Chapitre 9


Je n'ose pas prendre mon téléphone. Julie a passé la matinée à me parler de son amante misérable. Papa, lui, a passé tout le repas de midi à parler de l'affaire, encore et toujours.

Mara par ci, Mara par là. Cette fille me hante.

Mon père, lui, est persuadé qu'elle a été poussée. Une histoire d'angle ou quelque chose dans le genre. Il m'a demandé si elle avait changé dernièrement. Je lui ai répondu que je ne la côtoyais pas, ce qui m'a permis de m'éclipser rapidement dans ma chambre.

Peut-être que tout est ma faute.

Je me jette sur mon lit et tape des poings contre mon oreiller, je n'en peu plus, je n'arrive plus à respirer. Une chose est sûre : il ne m'aime pas. Arthur me l'a dit plusieurs fois. Une autre chose est sûre : il ne m'a jamais embrassée. Il ne m'a jamais défendue. Mon amour pour lui l'a transformé en mon bourreau. Une putain de nuisible, incapable de me défendre.

Je ferais tout, juste pour une goutte de son attention.

Je reste là un moment, à écouter le silence pesant de la maison vide. C'est alors que j'entends des bruits de pas, étouffés, dans le couloir.

— Maman ?

Je m'agrippe à mon pendentif, le métal froid ancré contre ma paume, et je ferme les yeux, espérant que cela suffira à chasser la peur dans mes tripes. Mon corps se recroqueville d'instinct, cherchant refuge sous les couvertures, mais rien n'y fait. Une étrange présence semble flotter autour de moi, comme si l'air dans ma chambre s'était épaissi pour se coincer dans ma gorge. Alors j'ose jeter un regard par la fenêtre. Je fixe les arbres dehors, leurs branches qui se balancent lentement dans le vent. Il y a quelque chose dans l'obscurité du jardin, une silhouette que je crois entrevoir, juste là, à la limite de ma vision. Je me concentre, mes yeux rivés sur cette ombre étrange... mais elle disparaît aussitôt. Mon cœur s'emballe, mes mains tremblent. Un souffle froid effleure ma nuque, glissant doucement telle une caresse morbide.

Pourtant, la fenêtre est fermée.

Cette présence, je la connais. Elle a déjà été là, plusieurs fois. Elle se manifeste chaque nuit où mes pensées s'égarent vers Mara, chaque nuit où les souvenirs de son sourire déformé par la douleur refont surface.

Elle sa putain de robe rose dans son cercueil.

Puis, les murmures commencent, faibles, à peine audibles, comme des voix lointaines. Je ne comprends pas les mots, mais ils sont là sous ma peau. Ils virevoltent autour de moi, envahissent mes pensées. Des rires, des pleurs, des accusations étouffés. Je serre les dents, je ne veux pas écouter, je ne veux pas céder à cette terreur irrationnelle.

Rosie...

Mon corps se fige. Je reconnais ce ton, ce timbre. C'est elle. C'est Mara. Elle est ici, avec moi. Mes doigts s'agrippent au pendentif, comme si cela pouvait la repousser.

Tu les as vus ! Tu n'as rien dit !

Le lit tremble légèrement sous moi, ou peut-être que c'est mon corps ! Je ne sais plus. Je ferme les yeux plus forts, je veux m'échapper, mais cette sensation de chute, d'être emportée dans un vide sombre, me submerge.

Tu les as laissé faire.

C'est à ce moment-là que mon frère entre dans la chambre, son casque encore sur les oreilles. Le bruit de la porte qui s'ouvre dissipe les murmures, mais le malaise persiste, juste là, sous la surface.

— Bouffonne, il y a quelqu'un pour toi à la porte. Un mec.

Mon cœur bat à tout rompre. Sans réfléchir, je me lève d'un bond, dévalant les escaliers, persuadés qu'il s'agit d'Arthur. Je me répète que c'est forcément lui, que je vais enfin voir son visage. Mais quand j'ouvre la porte, déception.

C'est Jules.

Son regard vert, perçant, rencontre le mien, et je me fige. Une vague de confusion me traverse. Ses cheveux blonds sont un contraste frappant avec la nuit qui commence à tomber. Je prends conscience, soudainement, de mon apparence : mon maquillage a coulé, je suis encore en tenue de sport, et mes cheveux sont en désordre.

— Jules ? je murmure, incapable de cacher ma surprise.

Il me fixe, un sourire hésitant sur ses lèvres, comme s'il s'attendait à une réaction différente.

Pas à ma déception.

— Je pensais t'emmener faire un tour au parc. On s'y retrouve tous les mercredis.

Un rire amer me monte à la gorge. Que fait Jules à ma porte ?

— Je n'ai pas envie.

Il grimace, légèrement déçu, mais je m'en fiche. Même s'il avait été gentil avec moi la veille, il avait tout de même laissé les autres me persécuter.

Comme Arthur.

Je m'apprête à fermer la porte, mais il insiste :

— Laisse-moi au moins t'emmener à l'anniversaire d'Arthur demain soir.

— Non.

Son visage s'assombrit, mais il persiste.

— J'ai été un connard. Laisse-moi me rattraper.

Là, sur le pas de la porte, je repense à toutes ces fois où j'ai pleuré à cause d'eux, à tous ces moments où j'avais secrètement espéré qu'une telle situation se produise un jour. Une chance de ne plus être celle qu'on ignore, celle qu'on abandonne. Une petite voix dans ma tête me murmure de refuser, mais, malgré moi, les mots sortent :

— D'accord.

Le sourire de Jules illumine son visage, sincère et soulagé. C'est à ce moment précis que je le remarque : Jules n'a rien à envier à Arthur. Il est plus petit, certes, mais il compense largement par son corps musclé et cette assurance naturelle qu'Arthur n'a jamais eus avec moi. Il se tient là, devant moi, sans détourner les yeux, prêt à s'intéresser à moi, comme si j'étais enfin visible.

C'est alors que j'entends une portière claquer. Ma mère apparaît au bout de l'allée, les bras chargés de sacs de courses. Sans hésiter, Jules se précipite pour l'aider. Edith me lance ce sourire, celui qu'elle garde pour les moments où elle est persuadée de savoir mieux que moi.

— Je passe te chercher demain, lance-t-il en posant les sacs sur le comptoir.

Je le regarde un instant, incertaine, mais il me fait un signe de tête confiant avant de partir.

Une fois les sacs déposés et Jules disparus, ma mère ne perd pas une seconde pour me lancer un regard lourd de sous-entendus.

— Alors ? Il est mignon, ce garçon, dit-elle avec un sourire en coin.

— Pas tes affaires, maman, je rétorque, agacée.

— Rosie, fais-moi plaisir et n'annule pas à la dernière minute, me supplie-t-elle avec cette voix douce que je déteste quand elle essaye de me convaincre.

Je l'ignore, préférant monter directement dans ma chambre où j'entends les notifications résonner dans le noir. Arthur m'envoie un message, mais je le laisse en suspens, le téléphone toujours face contre terre sur mon lit. Sans réfléchir, je me dirige vers la chaîne hi-fi et monte le volume à fond.

La musique envahit la pièce, les basses résonnent à travers le sol, et avant même de m'en rendre compte, je danse. Mes pieds frappent le sol, mes bras s'élancent, je saute dans tous les sens. L'adrénaline pulse dans mes veines, plus vite, plus fort. Ce n'est pas juste pour me défouler, c'est une fuite, une manière de ne pas me laisser envahir par mes pensées.

Je suis, là, je suis vivante.

Là, sous la surface.

La musique coule à travers moi, et mes hanches se balancent sans que je puisse m'en empêcher. Je laisse mes mains glisser le long de mes bras tandis que mes pieds nus frôlent à peine le sol. Mes yeux se ferment, je me perds dans le rythme, essayant d'échapper à mes pensées.

Mon corps se déplace comme s'il était guidé par la musique, mes gestes fluides. La chaleur réchauffe mes joues, la sueur perle sur ma peau, mais je continue. Parce que je préfère cette fatigue physique à celle, plus douloureuse, qui pèse sur mon cœur.

Quand je danse, j'oublie.

Enfin, je veux oublier.

Mais même là, dans ce moment, je sens Mara, toujours présente, comme une ombre qui ne me quitte jamais.

Et encore moins à l'idée qu'elle n'était peut-être pas seule là-haut.

*

Au dîner, comme toujours, mon père ne peut s'empêcher de remettre Mara sur la table. Et bien sûr, ma mère est bout de l'implosion.

— Tu vas continuer encore longtemps avec ça ? siffle-t-elle en reposant bruyamment son verre. Elle n'était pas ta fille.

Mon père la fixe, les mâchoires serrées, mais il continue, imperturbable.

— Tu ne comprends pas. C'est lié à l'enquête, ce n'est pas une obsession.

Ma mère éclate de rire, un son amer qui résonne dans la cuisine.

— Tu parles d'une enquête. Tu cherches surtout des excuses. Excuses pour cette foutue aventure. Elle était la fille de ton amante?

Son accusation claque dans l'air comme une gifle. Mon père la fixe un long moment avant de lâcher, d'une voix glaciale tandis que ces jointure blanchissent :

— La ferme Edith et retourne à tes magazines.

C'est la goutte de trop pour moi. Je me lève à la hâte, la chaise raclant le sol.

— J'en peux plus de vos conneries, murmuré-je avant de quitter la table.

Je monte dans la salle de bain, laissant derrière moi les cris étouffés de mes parents. Les carreaux blancs, autrefois éclatants, sont ternis par le temps, et l'humidité a laissé des traces sombres sur le plafond. La lumière du plafonnier est faible, juste assez pour dévoiler mon reflet dans le petit miroir au-dessus de l'évier.

Je laisse mes vêtements glisser au sol, avant de tourner le robinet. Bientôt la vapeur transforme la salle de bain en une sorte de cocon brumeux.

Je passe ma main sur ma cuisse, là où "salope" est gravée dans ma chair. Une cicatrice, encore fraîche, encore rouge. Mes doigts effleurent la peau meurtrie, ressentant la brûlure, la honte. Et bientôt mes doigts me démangent, et si je recommençais.

Et si je retrouvais ce moment si délicieux ou je brise la surface.

Je me glisse sous l'eau brûlante, laissant chaque goutte frapper ma peau avec une force presque cathartique. Le bruit du robinet masque les voix dans ma tête, les rires cruels. Alors je me laisse glisser sous l'eau, et je hurle, je hurle à m'en déchirer les poumons.

*

Dans mon lit, allongée dans la pénombre, je repense à tout. Arthur. Jules. Mes parents... Mara.

Je fixe le plafond, avant d'attraper mon ordinateur, l'écran éclaire faiblement la pièce. Les mêmes messages que sur mon téléphone apparaissent. Mon cœur se serre. Je ne peux pas m'empêcher de répondre.

"Bonne nuit, Arthur."

Les mots s'envolent avant même que j'aie le temps de les regretter. Je ferme l'ordinateur avant de me rouler en boule, le pendentif froid serré dans ma main.

Faites que je sois cette fille. Celle qu'il aimait plus que Mara.

Mon cœur bat trop fort. Les larmes montent avant même que je puisse les retenir. En bas, mes parents hurlent encore. La culpabilité revient, écrasante, trop lourde, elle va finir par m'étouffer.

Faites que je ne sois pas la raison pour laquelle elle a sauté.

Je ferme les yeux, essayant de trouver le sommeil, en vain. Les cris continuent. Des assiettes se brisent contre les murs, et je frémis sous mes draps. Puis, les hurlements de ma mère deviennent des sanglots étouffés.

Je relâche enfin un souffle que je ne savais même pas retenir, et je me laisse aller.

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