Chapitre 1

En bordure du quatrième quadrant de Taurus, à proximité d'une étoile inintéressante nommé Tau-Edna-8B et au beau milieu d'un phénomène assez rare de brouillard spatial, l'Arcadia naviguait avec toute la majesté d'un croiseur profilé pour le combat et toute l'aura menaçante d'un vaisseau pirate orné d'une tête de mort ricanante à sa proue.
À l'intérieur, dans les entrailles sombres où ronronnaient d'innombrables systèmes de haute technologie le long de coursives désertes, le capitaine Harlock contourna un carton éventré qui vomissait des copeaux de polystyrène (et qui contenait, curieusement, un patin à roulettes), enjamba un cadavre de bouteille et soupira.
Ce qui était certain, c'était que la présence d'un équipage apportait de l'animation dans son vaisseau. Il reconnaissait volontiers qu'une petite quarantaine de marins apportait de la vie et de la bonne humeur en des lieux qui étaient longtemps restés vides et que, en fin de compte, ça lui avait manqué.
Ce qui était moins certain en revanche, c'était la façon dont Kei établissait sa sélection. Certes, le critère « liberté » était clair, mais cela suffisait-il à expliquer la présence d'un binoclard potelé au teint blafard qui reproduisait des batailles pré-diaspora avec des soldats de plomb en soute torpilles ?
Dernièrement, la jeune femme blonde était même revenue avec un chat (« Un chat libre ? » avait-il demandé, moqueur, avant de devoir éviter les projectiles divers, dont le chat, qu'elle lui avait lancé dessus). Une chatte, pour être exact. Qui avait mis bas une portée d'au moins deux cents chatons, s'il en jugeait par le nombre de ces bestioles qu'il croisait un peu partout dans le vaisseau en une seule journée.
Il secoua la tête, dépité, avant de bifurquer pour pénétrer dans un local technique adjacent à la salle de contrôle des moteurs principaux. Des chats ! Sur un vaisseau spatial ! N'importe quoi, songea-t-il.
Il se mit à quatre pattes devant une armoire abritant une partie du système de refroidissement. Son préféré, c'était un petit sauvage tout noir avec une unique tache rousse sur l'œil.

— Le chat ! appela-t-il en se contorsionnant pour voir sous l'armoire. Viens ici, j'ai apporté des restes de poisson !

Des yeux verts le fixèrent d'un air farouche.

— Meaw.
— Quoi, meaw ? Tu n'aimes pas le poisson ?

Harlock se redressa et récupéra l'assiette dans laquelle il avait déposé les restes de viande de la veille (et qui était vide, d'ailleurs, preuve que meaw ou pas, ses repas étaient appréciés), la remplit avec le morceau de poisson que lui-même n'avait pas mangé (parce que lui, il n'aimait effectivement pas le poisson), puis recula d'un pas.
Rien.

— Minou minou ! insista-t-il. Tu sors, ou pas ? Tu n'as pas envie qu'on fasse un peu plus connaissance ?

Apparemment non.
Bon.
Tant pis.
Il voulait rester là-dessous, c'était son droit. C'était un chat libre, après tout.

Harlock ressortit du local. S'il restait plus longtemps, il risquait de se faire surprendre en train de parler à une armoire, et quitte à discuter avec du mobilier il préférait encore aller voir l'ordinateur principal.
Et puis ce n'était pas comme s'il avait un vaisseau spatial à faire tourner.

                                                  —————

Le capitaine avait décidé d'une halte dans la colonie de Rhô-Andeggar, affectueusement dénommée par ses habitants (comme bon nombre de ses consœurs dans ces contrées reculées) « Trou du Cul de l'Univers ». Harlock souhaitait apparemment acquérir d'autres drones de nettoyage, ce qui n'était pas pour déplaire à Yulian qui avait besoin du métal de leur carcasse pour fondre une nouvelle division napoléonienne.
Ce qui était davantage déplaisant, c'était qu'Harlock avait également requis sa présence en tant que garde du corps. De l'avis de Yulian, c'était une décision complètement stupide. D'une part parce que jusqu'à présent, le capitaine s'était toujours très bien défendu tout seul, d'autre part parce qu'avec sa mauvaise vue et son petit mètre cinquante-cinq, il ne risquait pas de venir à bout d'éventuels ennemis. À part peut-être en les faisant mourir de rire, allez savoir.
Yulian eut un rictus amer. Comment Harlock avait-il pu penser à lui en tant qu'homme de terrain ? Ou bien était-ce une blague, une sorte de bizutage ? Il avait pourtant embarqué il y avait déjà plusieurs mois. S'il existait un quelconque « rite de passage » pour être reconnu en tant que membre d'équipage de l'Arcadia, le capitaine n'aurait pas attendu tout ce temps, non ?
Il avait failli refuser la mission (d'autant qu'il mettait la touche finale à sa dernière reconstitution et qu'il ne supportait pas d'être dérangé dans ces moments-là), mais Harlock avait envoyé sa walkyrie blonde le chercher manu militari en soute torpilles, et il s'était dit que ce ne serait peut-être pas une bonne idée.
Il serra nerveusement la crosse de son fusil d'assaut. Ses mains étaient moites, ses doigts boudinés s'adaptaient mal à l'ergonomie des boutons de puissance et de la queue de détente, en plus il faisait une chaleur infernale dans ce bled pourri et les autochtones semblaient bien trop miteux pour posséder des drones de qualité.
Bref, c'était l'horreur.
Comble du supplice, Harlock continuait à ignorer son incompétence et à le considérer tout à fait apte à le seconder. Et il lui avait demandé de couvrir ses arrières pendant qu'il négociait une cargaison de dieu sait quoi ! Et des drones, ne pas oublier les drones.
Heureusement que le bar dans lequel ils s'étaient installés était presque désert.

La porte battante de l'entrée grinça affreusement. Yulian sursauta, manqua lâcher son fusil, et tenta de prendre un air dissuasif tout en priant pour se fondre dans le décor.
Oh. Mais fermer les yeux ne le ferait pas disparaître, se souvint-il. D'autant que personne ne s'était mis à crier, donc il ne devait pas y avoir de danger dans l'immédiat. Il inspira profondément. Pas de danger, se répéta-t-il, pas de danger. Et puis c'était lui le pirate qui tenait le fusil, que diable !
Il risqua un regard.
Une fille.
Okay.
Elle ne s'intéressait pas à lui, ce qui était somme toute un comportement tout à fait normal : aucune fille ne s'était jamais intéressée à lui. Pas de danger, donc.
Elle s'intéressait à Harlock en revanche. Et elle n'hésita pas une seconde à l'interrompre en pleine négociation.

— Capitaine Harlock ! lança-t-elle d'une voix claire.

Le capitaine pirate se retourna vivement, l'air courroucé puis, curieusement, se figea.

— Prenez-moi à votre bord, poursuivit la fille.

Elle ponctua sa phrase en croisant les bras et fixa Harlock d'un air de défi. Le capitaine lui retourna un regard dépourvu de toute expression. La fille ne baissa pas les yeux.
Yulian se surprit à hocher la tête d'admiration. Face à ce regard, nombre d'honnêtes gens sans histoires, de trafiquants sans scrupules et de voyous sans foi ni loi s'étaient liquéfiés de terreur. Lui-même, d'ailleurs... Il se secoua. Allons, il faisait partie de l'équipage. Lui-même n'avait plus à subir le regard qu'Harlock réservait en général aux types qu'il tuait la minute suivante... Enfin, il l'espérait.
Il frissonna.

C'était étrange d'observer la confrontation muette. N'importe quelle personne sensée aurait déjà pris la tangente, mais tout dans le comportement de la fille laissait supposer qu'elle savait n'avoir rien à craindre. Yulian la détailla plus attentivement. Elle ne semblait pourtant pas de taille à prendre le dessus sur le capitaine pirate... À peine sortie de l'adolescence, elle avait les cheveux raides, un carré coupé court, un corps trop mince, aucune courbe attrayante. Une brindille que le célèbre capitaine Harlock devait être capable de briser d'un seul revers de la main.
... même si, en l'occurrence, il ne paraissait pas être décidé à passer à l'offensive.
Le capitaine avait plutôt l'air... embarrassé ?

— Tu es sûre ? demanda finalement le pirate après de longues secondes de silence.
— J'ai trop attendu.

Harlock parut vouloir protester, se ravisa, puis détourna le regard en pinçant les lèvres.

— Comme tu veux, lâcha-t-il d'un ton résigné.

Yulian haussa un sourcil. Alors ça, c'était pas banal, pensa-t-il.
... Mais bon, ça ne le concernait pas. Il souffla de soulagement. Pas de danger.

— Yulian ! appela Harlock.

Et merde.
Yulian tressaillit, se demanda si le tremblement de ses épaules avait été visible et tenta de se composer un visage impassible.

— Capitaine ?
— Yulian, répéta Harlock. Conduis-la à bord.
— Que je... Euh... Bien. D'accord, bredouilla-t-il.

La fille se tourna vers lui avec une mimique interrogative tandis qu'Harlock se désintéressait d'eux pour revenir à ses négociations, quelles qu'elles soient.

— Bon, euh... Par ici.

Il espéra qu'il ne bégayait pas. Ou au moins, pas trop.
La fille le suivit docilement. Elle n'était pas armée. Elle avait l'air inoffensive. Il fallait qu'il arrête de stresser ainsi.
Il tiqua. Tiens, c'était amusant, Harlock n'avait posé à sa nouvelle recrue aucune question sur ses motivations – alors que d'ordinaire, il était très accroché à son « principe de liberté ». Et il ne lui avait pas demandé son nom non plus.

— Tu t'appelles comment, au fait ? fit-il.
— Stellie.

                                                  —————

Le barman observa la fille et son escorte quitter les lieux, puis reporta son attention sur son interlocuteur.

— Tu embarques les gamines à présent, gamin ? ricana-t-il.

En face de lui, Harlock haussa négligemment les épaules.

— Elle a dix-sept ans, si je compte bien, répliqua le pirate. Ce n'est plus une gamine. Et puis j'ai bien des chats à bord, alors...
— Alors quoi ? Tu mets sur le même plan les chats et les enfants ?
— Bah oui. Il faut les surveiller en permanence, ils sont capables des pires bêtises et tu ne peux pas t'empêcher de leur pardonner. C'est génétique, certainement.

Le capitaine pirate balaya l'argumentaire d'un geste.

— Et ne m'appelle pas gamin, conclut-il.

Le barman s'esclaffa.

— Ah ! Content de voir que tu n'as rien oublié de nos petites habitudes, gamin !

Harlock posa ses coudes sur la table et son menton sur ses mains jointes.

— Ne. M'appelle. Pas. Gamin, articula-t-il posément.

Puis il se renversa en arrière et sourit largement.

— C'est vrai, quoi ! se plaignit-il sans toutefois cesser de sourire. Je n'ai plus dix-sept ans, moi !
— Yep. Mais je suis toujours beaucoup plus vieux que toi, rétorqua le barman.

Il connaissait le capitaine Harlock depuis trois bonnes décennies. À l'époque, le gamin était effectivement un gamin (et de bien moins de dix-sept ans, même si le barman n'avait jamais réussi à lui extorquer son âge exact) alors quele barman, lui, avait déjà atteint un âge que les humains qualifiaient d'« avancé »... Une prouesse qui n'en était pas une : le barman était octodian, et le cycle de vie des Octodians était bien plus long que celui des humains (de deux siècles standards, environ).

— Tu préfères peut-être que je t'appelle « fiston » ? continua-t-il
— Surtout pas ! coupa Harlock, un éclat de panique au fond de l'œil.

Quoi qu'il en soit, le barman prenait part à ces retrouvailles avec un plaisir non dissimulé. Il considérait Harlock comme son meilleur ami (et avec une touche d'affection paternelle, aussi), et il s'était désolé de rester si longtemps sans nouvelles. Le capitaine de l'Arcadia s'était éloigné des territoires explorés un peu moins de quatre ans auparavant, après une défaite de trop. Le barman avait craint que le pirate ait entamé son dernier voyage.

L'intéressé grogna.

— Si on revenait à nos affaires, Bob ?

Harlock avait à nouveau fait parler de lui il y avait de cela une dizaine de mois. La rumeur avait enflé, courant d'un astroport à l'autre, narrant des exploits que l'on croyait relégués au passé. L'Arcadia était de retour. A priori, après s'être offert une petite cure de jouvence. Et si le vaisseau pirate avait pu autrefois se retrouver en difficulté technologique, ce n'était à l'évidence plus le cas.
D'aucuns avaient ricané, se raillant d'une épave hors d'âge. Ils étaient partis confiants. Ils n'étaient jamais revenus.
La légende repartait.
... Mais la légende avait également besoin de ravitailler. D'autant qu'Harlock recrutait à nouveau, et que tous ces pirates ne se nourrissaient pas de l'air ambiant.

— Vingt caisses de conserves, dix de fruits secs divers, cacahuètes et autres machins à grignoter, une cargaison de viande congelée, une autre de poisson, un chargement de farine, du sel, du sucre, du café... énuméra-t-il.

Il fit une pause.

— Du chocolat...

Harlock lui lança un regard noir.

— La totalité du petit matériel électronique que tu avais demandé... poursuivit le barman en consultant sa liste.

Liste sur laquelle ne figurait pas de chocolat, soit dit en passant, mais le barman connaissait suffisamment Harlock pour savoir que cette acquisition ne serait pas perdue. Et que son équipage n'en verrait pas la couleur, d'ailleurs.

— Un lot de climatiseurs, de la peinture, des robots de nettoyage...

Visiblement, repeupler l'Arcadia avec un équipage opérationnel n'était pas aussi simple qu'on aurait pu le croire.

— Enfin bref, tout est là, termina le barman en agitant la liste.

Il en avait bavé pour rassembler tous les items, mais en fin de compte il s'était bien amusé à réactiver son ancien réseau, rappeler ses contacts... Comme au bon vieux temps, hein ?

— Parfait, répondit Harlock.

Le pirate hésita.

— Hem... Et sinon, tu n'es pas intéressé par un poste de cuistot, par hasard ?

Le barman leva un sourcil.

— J'ai passé l'âge de ces conneries, gamin... D'autant que tu m'as l'air d'avoir ramassé une belle brochette de dingues, non ?
— Pas plus que d'habitude.

Le capitaine pirate pinça les lèvres.

— Je sais bien que tu n'es pas humain, ajouta-t-il, mais tu es quand même un peu concerné par ce qui se passe, non ?
— Je lutte avec mes propres moyens, gamin.
— M'appelle pas gamin, répondit Harlock distraitement.

Un pli soucieux barrait son front.

— La partie s'annonce rude, reprit-il.
— Je sais.
— J'ai besoin... – Harlock secoua la tête, agacé – Bon sang, Bob, je ne vais quand même pas te supplier !
— Ça ne fonctionnerait pas, de toute façon.

Le barman croisa une paire de bras, se frotta le menton et se servit un verre tout en posant une main sur l'épaule d'Harlock.

— Ces velléités de croisade ne me plaisent pas, c'est vrai. La dernière fois, ça n'avait rien amené de bon. Et puis à bien y regarder, la Terre est à peine viable, nom de Xch'rhch ! Qu'y a-t-il à gagner ?
— La revanche ? lâcha Harlock, amer.

Le barman fit la grimace. Ouais... La revanche pour laver l'humiliation passée, de vieux démons à exorciser, une fierté bafouée... Toujours la même rengaine, encore et encore. Les races galactiques étaient multiples et toutes différentes, la guerre était leur point commun.

— Je te serai plus utile en tant que base arrière, avança-t-il.

Harlock fit la moue, peu convaincu.

— On pourrait s'en prendre à toi.
— Je sais me défendre, ne t'en fais pas.

La remarque arracha un sourire au capitaine pirate, mais son regard resta triste.

— Bien sûr... admit-il. Bien sûr.
— Tu trouveras un autre cuistot, tenta de plaisanter le barman.

Mais le cœur n'y était plus. La guerre... La guerre et son cortège de morts, la guerre et ses destructions, la guerre et ses fanatiques, la guerre et ses massacres inutiles. La guerre couvait depuis longtemps. Elle grondait de plus en plus fort. Elle avait fini par faire sortir Harlock de sa retraite.

À présent, elle était inévitable.


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