Chapitre 10

Bob pestait tout seul. Contre ce foutu gamin, ces foutus pirates, ces foutues Sylvidres et cette foutue planète. Et dans sa langue natale en plus, alors que ça faisait des années – des dizaines d'années – qu'il ne parlait plus que le standard.
Curieusement, cette planète aquatique lui rappelait la sienne et, perdu sur des végétaux flottants au beau milieu d'un océan inhospitalier, le barman s'était soudain senti nostalgique de ses origines. D'un point de vue plus pragmatique, la litanie continue de jurons dépourvus de voyelles lui apportait surtout l'énergie nécessaire pour continuer à avancer.
... pour continuer à ramper, si l'on voulait être précis.

La couche végétale qui recouvrait l'océan était traître : tantôt épaisse de plusieurs mètres, tantôt trop fine pour supporter le poids d'un Octodian. En l'occurrence, la zone que le barman tentait actuellement de traverser était trop fine et Bob n'avait eu d'autre solution que de s'allonger, bras et jambes écartées, pour répartir son poids sur la surface la plus grande possible.
Autant dire qu'il n'avançait pas très vite de cette façon.
Son bras gauche supérieur s'enfonça soudain.

K'rchkl de bordel de tsh'shr !

Tous les efforts du barman furent vains : les plantes flottantes, malgré de larges feuilles de plusieurs mètres de diamètre, n'étaient plus suffisantes pour le soutenir. Il n'y avait pas de végétaux en décomposition pour former un pseudo-sol solide, ici. En dessous, c'était l'océan.
Le barman agita tous ses bras pour se maintenir à l'air libre. Il savait nager, bien sûr, mais les plantes aquatiques qui se collaient à lui ne facilitaient pas la tâche. Il était cependant hors de question qu'il fasse demi-tour : à quelques centaines de mètres devant lui se dressait une construction métallique cubique. Il comptait bien y parvenir coûte que coûte.

                                                  —————

— Harlock !... Harlock !... Réveille-toi, maudit pirate !

On le giflait. C'était désagréable, mais Harlock supputait qu'obtempérer à l'injonction le serait tout autant.

Dzorat ! Debout !

Sylvidre. Un zeste de tension dans l'intonation, mais pas d'hostilité. Et il connaissait cette voix, en plus.
Harlock grogna tout en levant une main pour se protéger. Sa réaction entraîna une autre gifle.

— Eh ! protesta-t-il. Assez, c'est bon !

Il accommoda sa vision sur l'intérieur d'une petite navette (mais pas la sienne, et d'ailleurs ça ne ressemblait pas du tout à de la technologie humaine), puis sur des cheveux vert olive. Coupés courts. Une particularité capillaire rare chez ces plantes vénéneuses, plutôt portées sur les mèches interminables. Difficile d'oublier une Sylvidre aussi originale.

— Sérhà, fit-il. Que faites-vous ici ?
— Ma reine m'envoie.
— Lafressia ?

La Sylvidre ne répondit pas. Harlock n'avait pas vraiment besoin de confirmation, de toute façon : Lafressia et lui étaient toujours restés en contact et, depuis la nouvelle expansion sylvidre, ils avaient établi... certains accords.

— Que pouvez-vous me fournir comme renseignements ? reprit-il abruptement.

Il tenta de s'asseoir. Mauvaise idée. Sa tête tournait, et le mouvement lui donna la nausée.

— Vous feriez mieux de ne pas bouger, déclara Sérhà sur un ton de conversation mondaine (et sans répondre à sa question). Je vous ai donné ce qu'il fallait contre la fièvre, mais j'ai peur que ma pharmacopée n'ait des effets secondaires indésirables sur les humains.
— Qu'est-ce que vous m'avez injecté comme poison, espèce de peste végétale ? siffla-t-il.

Soudain en colère, Harlock se redressa sans se préoccuper du pic de douleur qui lui vrilla la poitrine, et se mit debout sans se soucier de son genou emmailloté de bandages... du moins jusqu'à ce que sa jambe ne se dérobe sous lui et qu'il ne s'étale de tout son long aux pieds de Sérhà. Une fois par terre, il eut un haut-le-cœur avant de vomir le contenu de son estomac – c'est-à-dire presque rien, et surtout du sang.
La Sylvidre le considéra sans aucune émotion.

— Vous avez eu le droit à ce que je possédais de plus compatible pour un humain, rétorqua-t-elle sans se départir de son calme. Votre température corporelle était trop élevée, quand je vous ai trouvé. C'était ça ou la fièvre vous terrassait. ... Et je vous avais dit de ne pas bouger, termina-t-elle.

Harlock maugréa un juron.

— Je ne vais pas supporter longtemps vos poudres de perlimpinpin, râla-t-il.
— Vu votre état, vous n'allez pas supporter longtemps de rester sans soins, répliqua Sérhà. J'ai fait de mon mieux pour stopper les hémorragies, mais vos blessures sont très certainement infectées. Et... – Sérhà toucha du bout de la botte la jambe d'Harlock, ce qui entraîna un soubresaut de douleur de sa part – ... je ne suis pas familière de la morphologie humaine, mais je pense qu'un certain nombre de vos os sont fracturés.

Son tibia gauche faisait un angle bizarre, effectivement. Sans oublier son genou broyé par ce putain d'aiguillon, et ses côtes cassées. Harlock était forcé de reconnaître qu'il était plutôt mal en point.
Mais il gèlerait en enfer avant qu'il ne l'admette de vive voix.

— Ça ira, déclara-t-il plutôt.

Sérhà ne prit même pas la peine de réagir à un mensonge aussi flagrant.

— Combien étiez-vous dans cette navette ? interrogea-t-elle.
— Quatre. Les autres se sont éjectés.
— Bien. Je vais tenter de localiser leurs balises de détresse.

La Sylvidre sembla hésiter.

— Et... ce monstre poilu était avec vous aussi ?

Harlock leva un sourcil d'incompréhension, puis il aperçut le chat, perché sur le fauteuil du pilote. Ses griffes s'enfonçaient fermement dans le dossier. Nul doute qu'il n'avait pas du tout l'intention de se faire déloger de sa place.

— Oh... Oui, le chat est avec moi, répondit-il.
— Il m'a griffé, siffla Sérhà d'un ton qui laissait sous-entendre qu'elle aurait bien aimé transformer l'animal en carpette.
— Il fait ça avec tout le monde, s'excusa Harlock.

... même avec lui, se souvint-il en effleurant sa joue. Le capitaine espéra fugitivement que la griffure ne lui laisserait pas de cicatrice trop visible. Il avait bien assez d'une seule balafre et moyennement envie de symétrie.
Il fronça les sourcils. Le chat et son sale caractère n'étaient qu'un détail. La priorité était ailleurs. Et Sérhà n'avait toujours pas répondu à sa toute première question.

— Vous avez des renseignements à me donner ? répéta-t-il.

Occupée à entrer des paramètres de recherche dans la console radio, la Sylvidre haussa les épaules sans se retourner.

— Rien que vous ne possédiez déjà, fit-elle. L'enfant a été emmenée dans ce système planétaire, mais j'ignore dans laquelle de nos bases elle se trouve.

Okay, mais la phrase en elle-même constituait déjà une information qu'il n'avait pas, se dit Harlock. De son côté et malgré ses efforts, il n'avait jamais réussi à savoir si le système abritait ne serait-ce qu'une base sylvidre. Rien ne l'obligeait à le révéler à Sérhà, en revanche.

— Inspecter les planètes les unes après les autres semble la meilleure méthode, dans ce cas, déclara-t-il. Et si l'on fait peser une menace suffisante sur leurs installations, cela pourra peut-être pousser les ravisseuses à la faute.
— À condition de représenter une menace plausible, se moqua Sérhà. Vous avez pensé que nos fermes seraient des objectifs faciles à prendre ? Les unités sont certes dispersées, mais ça n'empêche pas la présence d'un dispositif de défense global.

Harlock se renfrogna. Il avait pensé que la planète était déserte, que l'océan omniprésent et agité rendait la présence d'une base sylvidre peu probable. Il avait pensé être discret. Il était venu ici chercher un indic, pas des « fermes » et encore moins « un dispositif de défense global » (rudement efficace, il devait le reconnaître).
Il semblait que son instinct n'avait pas été très fiable sur ce coup-là.

— Je comptais rejoindre l'astroport et la colonie humaine, grommela-t-il. Les Sylvidres qui m'intéressent s'y sont peut-être ravitaillées.
— Peut-être... répondit Sérhà distraitement.

La Sylvidre fronça les sourcils, visiblement contrariée par ce qui s'affichait sur sa console radio.

— Vos balises émettent sur la fréquence de détresse universelle ? demanda-t-elle.
— Bien sûr ! Il y a un problème ?

Sérhà balaya la question de la main.

— Peu importe, trancha-t-elle.
— Quoi ? C'est important, au contraire ! s'emporta Harlock. Ce sont mes hommes, j'en suis responsable ! Vous les avez localisés, ou pas ?
— Pas en totalité.
— Ce qui veut dire ?
— Un seul signal, avoua Sérhà. Les deux autres n'émettent pas. Soit ils sont défectueux, soit...

... soit ils se situent trop loin, ou en un lieu duquel le signal ne peut être capté, compléta Harlock. Comme un vaisseau. Ou une base. Et vu ce que Sérhà lui avait appris sur ce fameux « dispositif de défense global », peu de chances qu'il s'agisse d'une base humaine.
Merde.

— Vous avez moyen de savoir si les vôtres ont fait des prisonniers ? demanda-t-il.
— Pas depuis cette navette.

La Sylvidre n'avait pas répondu « non ». C'était plutôt bon signe.

— Je pense qu'il est préférable d'aller déjà récupérer la balise qui émet, ajouta-t-elle néanmoins. Et de vous faire soigner.

Harlock secoua la tête. Se faire soigner était accessoire. Enfin, en tout cas moins urgent que de récupérer son équipage. Et secourir sa petite fée de cristal. Ce n'étaient pas quelques os éparpillés façon puzzle qui allaient l'arrêter.

                                                  —————

Il faisait trop chaud. Pour elle, habituée au climat austère d'Ethaniel, l'atmosphère de ce petit vaisseau était étouffante.

— J'ai soif, geignit Tianna.
— Tiens-toi tranquille ! la rabroua-t-on.

L'enfant se recroquevilla sur son siège. Elle n'avait pas seulement soif. Elle avait faim, aussi. Oh, bien sûr, les femmes qui l'avaient enlevée lui avaient proposé de la nourriture, mais elle l'avait refusée. Des cubes protéinés. De la nourriture sans saveur, uniquement destinée à un apport nutritionnel minimal. Tianna les aurait avalés sans rechigner si seulement elle avait été capable de les mettre dans sa bouche... une bouche que sa constitution physique avait irrémédiablement scellée par une membrane de peau. Une bouche perméable à l'air et aux liquides, mais pas aux solides.
Les femmes n'avaient pas emporté l'appareillage qu'elle utilisait pour les repas. Elle était donc condamnée à jeûner.
La petite fille étouffa un sanglot. Elle ne se plaindrait pas. Elle était forte. Mais elle avait faim.

                                                  —————

Elles devaient posséder un système d'alarme pour les avertir de la présence d'intrus, puisqu'elles l'avaient encerclé lorsqu'il s'était rapproché du cube métallique, et qu'elles avaient tenté de le neutraliser.
Le barman avait ricané. Une patrouille de cinq Sylvidres. Autant dire rien. En quelques secondes, les Sylvidres se consumaient dans un brasier bleuté, avec cette plainte aiguë si perturbante pour qui l'entendait pour la première fois.
Cette formalité expédiée, entrer dans le cube fut un jeu d'enfant. Venir à bout de ses occupants le fut un peu moins. Bob fut cependant satisfait de constater qu'il n'avait rien perdu de ses réflexes. Peut-être était-il un peu moins souple qu'avant, mais cela ne lui posa pas de problèmes particuliers pour prendre le dessus sur ses adversaires.

Le cube contenait une vingtaine de Sylvidres, ainsi qu'un appareil qui, apparemment, détruisait le tapis végétal flottant (voilà pourquoi il avait dû nager, bordel !). Il contenait également un terminal informatique et une console com.
Le barman activa la console d'une pichenette guillerette, mais alors qu'il se saisissait du micro pour lancer un appel sur la fréquence de détresse, il fronça les sourcils et suspendit son geste. Était-il sage d'initier un contact radio avec du matériel sylvidre ? À tout bien réfléchir, il avait plus de chances de voir débarquer une autre vingtaine de Sylvidres en lieu et place des secours espérés.
L'Octodian hésita.
... Non, mauvaise idée, décida-t-il finalement. C'était une stratégie qui aurait certainement eu les faveurs d'Harlock, mais on pouvait aussi être un peu plus subtil.
Okay...
Que restait-il comme options ? Attendre sans rien faire, mais ce n'était pas son genre. Repartir à pied, ce qui était idiot. Trouver un véhicule.
Le barman considéra pensivement la machine sylvidre, qui continuait à ingurgiter les plantes et à les recracher en petits pavés uniformes. « Un véhicule rapide », corrigea-t-il. Ces petites pestes ne vivaient pas en ermites, et Bob doutait qu'elles aient été déposées là sans aucun moyen de se déplacer. Il y avait forcément des navettes quelque part. L'Octodian se servit du terminal informatique pour consulter le plan du cube sylvidre, y trouva un hangar et en déduisit que, si navette il y avait, alors elle devait se trouver là-bas.
En l'occurrence, il s'agissait d'un glisseur incapable de quitter l'atmosphère, mais cela conviendrait parfaitement pour rejoindre l'astroport.

                                                  —————

— Yulian ! Yulian, tu m'entends ?

Les yeux de Yulian papillonnèrent. Où ? Quoi ? Comment ? pensa-t-il successivement. Il avait une migraine atroce, mais les événements récents lui revinrent peu à peu en mémoire.
Le crash. Le cube. Le champ de force.
Les Sylvidres.

— Les Sylvidres ! cria-t-il en sautant sur ses pieds, poings serrés, prêt à défendre chèrement sa vie à mains nues s'il le fallait.
— Finement observé, champion, rétorqua Stellie d'un ton narquois.

Yulian se figea dans une pose ridicule de boxeur, un instant perplexe, puis son cerveau assimila l'environnement dans lequel il s'était réveillé. Une cellule. Ah, oui. Évidemment.
Il fronça les sourcils : sous ses pieds, le sol vibrait légèrement.

— Un vaisseau ? s'étonna-t-il.
— Deux bonnes réponses d'affilée, tu es en grande forme, dis donc !

Stellie continuait à se moquer. Il détestait cette fille.
Il secoua la tête (ce qui était une mauvaise idée, avec sa migraine). Si Stellie voulait se comporter comme une sale gosse mal élevée, c'était son problème et il n'allait pas rentrer dans son jeu. Ce n'était pas le moment de se chamailler, songea-t-il. 'fallait plutôt faire front commun.

— Faut sortir d'ici, reprit-il en ignorant l'adolescente.
— Brillant ! Tu as décidé de collectionner les évidences, ou quoi ?

Yulian haussa les épaules. En fait, l'intonation de Stellie était davantage amère que moqueuse, s'aperçut-il. Vu son caractère, la jeune fille était probablement vexée d'avoir été capturée. Difficile de jouer au héros, hmm ?

— J'ai décidé de sortir d'ici, répondit-il. Tu préfères rester assise sans rien faire en attendant le capitaine ?

Stellie prit une mine boudeuse. Touchée. Yulian ravala avec peine un sourire. Inutile de mettre l'adolescente de pire humeur qu'elle n'était déjà. Le capitaine viendrait, c'était évident (même lui ne pouvait pas concevoir qu'Harlock n'était pas en vie et en route pour leur porter secours). Malgré tout, il s'estimait suffisamment pourvu en amour-propre pour vouloir tenter de prouver sa valeur aux yeux du célèbre pirate, et par conséquent de ne pas rester amorphe face à l'adversité.
Et Stellie était dans le même cas, d'ailleurs. L'adolescente lui adressa un regard radouci dans lequel pointait un intérêt nouveau et, peut-être, un soupçon de respect.

— Très bien, lâcha-t-elle. Tu commandes. C'est quoi, ton plan ?

Cette fois, Yulian ne retint pas son sourire. Il commandait. Peut-être pouvait-il faire un bon pirate, finalement.

                                                  —————

— Des nouvelles ?
— Rien du tout, miss. On a perdu le contact juste après leur entrée en atmosphère.

Ce qui voulait dire : « problème ». Toutes les navettes de l'Arcadia possédaient une balise automatique qui envoyait à intervalles réguliers un signal crypté vers le vaisseau pirate. Un seul bip de quelques microsecondes en fréquence hyperspatiale, indétectable ou presque, et idéal pour suivre la progression des navettes... en particulier lorsque le capitaine se trouvait à l'intérieur.

— Harlock, merde ! jura Kei. Est-ce que tu ne pourrais pas réussir une mission sans déclencher de catastrophes, pour une fois ?

La jeune femme donna un coup de poing rageur dans une console quelconque. Elle savait que son espoir était d'ores et déjà vain : en général, « plus de signal » impliquait « plus de balise » ce qui signifiait « plus de navette ». Le capitaine s'était donc crashé à la surface de – elle consulta le graphique de navigation – Aqualis.
Et il lui avait demandé de garder la position dans ce maudit détroit avec l'Arcadia. Pour faire face aux Sylvidres. Alors qu'il était peut-être en danger.

Elle ne tiendrait jamais.

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