulian s'attendait à être la cible de tirs à chaque instant.
Il ne se passa rien jusqu'à ce qu'ils parviennent aux trois-quarts de leur course.
Puis l'enfer se déchaîna.
Mais pas contre eux.
— Elles sont en train de se battre entre elles ! cria Stellie.
Yulian, trop occupé à maîtriser sa respiration et à maintenir Tianna contre sa poitrine, ne se retourna pas. Il se força à se détacher des cris, du bruit des impacts de laser, des sirènes d'alarme, du vacarme qui s'amplifiait et du combat qui se rapprochait d'eux. Il se força à ignorer les explosions qui les encadraient soudain.
Il se força à ignorer la mort.
Seul comptait le présent. Courir. Il pouvait y arriver. Il ne renoncerait pas.
Un crissement de freins. Un glisseur trans-planétaire stoppa brutalement à leurs côtés. À son bord, une Sylvidre en uniforme de commandant, échevelée, blessée à l'épaule.
— Montez, vite !
Yulian hésita. Une Sylvidre ? Pouvait-il faire confiance à une Sylvidre ?
— Montez, si vous voulez vivre ! insista-t-elle.
—————
Ailleurs, dans les tréfonds d'un vaisseau bardé de haute technologie, un ordinateur s'illumina soudain. De savants calculs se déclenchèrent et défilèrent sur d'innombrables écrans. Des processeurs chauffèrent, des systèmes de ventilation auxiliaires démarrèrent, dérangeant dans sa sieste un oiseau noir au long bec recourbé qui s'envola avec un croassement rageur. Plus loin, le régime des moteurs s'intensifia.
L'Arcadia bascula en dimension warp.
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