Chapitre 10
PDV Jérémy
Les cernes bien cachées sous une couche de correcteur, j'avance le long des couloirs. Ils ne sont pas vides, et cela me rassure.
En ce moment, je ne dors plus. A cause de ces fameuses phrases, prononcées par Andrews. A cause des papiers remplis d'insultes et de menaces, que lui et sa clique déposent dans mon casier. Des bousculades, toujours accidentelles, ici et là. Des regards mauvais, des signes mimés, annonciateurs de tant de danger.
Je suis fatigué.
La nuit, je me ronge le cerveau pour savoir ce qui m'attend le lendemain. Serait-ce pire qu'aujourd'hui, moins grave que demain ?
Le jour, je sabote toute mon énergie pour rester aux aguets, les éviter, et tenter de suivre un semblant de scolarité.
Mais mon corps commence à me tirer, et mon esprit à m'alerter.
Je sais ce qu'il m'arrive. Je sais ce que ces types sont entrain de me faire vivre. Mais je n'ai pas envie de dire ce mot. Pas envie de l'admettre. J'ai l'impression que cela reviendrait à dire que je suis une victime. Et pourtant, ce n'est pas une honte, d'être une victime. Ce n'est pas quelque chose qu'il faut avoir peur d'admettre, car le dire c'est trouver la possibilité d'être aider. De s'en sortir. Mais je crois qu'on ne se rend pas compte d'à quel point c'est difficile. Bien sûr, chaque personne est différente, chaque personne va ressentir les choses à sa façon, réagir à sa manière. Moi pour l'instant, je n'arrive pas à faire autre chose que de subir. Ils vont peut-être se lasser. Ils vont finir par me laisser. C'est ce que je me répète. Je ne suis pas dupe au point de penser qu'ils finiront par changer de mentalité. Seulement je me dis seulement que peut-être ils vont grandir. Peut-être qu'ils vont comprendre que de faire souffrir les autres n'apporte pas du bonheur. Ni de la force, ni de la puissance.
Je pourrais en parler à mes amis. Je sais qu'avec eux, le problème serait vite réglé. C'est plus facile à dire qu'à faire, de parler. Je comprends Zoé, qui nous a caché pendant longtemps que Ryan ne la lâchait pas. Même quand on sait qu'on trouvera du soutien, une aide, une solution sans faille, faire ce pas de parler n'est pas simple à franchir. En tout cas, je ne me sens pas vraiment prêt à le faire maintenant. Ou peut-être que comme mes amies, j'ai besoin qu'on me pousse à faire ce pas. Après tout, qui se ressemblent s'assemblent. Tous les trois, nous nous sommes toujours tout confier. Mais quand les choses devenaient trop difficile, nous cachions la vérité. Jusqu'à ce que nous poussions le silencieux à parler. Nous savons bien que tout garder n'est pas une solution sur le long terme. Pourtant, après toutes ces années, nous ne pouvons pas nous en empêcher. Est-ce pour nous protéger nous même ou pour protéger les autres ?
Depuis ce jour, cette confrontation, j'essaye de ne jamais rester seul. Cela a peu d'effet. Même entouré de gens, ils parviennent à instaurer cette crainte en moi. Mais jamais quand mes proches sont là. Jamais trop non plus, jamais quelque chose qui pourrait faire réagir un témoin. Car ici les gens réagiraient, et ils le savent. Alors c'est toujours silencieux. Insidieux. Ou bien camouflé.
Aujourd'hui je ne suis pas seul. Il y a du monde dans le couloir. J'ai arrêté d'arriver en avance, quand bien même je pourrais avoir envie de voir Aaron. De toute façon, il ne me parle pas. Il ne m'envoie pas de message. Sait-il ce que ses amis font ? Oui. Oui, il le sait, j'en suis persuadé. Fait-il quelque chose pour les stopper ? Non. Pour m'aider ? Non. Ne serait-ce que m'envoyer des textos pour me rassurer, me soutenir ? Non.
Le pire, c'est que je n'arrive même pas à lui en vouloir. Enfin si, un peu. Mais en un sens, je le comprends. Je comprends qu'il a peur de se retrouver dans ma situation. Parce que moi au moins, je sais que cela s'arrêtera. A la fin de cette année, ils retourneront dans leur ville, et je ne les croiserais plus. Ils ont l'occasion de faire de ma vie un enfer pendant une courte période seulement. Mais lui vit avec eux, en internat. L'année prochaine, ils seront dans la même ville. Peut-être dans la même université. Ils ont l'occasion de détruire véritablement sa vie. Alors je ne lui en veux pas de ne pas réagir ouvertement pour m'aider. Je lui en veux de son silence par contre. De la distance à la fois physique et morale qu'il met entre nous. Je ne pense pas la mériter, et je ne pense pas qu'elle soit justifiée.
Je dois déjà supporter le lot de tourments que m'apporte son entourage dégénéré. Pourquoi dois-je en plus subir l'éloignement qu'il m'impose ? C'est lui qui a proposé de ne pas couper les ponts après ces vacances. Je n'en avais pas envie bien sûr, mais il a voulu continuer. Il a voulu qu'on voit où cela nous mènerait. Si j'avais su que cela me mènerait à une telle situation, aurais-je accepté ? Sûrement. J'étais déjà suffisamment attaché à lui pour en être stupide.
Il m'a dit qu'il gardait ses distances pour me protéger. Au final, la protection a été vaine. Maintenant, la distance ne protège que lui. Et si la première excuse me suffisait, je ne suis pas sûr d'accepter la seconde. Je ne devrais pas l'accepter d'ailleurs. Et maintenant, je suis déterminé à ne pas le faire. Mais je sais que cette détermination peut vaciller à tout moment. Parce que je n'ai pas tiré un trait sur lui. Sur tous nos moments d'été. Sur notre complicité. Et je ne pense pas être prêt à tirer un trait maintenant. Je dirais que ce sont ces souvenirs qui m'aident à endurer les brimades. Parce que d'un côté, je me sens plus fort que ces types. Parce que je sais que leur ami est sous-merde, comme ils disent. J'en sais plus qu'eux. C'est comme un petit sentiment de supériorité. Pour l'instant, il me permet de tenir en équilibre. Un équilibre bancal, qui peut s'effondrer à tout moment. Mais ce matin, je suis encore en équilibre.
Du moins dans mon esprit. Car mon corps chute lourdement au sol après qu'une silhouette soit passée à ma droite. J'ai bien senti mon pied buter dans un autre. J'ai bien entendu le souffle de joie quand mon corps est parti en avant. Tout comme les rires typiquement masculins qui s'élèvent quand je me ramasse.
Mais je sens surtout mon nez taper violemment contre le carrelage. La douleur monte, et je sens le sang s'écouler instantanément. Un petit oups résonne.
Pourtant, le couloir n'était pas vide... Quand je relève la tête, je repère rapidement Andrews et ses amis riant de moi. Je repère rapidement Aaron, au milieu d'eux. Il ne rit pas. Mais il ne dit rien.
Mon esprit est embrumé. J'entends seulement leurs rires. Ma tête tourne, ma vision se floute et se déforme un peu. Sûrement à cause du choc.
Je regarde un peu autour de moi. Au final, pendant que je réfléchissais, le couloir s'est vidé. Ne reste que quelques personnes, qui ne semblent pas avoir vu grand-chose. Je vois quelques sourcils froncés, mais ils ont plus l'air de penser que je me suis retrouvé au sol de mon fait, et qu'une bande d'imbéciles rient de mon malheur. Aucun ne semble se dire qu'ils peuvent en être à l'origine. C'est toujours difficile, d'intervenir quand on est pas sûr. Encore moins quand il s'agit d'intervenir face à une bande de types bien musclés, qu'on ne connaît pas. Il n'y a pas assez de monde dans ce couloir pour leur tenir tête, si l'un d'eux avait compris.
J'ai envie de regarder Aaron, mais je me retiens. J'ai la sensation que les choses empierreront si Andrews capte un de mes regards dans sa direction. Je me contente d'attendre quelques secondes que ma tête tourne moins pour me relever.
J'ai envie de lui parler. De lui hurler qu'il n'a pas le droit de me laisser subir ses dégénérés d'amis. J'ai envie de m'approcher de lui et de l'embrasser pour leur montrer à tous qui il est vraiment. Il ne me laisserait sûrement pas faire. J'ai envie de le frapper, pour lui montrer ce qu'ils me font. Ils ne me frappent pas réellement. Ils me frappent à l'intérieur. Et ça fait foutrement mal.
Malgré son silence des derniers jours, j'ai cette toute petite part de confiance en lui qui s'attend à ce qu'il réagisse enfin. Qu'en voyant mon désarroi, et surtout mon corps blessé, il fasse élever sa voix. Mais il ne fait rien. Du coin de l'œil, je crois même le voir détourner le regard.
Je n'ai pas envie de rester planté là, à penser à lui et à la nouvelle déception qu'il me fait vivre. La honte que je ressens est bien trop présente pour qu'il soit ma principale préoccupation. Je suis honteux, alors que ce sont eux qui devraient avoir honte. Mais c'est toujours dans ce sens là. Ce sont les gens qui n'ont rien à se reprocher qui le font, et ceux qui devraient se remettre en question qui se pensent droit dans leurs bottes.
Un fait de société. Quelque chose qu'on ne changera pas avec de beaux discours. On a essayé.
C'est affreux de ressentir un sentiment qu'on ne devrait pas rencontrer quand on est fautif de rien. C'est bien plus blessant que n'importe quelle blessure physique.
J'ai besoin de ne plus entendre leurs rires. Besoin d'oublier ce qu'il vient de se passer. De retrouver mon équilibre avant de tomber.
Une main sur mon nez ensanglanté, je file vers les sanitaires les plus proches. Suffisamment loin tout de même pour qu'ils ne me voient pas y entrer. Pour qu'ils ne sachent pas où je suis.
Ils sont vides. La solitude me fait peur, j'ai l'impression qu'au moindre moment, l'un d'eux va passer la porte pour finir le travail.
Mais après quelques minutes d'attente, personne n'entre, alors je m'autorise à me détendre un peu. Je m'approche des lavabos et m'appuie contre le rebord. Mon nez a cessé de couler, alors j'en profite pour y passer de l'eau. Il est douloureux, et il commence à prendre une jolie teinte bleutée. Mais il n'a pas l'air cassé. Je souffle, en baissant la tête. En commençant cette année, j'ai espéré qu'elle serait tranquille, que les choses seraient calmes, par rapport aux années passées. Au final, après mes deux meilleures amies, c'est sur moi que le destin s'abat. On dit que le karma existe. Qu'avons-nous fait pour mériter un tel acharnement ?
La porte d'entrée grince en s'ouvrant. Et à travers le miroir, je le vois. Il s'avance vers moi et se place un mètre en arrière, me regardant à travers la glace.
Je n'arrive pas bien à déceler les émotions sur son visage. De la peine, de la pitié, de la honte peut-être aussi. Mais surtout un masque pour essayer de les masquer. Un masque d'impartialité, pour ne rien montrer.
Je ne suis pas sûr d'avoir envie de le voir, là maintenant. Alors qu'il m'ignore depuis tout ce temps, qu'il laisse ses amis faire de ma vie un enfer. Alors qu'il me regarde le nez en sang au sol sans oser intervenir.
Le silence règne dans l'espace quelques instants avant qu'il ne se décide à le briser, voyant que je n'en ai aucune intention.
- Ils sont un peu idiot parfois.
J'espère qu'il se fout de moi. J'espère que j'ai mal entendu et qu'il ne vient pas de dire qu'ils sont « un peu idiot ». Ce n'est pas ce qu'ils sont. Ce sont des gros cons, des intolérants, des merdes. Ouai, c'est ça qu'ils sont, pas des petits idiots.
Sans me retourner, je serre les poings pour maintenir la colère qui monte en moi.
- Un peu homophobes aussi ?
Une phrase pleine d'ironie, pleine de rancœur. Pleine d'accusation, envers lui, pas envers eux. Une façon de lui foutre en pleine tête que c'est de sa faute. Qu'il aurait dû me prévenir avant. Qu'il devrait bouger et porter ses couilles, comme on dit. Parce que là maintenant, je ne suis pas capable de lui dire toute la déception et la colère que son comportement fait naître en moi. Alors je tente de lui faire comprendre, même ne serait-ce qu'un peu.
Il avance d'un pas et pose son front sur mon épaule. Je ne me dégage pas. Parce que malgré tout, cela me fait du bien.
- C'est pour cela qu'ils ne doivent pas savoir. Pour toi. Imagine ce qu'ils feraient, si ils apprenaient. Ce serait bien pire.
Ou peut-être seulement que tu es conscient qu'ils s'en prendraient à toi, et non plus à moi. En fin de compte, c'est pour lui. Pas pour moi. Mais mon cœur à mal de vivre tout cela, alors il prend ces paroles pour boucher un peu la faille qui grandit. Mon esprit lui n'oublie pas. Pour l'instant, il n'est pas suffisamment fort pour contrôler mon cœur. Mais un jour, il le sera. Et ce jour-là, les paroles ne suffiront plus. Ce jour-là, il faudra des actes. Et si ils ne viennent pas, le cœur et l'esprit ne lui accorderont plus d'importance.
Je ne réponds pas. Parce que j'ai envie de lui hurler qu'il ment, et qu'il se protège lui-même. Et parce que d'un autre côté, j'ai envie de le croire et de le comprendre. Toute l'ambivalence que me procure ce désaccord cœur/esprit.
Doucement, il me fait tourner vers lui. Ses mains passent sur mes joues et il observe mon nez en grimaçant. Je ne bouge pas. Je me laisse faire. J'en ai besoin, ou du moins la partie de moi qui continue de s'accrocher à lui en a besoin.
Dans un murmure presque, il me souffle notre phrase. « Non ti dimentico ». Et il m'embrasse. Mes lèvres lui répondent sans entrain réel, avec lenteur. D'un côté, ce contact me fait du bien. De l'autre, j'ai envie de lui hurler de s'écarter. J'aime ses baisers. J'aime ce baiser. Mais je n'aime pas qu'il le fasse dans ces conditions. Avec ces intentions. Celles de me garder près de lui, pour lui, mais dans l'ombre. Une place que je n'apprécie pas d'occuper, mais de laquelle je ne bouge pourtant pas.
J'espère qu'il sent que je ne participe pas vraiment à cet échange. Qu'il comprend pourquoi. Que peut-être cela le fera réagir.
Il sépare nos lèvres et après un dernier regard, il part, me laissant là. Et je sais qu'il n'a pas comprit. Je sais qu'il pense cela suffisant. Qu'il veut me promettre en m'embrassant que nous deux ce n'est pas rien. Qu'il faut que j'endure et que j'y crois pour lui, pour nous.
Mais je ne sais pas si j'ai envie d'endurer. Je ne sais pas si j'ai envie d'y croire. Je crois que non, mais je ne parviens pas à accorder ma tête, mes actions, et mon cœur.
C'est la première fois que j'ai des sentiments pour une personne. Et à cause de celle-ci, je me retrouve dans une situation que je ne devrais pas accepter. Mais quand c'est la première fois, mettre un terme à cette relation est une épreuve. Une épreuve que je ne parviens pas à surmonter. Alors quand c'est la première fois, dans mon cas, j'endure. J'ai mal. Mais je n'arrête pas. Malgré les doutes. Malgré la colère. Je reste. C'est dur de savoir où doit se placer la limite de ce qui est acceptable ou non. Je suppose qu'on l'a franchit. Mais je ne suis pas encore prêt à l'admettre. Pas encore près à faire ce qui est bon pour moi, d'aller à l'encontre de ce que mon cœur me dicte.
Alors j'ai envie de croire Aaron. J'ai envie de rester avec lui.
Mais j'ai envie de reconnaître que je ne devrais pas le croire, et envie de le quitter.
Et je reste dans cette ambivalence, je reste dans mes questions et dans mes doutes.
Pour l'instant, je reste en équilibre, en espérant ne pas tomber.
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La situation se complique pour Jérémy qui ne parvient pas à réagir. Je suppose que vous êtes en colère pour lui de ce qu'il vit et du comportement d'Aaron. Parviendra-t-il à accorder son esprit et son cœur ? Peut-être qu'il va lui falloir de l'aide...
La suite dimanche prochain,
Kiss :*
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