Chapitre 11
Harlock ouvrit les yeux sur un monde blanc. Des murs blancs, un lit blanc, des draps blancs, une odeur tenace d'antiseptique.
Un hôpital.
— Putain de bordel de... !
Un réflexe.
— Non, calmez-vous ! Ne bougez...
Et le fracas de la perfusion qui s'effondra avec son trépied lorsqu'il tira violemment sur le cathéter attaché à son bras.
— ... pas, termina l'infirmière avec une grimace crispée.
Harlock l'ignora, tout comme il ignora les mains qui tentaient de le retenir tandis qu'il roulait de côté et se retrouvait à quatre pattes par terre.
Enfin, plutôt à trois pattes. Sa jambe cassée était immobilisée de la cuisse à la cheville, enchâssée dans un caisson de régénération tissulaire portable, ce qui l'empêchait de plier le genou.
Hmm... Ça l'empêchait de se déplacer, également. C'était lourd, cette saloperie ! Harlock s'obstina malgré tout (question de principe), s'aperçut qu'il était aussi engoncé dans un corset (ce truc-là devait être pour ses côtes cassées), et lutta vaillamment le temps que l'infirmière appelle du renfort, qu'une poigne de fer le plaque à plat ventre et que quelqu'un lui enfonce une aiguille dans l'épaule.
Ensuite, il perdit connaissance.
Encore.
—————
L'astroport d'Aqualis était beaucoup plus moderne que ce à quoi le barman s'était attendu, et beaucoup trop animé pour une planète aussi éloignée des grands carrefours commerciaux. Une rangée de docks flottants flambant neufs s'alignait à côté d'une gare monumentale (et flottante, elle aussi), de deux rampes de lancement, du chantier d'une troisième et d'une tour de contrôle hérissée de radar et d'antennes. Les postes de mouillage étaient occupés, certains vaisseaux patientaient sur un ancrage d'attente, des cargos manœuvraient pour décharger et des trains spatiaux entraient et sortaient sans interruption de la gare.
L'ensemble donnait l'impression d'une ruche bourdonnant d'activité.
Le barman croisa une paire de bras, impressionné malgré lui. Aqualis était répertoriée comme une colonie mineure et traitée comme telle par le gouvernement fédéral terrien et les autres grandes alliances de planètes. Les colonies de la Bordure Extérieure étaient en général insignifiantes, trop petites pour espérer se développer correctement (d'aucuns utilisaient le mot « arriérées ») et n'intéressaient donc personne.
Mais visiblement, ici, ce n'était pas le cas. Aqualis semblait intéresser un nombre conséquent de gens, et ce, sans que la politique « visible » n'en fasse mention.
Fascinant.
Il y avait là une majorité d'humains, mais aussi beaucoup de Sylvidres et une proportion non négligeable de néo-humains, ce qui en soit était remarquable car ces trois populations passaient plus volontiers leur temps à se taper dessus qu'à cohabiter au sein d'un même astroport. On pouvait également distinguer dans la foule bruissante des races plus anecdotiques... des Octodians, par exemple.
Le barman fronça les sourcils. À sa connaissance, les rares Octodians qui quittaient leur planète natale embrassaient tous la même carrière (lui excepté, bien sûr). Des mercenaires, ici ? Bon sang, qu'y avait-il de si important dans ce système planétaire ?
...
Mouais. Un problème à la fois. Pour l'instant, il allait se concentrer sur son petit souci de crash de navette et de perte de ses coéquipiers.
Le barman secoua la tête. Avant tout, informer l'Arcadia de la situation. Peut-être pourrait-il négocier un appel radio crypté auprès de ses congénères. Il s'apprêtait à signaler sa présence lorsqu'on lui saisit le bras. Il baissa les yeux.
Sylvidre.
Le barman se crispa par réflexe, mais se força à demeurer impassible. Vu le contexte, ce n'était pas le moment de commettre un impair.
— Vous êtes l'Octodian qui possède le Metal Bloody Saloon ? demanda la Sylvidre.
Bob retint de justesse un hoquet de surprise. Pourquoi avait-il l'impression que ces pestes végétales avaient constamment un coup d'avance ?
— ... et vous êtes... ? rétorqua-t-il froidement.
— Amirale Sérhà, se présenta la Sylvidre.
Elle détourna le regard.
— Enfin... Je suppose que c'est Sérhà tout court, à présent, ajouta-t-elle.
Le barman haussa un sourcil. Oui, bon, une Sylvidre déchue, mais il n'allait pas non plus compatir, hein...
— ... et si vous êtes l'Octodian que je cherche, continua la Sylvidre sans attendre de réponse de sa part, alors j'ai récupéré quelque chose qui devrait vous intéresser.
Bob leva son deuxième sourcil. Une Sylvidre ?
— Quelque chose, vraiment ? fit-il sans parvenir à masquer sa curiosité.
— Disons plutôt quelqu'un, avoua Sérhà avec un sourire. Je l'ai ramassé dans les débris de sa navette en même temps qu'un chat particulièrement teigneux.
— Ah, je vois. Il vous a griffé, vous aussi ?
— Qui ça, Harlock ?
Sérhà se fendit d'une mimique perplexe avant de comprendre que le barman faisait allusion au chat.
— Oh. Euh... Quoi qu'il en soit, je l'ai laissé à l'hôpital de l'astroport. ... Harlock, pas le chat, précisa-t-elle après une hésitation. Il était assez gravement blessé.
— Ça n'a pas dû lui faire plaisir, pronostiqua le barman.
— Probablement pas. Mais je ne lui ai pas demandé son avis. Et il était inconscient, de toute façon.
La Sylvidre agita l'air devant elle de la main, lèvres pincées.
— Et vous n'avez pas répondu, termina-t-elle. Vous êtes le propriétaire du Metal Bloody Saloon ?
— Je peux mentir, répliqua le barman.
— Je peux recouper les informations, rétorqua Sérhà.
Ce qui voulait dire qu'elle n'était pas venue le trouver au hasard et donc qu'elle savait déjà qui il était. Toujours un coup d'avance, hmm ?
— Très bien, je confirme vos renseignements, déclara-t-il. Je suis votre Octodian. Vous pouvez m'appeler Bob.
— Sérieux ? Dire que je me demandais comment prononcer votre nom... Vous savez que la rumeur prétend que les Octodians sont capables de vous écarteler vif si vous avez le malheur d'écorcher leur patronyme ?
Le barman pointa du doigt le groupe de mercenaires.
— Eux, peut-être. Moi, non, ça va. J'ai pris l'habitude.
Il fit un sourire entendu à Sérhà.
— Bon. Vous avez un plan pour sortir le gamin de cet hôpital ?
— Attendez... Je l'y ai amené. Je ne vais pas retourner là-bas pour l'en sortir !
— Vous savez, objecta le barman, si on ne va pas le chercher il se débrouillera tout seul, et il risque de faire beaucoup plus de dégâts.
Sérhà eut une moue dubitative.
— Pff... soupira-t-elle. Et si on pouvait lui mettre un peu de plomb dans la tête, ce ne serait pas du luxe.
Bob laissa échapper un petit rire. Ah ! Elle lui plaisait, cette Sylvidre !
— Pourquoi vous êtes là, au fait ? demanda-t-il.
— J'ai suivi le signal de votre balise de détresse, vos traces jusqu'à une ferme, les ravages que vous y avez faits et le glisseur que vous avez emprunté, répondit Sérhà. Mais j'ai d'abord posé Harlock à l'hôpital avant de venir vous trouver.
— Non ce que je veux dire, corrigea le barman, c'est « pourquoi vous êtes de notre côté ? »
— Ah...
La Sylvidre hésita quelques secondes.
— Les alliances actuelles sont complexes, déclara-t-elle finalement.
— Oui, et les vétérans comme moi sont un peu obtus, maugréa le barman. Donc j'apprécierais des précisions.
Sérhà le jaugea du regard, yeux plissés, comme si elle tentait d'évaluer sa fiabilité. C'était un peu vexant, à vrai dire.
— Pas ici, concéda-t-elle enfin. Il vaut mieux en parler dans un endroit plus discret.
— Ça me va. Je vous suis.
Le barman hocha la tête. Des alliances complexes, bah ! Ça devenait un vrai sac de nœuds, ces derniers temps (en grande partie à cause du gamin, d'ailleurs). La partie invisible de la politique galactique. L'Octodian n'avait jamais aimé ça. Mais au moins savait-il où trouver Harlock désormais, si tant est que cette foutue Sylvidre dise la vérité.
—————
— Aqualis ? Vous avez bien dit : Aqualis ?
— Tout à fait, amiral, répondit Kei. C'est une planète située dans le système de...
— Je sais où se trouve cette putain de planète ! Qu'est-ce qu'Harlock est allé foutre là-bas, bordel !
Désarçonnée, Kei Yuki leva un sourcil. Son interlocuteur était pourtant réputé pour sa pondération et sa maîtrise de soi. Lorsqu'elle avait pris la décision de le contacter, après mûre réflexion, elle ne s'était pas attendu à une réaction aussi excessive.
— Il est parti chercher sa fille, amiral, expliqua-t-elle.
L'image sur le visio-com fit une grimace visible, comme si l'homme venait de mordre dans un fruit particulièrement acide.
— Laquelle ? demanda-t-il.
Le ton était mi-ironique, mi-désabusé, et la question impliquait d'être au courant de certains « détails » de la vie d'Harlock que bien peu connaissaient. C'était en partie pour cela que Kei l'avait appelé, d'ailleurs. L'amiral faisait partie des plus anciennes relations d'Harlock, et le capitaine pirate le considérait plus ou moins comme un ami – ou en tout cas comme un adversaire loyal et digne de confiance.
La jeune femme blonde haussa les épaules. Une sorte d'allié, même s'il s'agissait d'un officier des Forces Solaires (le commandant de la flotte qui stationnait de l'autre côté du détroit stellaire, à vrai dire). Mais ce n'était pas le moment d'être difficile.
— Pour ce que j'en sais, la grande a enlevé la petite, lâcha-t-elle.
L'amiral grommela une phrase inaudible.
— Quelqu'un devrait lui dire qu'il s'y prend comme un manche pour élever ses gosses, intervint une femme qui était jusqu'à présent restée hors champ du visio-com.
La nouvelle venue poussa sans ménagement l'amiral pour prendre place à ses côtés devant la console de communication. Elle était coiffée d'un carré strict et vêtue d'un uniforme de commandant impeccable. L'éclat de ses yeux était dur.
— Est-ce que pour une fois, vous pourriez vous cantonner à vos affaires de pirates et ne pas vous immiscer dans des tractations politiques qui vous dépassent ? s'énerva-t-elle.
— Attendez, de quoi parlez-vous ? protesta Kei. Quelles tractations ? Tout ce que je vois, ce sont deux flottes ennemies qui s'affrontent sur le chemin de la Terre.
— Qui se font face, corrigea la femme. Où voyez-vous un affrontement ? Vous, les pirates, vous sautez trop facilement aux conclusions qui vous arrangent, surtout lorsqu'il s'agit d'une option belliqueuse.
— Marina... tenta de tempérer l'amiral.
— Non Warrius ! coupa la dénommée Marina. Tu devrais peut-être cesser de couvrir Harlock en toutes circonstances, surtout quand il fait n'importe quoi !
Kei plissa le front, soudain soucieuse. Bon, il y avait de toute évidence des négociations diplomatiques secrètes en cours et Harlock, comme à son habitude, semblait avoir déboulé là-dedans comme un chien dans un jeu de quilles. Restait à savoir s'il en était conscient (ce qui n'aurait pas été étonnant : le captain aimait bien les plans tordus qui emmerdaient un maximum de monde), ou bien si, comme le prétendait Marina, il avait « fait n'importe quoi ».
La jeune femme fit voler ses cheveux, agacée. De son côté, elle se fichait pas mal des méandres politiques, et de toute façon elle n'avait pas appelé pour ça.
— Eh ! interrompit-elle. D'accord, Harlock m'a laissée ici avec pour seule consigne de tirer sur tout ce qui bouge, mais je vous ai contactés parce que je pense qu'il y a peut-être une autre solution !
Elle fit une pause.
— Et puis... Mon problème, reprit-elle tandis que les deux officiers terriens stoppaient leur querelle pour fixer à nouveau leur attention sur elle, ce n'est pas de savoir quand est-ce qu'il faut que je tire sur qui. Mon problème, c'est de récupérer mon capitaine que j'ai perdu quelque part à la surface de cette maudite planète !
L'amiral joignit ses mains en pyramide devant lui et se tapota la lèvre inférieure avec les index.
— Certes, admit-il avec un sourire. Et depuis quand avez-vous besoin de mon aval pour prendre vos décisions ? Allez donc chercher Harlock ! Je ne vous retiens pas, que je sache...
À côté de lui, Marina inspira bruyamment, mais sa protestation fut étouffée d'un coup de coude. Kei se renversa sur le dossier de son fauteuil.
— Amiral Zero, rétorqua-t-elle posément. J'ai la vague impression que je ne possède pas toutes les billes dans cette affaire. Comme l'a dit le commandant Oki, l'Arcadia se cantonne à la piraterie et ne s'intéresse pas à la politique.
— Oh, Harlock fait beaucoup plus de politique que ce qu'il prétend, objecta Zero sans cesser de sourire. ... Même s'il ne s'en rend pas forcément compte, ajouta-t-il d'un air moqueur.
Kei ne releva pas le sarcasme et se contenta de fixer l'amiral avec froideur. En face, l'homme parut déçu que sa provocation tombe à plat, mais Kei n'en avait cure. Ce n'était pas elle le pirate impulsif et irresponsable, hein...
— D'après mon analyse, reprit-elle sans se soucier de l'interruption, Eyen a manœuvré pour qu'Harlock et l'Arcadia se rendent dans ce fameux système. Par conséquent, il est hors de question que je fasse bouger ce vaisseau avant d'avoir découvert précisément les intentions de cette garce. Et d'après votre réaction, il me semble également plus que nécessaire d'aller chercher Harlock sur Aqualis avant qu'il n'y foute trop le bordel.
Elle soupira malgré elle.
— Il adore mettre le bordel partout où il passe, termina-t-elle.
— Oui, il a un véritable talent pour ça, acquiesça l'amiral.
Il arborait cependant une expression dubitative.
— Mais je ne vois toujours pas pourquoi vous vous êtes embêtée à nous appeler, continua-t-il.
— Je ne possède pas assez d'hommes pour détacher une équipe digne de ce nom, amiral.
Les lèvres de Zero bougèrent sans produire le moindre son, comme s'il se repassait mentalement la phrase. Son commandant fut plus rapide à réagir.
— Vous voulez que nous nous rendions sur Aqualis pour secourir Harlock ! s'exclama Marina. Pour aller chercher ce pirate, ce... Ce...
— Du calme, tempéra Zero.
L'amiral leva un sourcil. Ses yeux noisette transpercèrent Kei comme s'il tentait de déchiffrer son âme, et son regard s'éclaira d'un intérêt renouvelé.
— Vous êtes sérieuse ? demanda-t-il.
— C'est ce qui me paraît le plus logique, amiral, répondit la jeune femme tout en se permettant une mimique narquoise. Vous n'êtes pas de mon avis ?
—————
— On n'entend plus les moteurs.
— Non, en effet. Je crois qu'on est arrivés à destination.
Yulian se leva et s'approcha de la porte de sa cellule. Elle était verrouillée à l'aide d'une serrure magnétique. Il en vint à bout en moins de dix minutes.
Trop facile.
— Allez, viens, fit-il à l'intention de Stellie.
L'adolescente le suivit en silence. Les deux fugitifs se faufilèrent le long des coursives, tandis que Yulian espérait que le dispositif de sécurité n'était pas trop performant. Il avait besoin d'un peu de temps, et s'il avait la chance de trouver un ordinateur avant de tomber sur une Sylvidre, il pourrait hacker aisément tout le système informatique de ce vaisseau.
— Yulian, là ! chuchota soudain Stellie.
Bingo.
C'était un terminal de communication.
Et c'était un jeu d'enfant de rentrer dans le réseau, de prendre le contrôle des caméras, de trouver un plan du vaisseau et de s'assurer un itinéraire dégagé pour sortir. D'après le journal de bord, ils avaient atterri sur une autre planète qu'Aqualis (la base de données la désignait en tant que « Telluris »), et ils étaient accostés à un dock de ravitaillement.
S'il y avait des installations de ravitaillement, alors il devait y avoir des techniciens de maintenance pour les faire fonctionner, songea Yulian. Une colonie. Des humains, peut-être. Dans tous les cas, il fallait tenter l'évasion.
Il fit un geste à Stellie. Ils devaient tout d'abord quitter le quartier des cellules qui s'étendait sur tout le pont, emprunter un ascenseur que Yulian avait préalablement bloqué pour eux, puis ils s'échapperaient par un conduit de ventilation, actuellement ouvert pour renouveler l'air frais à l'intérieur du vaisseau. Il contrôlait le réseau informatique dans cette zone. Personne ne viendrait le déranger. C'était tellement facile, en fin de compte...
Yulian s'apprêtait à se mettre en route lorsqu'un bruit lui fit tendre l'oreille.
Des pleurs.
Des pleurs d'enfant.
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