Chapitre 8


Je me réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre, des éclats de cauchemar encore accrochés à ma peau.

Mais je ne suis pas dans ma chambre.

Debout sur la pelouse détrempée, les arroseurs automatiques m'ont tirée d'un sommeil troublé. Le ciel, encore sombre, est d'un gris lourd presque électrique. L'air frais, presque glacé, mord ma peau mouillée, tandis que l'eau s'écoule doucement autour de mes pieds nus. Une brume légère s'accroche aux branches des arbres, là où les gouttes d'eau brillent sur les feuilles, reflétant la lumière des réverbères telles de petites étoiles mourantes. Le jardin est silencieux, juste ponctué par le clapotis de l'eau sur le sol détrempé et j'inspire l'odeur humide qui colle dans mes poumons.

Soudain, je pousse un cri, assez fort pour que mes parents se précipitent dehors, affolés. Mes pieds sont couverts de boue, et dans ma main, je serre le collier de Mara. Celui que j'ai accroché à mon cou après avoir décidé de rayer Arthur de ma vie.

Des flashs de mes rêves me reviennent. Je suis coincée sous terre, dans un cercueil. J'essaie de crier pour sortir, mais personne ne m'entend. Et à nouveau, je me demande si je ne suis pas en train de rêver.

— Rosie, réveille-toi ! crie mon père, secouant mes épaules avec une urgence qui me ramène à la réalité.

Il ne comprend pas que je suis ici, avec eux, mais terrifiée par des songes qui semblent si réels.

Peu à peu, le visage de Mara, celui de mes cauchemars, s'efface, remplacé par celui de mon père. Je prends conscience des regards furtifs des voisins, leurs silhouettes se devinant derrière les rideaux de leurs fenêtres.

— Bon dieu, encore un de tes cauchemars ?

J'acquiesse, tremblante, avant de courir à l'intérieur, mais le froid dans mes os ne me quitte pas.

Pas quand je ferme la porte derrière moi.

Pas quand je pousse la porte de la salle de bain.

J'allume l'eau pour un bain brûlant, je dois me laver, de la terre entre mes orteils, des cauchemars imprimés sur la toile de mon esprit.

Tout doit rentrer dans l'ordre avant que je me rende à la prépa.

C'est mercredi matin. Ma journée commence plus tard que d'habitude, mais quelque chose de bien plus lourd m'attend aujourd'hui.

La veille avait été un enfer. J'avais pleuré, incapable de m'arrêter, et pour la première fois, Arthur m'avait envoyé un message de bonne nuit.

Ce simple geste m'avait bouleversée.

En larmes, je l'avais appelé, suppliant. « Une dernière fois, avant les cours, demain à huit heures. »

J'avais murmuré ces mots, comme une prière et il avait accepté.

J'en ai besoin, j'ai besoin de choisir cette fois, de ne pas subir et de m'affirmer.

Mon corps. Mon choix.

Je monte sur mon vélo, mes jambes lourdes, douloureuses, mais je pédale quand même. Le vent me coupe le souffle, glacial, mais je continue. Quinze minutes plus tard, j'arrive au lycée. J'accroche mon vélo dans le hangar et avance à pied. Le terrain de sport est désert, silencieux, presque inquiétant sous la lumière pâle du matin. Puis il y a la cabane, là où ils gardent l'équipement.

Fermé, comme tous les mercredis.

Mais Arthur a une clé. Il sera là, s'il a reçu mon message.

Je pousse la poignée, qui cède sous ma main. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il va exploser. J'accélère, traversant le terrain jusqu'au cabanon.

Et je le vois. Il est là.

Il ne s'est même pas changé depuis hier. Ses cheveux en bataille lui donnent un air vulnérable, presque fragile. Là à la lumière du petit matin, je prends plaisir de lui. Je sais que je l'aime, je sais qu'il mon étoile du nord, mais je ne peux plus continuer, je ne peux plus souffrir.

Parfois, l'amour n'est pas assez.

— Tu es sûre de toi, Rosie ? murmure-t-il.

Je le regarde, et je sais. Je l'aime, mais lui non. Rien entre nous ne pourra jamais être ce que je veux. C'est une danse destructrice, un cercle vicieux qui me brise chaque fois un peu plus, mais je suis prête à la danser une dernière fois. Avec douceur, il me tend sa main, et je le regarde, vraiment. Arthur, si grand, si imposant, avec ses larges épaules enveloppées dans un polo noir. Ses boucles sombres tombent en désordre sur son front, contrastant avec sa peau claire. Sa mâchoire, taillée comme dans le marbre, donne à son visage une allure sculpturale, qui me rappelle pourquoi je suis là dans un premier temps. Il a cette beauté brute, désarmante, le genre qui fait mal, parce qu'elle hors de portée.

Pas pour moi.

— La dernière fois, chuchoté-je.

Arthur m'attrape et me plaque contre le mur du cabanon. Son souffle est chaud contre mon cou, une brûlure familière. Mes lèvres le veulent, mais elles restent sèches, distantes. Il enfouit son visage dans mon cou, et ses mains se glissent sous ma jupe, ses doigts trouvant leur chemin, comme d'habitude. Je fixe le plafond en bois, le regard perdu.

Je ne ressens rien de ce qu'on raconte dans les histoires.

Parce que ce que l'on fait est mal, parce qu'à chaque fois qu'il est avec moi il est dégoûté de lui.

Et avec le temps, j'ai appris à me détester aussi.

Je cherche seulement à combler le vide, à retrouver cette proximité qui me fait croire, juste pour un instant, que je ne suis plus seule. Ce besoin désespéré de sentir quelqu'un près de moi, de combler cette solitude qui me ronge. Arthur grogne à mon oreille, et je ferme les yeux, enfouissant mon visage dans son polo. L'odeur de cigarette et de menthe m'enveloppe, familière et apaisante, malgré tout. Ses doigts écartent ma culotte, et même là, dans ce moment où nous devrions être les plus proches, je sens qu'il est loin. Il ne me regarde pas. Il ne me voit pas vraiment.

Il ne m'embrasse pas.

Je ferme les yeux plus fort, essayant d'imaginer autre chose. Essayer de croire qu'il est heureux, que moi aussi. Mais c'est dans ces instants-là, ces moments où il est en moi, haletant que je le ressens le plus profondément. Sa douleur. Je sais qu'il souffre, qu'il est brisé autant que moi. Peut-être même plus. Et pourtant, je sais aussi que je ne peux plus continuer comme ça.

Mon corps réagit malgré tout, un gémissement s'échappe de mes lèvres lorsqu'il soulève ma jambe autour de sa hanche. Pour la première fois, il murmure mon nom, une caresse qui glisse dans l'air. Et soudain, pour la première fois, quelque chose change. C'est bon. Pas juste tolérable, mais bon.

Des vagues de chaleur se propagent depuis mon entrejambe, elles montent en moi et me réchauffent les joues. Je ne viens pas, mais pour une fois, je sens que c'est différent. Que ce moment, même imparfait, a quelque chose de réel !

Je ne viens pas, mais c'est bon.

Et je dois partir.

Il finit par s'effondrer à côté de moi, haletant, couvert de sueur. Je me laisse tomber à ses côtés, le cœur en lambeaux, sans savoir comment recoller les morceaux. Puis, pour la première fois, il prend ma main dans la sienne. Je ne bouge pas, surprise. Ses doigts s'enroulent doucement autour des miens.

— Reste, Rosie.

Sa voix tremble, et je le regarde, mon cœur dans la bouche. Ses mots me touchent, mais je ne sais même pas quoi répondre. Je sens sa main se refermer sur la mienne, comme s'il craignait que je m'échappe à tout jamais.

Mais je ne peux pas rester ici et me détruire à petit feu.

— Je... je ne pourrai jamais te tenir la main devant les autres. Je suis un lâche, Rosie. Un lâche.

Je pense à lui et Mara, à ces moments où ils étaient ensemble, inséparables. Mes doigts effleurent le collier autour de mon cou, celui que j'ai pris après sa mort. Il remarque le geste, son regard se fige sur le collier, et un sourire amer apparaît sur ses lèvres. Il ouvre la bouche, prêt à dire quelque chose, mais les mots restent coincés sur sa langue.

Non.

— J'ai trop mal, Arthur. Ça va faire un an.

Il lève la main, doucement, et la pose sur ma joue. La chaleur de son contact est à la fois apaisante et douloureuse, brûlante comme tout ce que nous sommes devenus. Il me force à le regarder, à plonger mes yeux dans les siens, sombres et si délicieux.

— Ne me demande pas de choisir, Rosie... s'il te plaît.

Son front se pose contre le mien, et son souffle sucré glisse sur les lèvres. Il murmure ces mots presque comme une prière :

— Ne m'abandonne pas. Pas toi.

Mon cœur se brise un peu plus à cet instant. J'ai envie de croire à ce qu'il dit, mais une part de moi sait que tout est déjà perdu.

Elle est morte, et pourtant je vivrais toujours dans son ombre.

— M'aimes-tu ? demandé-je, à peine un souffle.

Il ferme les yeux et juste un instant, et j'ai l'impression qu'il va pleurer. Mais quand il les rouvre, ce n'est pas de l'amour que je vois, seulement un vide douloureux. Il recule, ses mouvements lents et hésitants, puis commence à se rhabiller.

— Je ne peux pas, Rosie.

Une vague de jalousie monte en moi, accompagnée de cette colère que je garde trop souvent enfouie. Je ne devrais pas, mais je pose la question de trop.

— Et Mara... tu l'aimais, elle ?

Il s'arrête, sans un mot, avant de se tourner légèrement vers moi. Il me fait signe de me lever, et malgré la douleur dans ma poitrine, je me lève, vacillante.

— Non.

Sa réponse me frappe comme une gifle, mais il ne dit pas un mot de plus. Nous marchons côte à côte sous le préau. Il ne me regarde pas, il ne me tient pas la main. Nous ne sommes que deux silhouettes perdues sous la bruine.

Juste avant qu'il ne rejoigne les autres, il frôle ma main du bout des doigts, une touche aussi légère qu'une brise. Nos regards se croisent une dernière fois, et je tourne les talons, m'éloignant dans l'autre direction, le cœur en morceaux, un poids écrasant ma poitrine.

Lâche.

Son odeur flotte encore dans mes cheveux quand je m'assois à ma place habituelle. Le professeur est déjà là, assis derrière son bureau, attendant que les élèves arrivent. Mais aujourd'hui, elle n'est pas seule. Mon père est là aussi.

Le chef de la police qui bat sa femme.

Il me lance un regard noir dès que nos yeux se croisent. J'ai dû oublier à quel point je dois avoir l'air échevelée, mes cheveux en bataille, mes yeux lointains. Avec un peu de chance, il associera ça à mes cauchemars, ces rêves terrifiants dont je n'ose jamais parler, que je tente d'enterrer au plus profond de moi.

Pas ce que je viens de faire avec Arthur.

Lorsque tout le monde s'est enfin assis, la proviseure fait son entrée, ses talons claquant sur le sol carrelé. Sa jupe est trop serrée, son décolleté trop osé pour l'atmosphère pesante qui règne dans la salle. Les garçons ne se gênent pas pour lui jeter des regards suggestifs.

Elle prend la parole d'une voix sèche, qui tranche l'air.

— Comme vous le savez, votre amie Mara est décédée dans des circonstances tragiques. Il est de notre devoir de comprendre ce qui s'est réellement passé.

Julie, à mes côtés, se penche vers moi et murmure à mon oreille.

— Ils en font tout un plat... Après tout, elle est déjà six pieds sous terre. Quelle perte de temps !

Je la regarde, surprise par son détachement.

— Tu penses qu'elle a sauté ?

Julie hausse les épaules, toujours aussi cyniques.

— Elle était sacrément bizarre, tu sais. Toujours en train de pleurer. Et puis, avec Arthur...

Elle fait un signe de tête vers lui, assis quelques rangs plus loin, les yeux rivés sur son téléphone.

— Il voulait la quitter. Tu te souviens du collier qu'elle portait toujours ? Il voulait le donner à quelqu'un d'autre, elle continue de chuchoter.

Je fronce les sourcils, choquée par cette révélation.

— Il la trompait ? Je croyais qu'ils s'aimaient à la folie.

Julie laisse échapper un rire silencieux, un peu amer.

— Le gars était un connard avec elle. Mara passait son temps à pleurer, surtout vers la fin. Elle ne nous parlait plus, elle était ailleurs.

Pendant que mon père avance pour prendre la parole, je suis incapable de me concentrer. Les mots de Julie résonnent dans ma tête, plus fort que tout le reste. Les voix se mélangent, tout devient flou.

La réunion s'éternise, chacun reçoit une convocation pour un entretien avec la proviseure et mon père. Certains garçons rient discrètement, comme si tout ça n'était qu'une farce. Les filles, elles, se rapprochent d'Arthur, cherchant à le réconforter malgré ses yeux secs. Moi, je suis figée, tremblante, perdue dans des émotions que je suis incapable de décrire.

À la pause de dix heures, Julie me prend le bras avec insistance et m'entraîne vers la machine à café. Je la suis sans protester, sentant les regards de Carla et Arthur sur nous. Carla est toujours accrochée à lui, comme une sangsue. Julie me tend un chocolat chaud et une cigarette, que je refuse, avant de reprendre là où elle s'était arrêtée, dans la salle de cours.

— Il la trompait, c'est clair. Et ce n'était pas juste pour le sexe. Il annulait des trucs pour la voir, tu te rends compte ?

Je secoue la tête, incapable de croire que c'était moi, la fille pour qui il annulait des plans.

Une autre fille, il y en avait une troisième.

— Mais ils étaient toujours ensemble, je veux dire... il l'aimait, non ?

Julie souffle un nuage de fumée avant de secouer la tête.

— Les apparences sont trompeuses. Arthur, c'est un type compliqué.

Je n'arrive pas y croire. Tout ce que je sais de lui se résume à des regards furtifs, des moments volés. Je ne connais rien de son monde intérieur, rien de ce qu'il cache. Mais je suis tellement amoureuse de lui que ça me fait mal.

— Le gars est brisé, dit-elle en prenant une autre taffe de sa cigarette. Par quoi, je ne sais pas, mais Mara n'a rien arrangé.

Je serre la tasse de chocolat chaud entre mes mains pour éviter de trembler.

— Jules pense qu'elle voyait quelqu'un d'autre, moi je pense qu'elle n'a pas supportée d'être la deuxième, que c'était donnant donnant.

Je n'arrive pas à croire que c'est de moi qu'elle parle. Pas moi, la fille qu'Arthur n'a jamais embrassée, celle qu'il laissait pleurer des nuits entières.

Je le cherche du regard. Carla est assise sur ses genoux, et Sophie tresse doucement ses cheveux. Puis, pour la première fois, ses yeux sombres croisent les miens. Il ne sourit pas. Il me fixe, et dans son regard, je vois quelque chose que je ne reconnais pas. De la haine ?

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